Penser l’émancipation : « La révolution n’est pas un pique-nique. Analyse du dégrisement. »

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Voici ici rentranscrite l’intégralité de son intervention au colloque Penser l’émancipation Paris - 19-22 février 2014 – www.penserlemancipation.net, donné à l’Université Paris Ouest-Nanterre lors de la séance plénière dédiée au thème « Au-delà du capitalisme ».

« Je crois que du moment où j’avais reçu cette invitation à ce colloque, dont je remercie vivement les organisateurs au passage, j’avais pris le parti d’un rôle qui est celui de la dissonance et du dégrisement ; comme il en faut toujours un pour jouer le mauvais esprit je me suis dévoué. Alors je ne sais plus quel titre exactement j’ai donné mais je crois que si c’était à refaire je donnerai volontiers celui-ci : « D’une étroite ligne de crête ».

Alors de quelle ligne de crête s’agit-il ? Eh bien il s’agit, paraphrasant Althusser, de celle qui consiste à penser la révolution sans se raconter des histoires. Et quelle est plus précisément cette ligne, et pourquoi est-elle si étroite ? Et bien la ligne de crête, c’est d’abord la ligne du réalisme anthropologique, qui ne reconduit pas forcément à Hobbes. Réalisme anthropologique immortalisé par la formule de Spinoza : « Prendre les Hommes tels qu’ils sont, et non tels qu’on voudrait qu’ils fussent ». Et bien je crois que toute présupposition en excès de cet énoncé prend le risque du désastre. Et notamment toute présupposition de vertu ou d’altruisme. Non pas que les comportements vertueux ou altruistes soient impossibles, mais parce qu’ils sont contingents. Et ils sont contingents à toutes sortes de choses, et qu’on ne peut pas compter sur eux à titre d’essence ou de principe indéfectible. En revanche on peut, il faut même, songer à les produire, c’est-à-dire précisément à les rendre un peu plus nécessaires. Voilà la ligne : réalisme anthropologique.

Pourquoi est-ce une ligne de crête ? Pourquoi est-elle si étroite ? Et bien parce que, on le sait bien, les revendications de réalisme anthropologique sont la plupart du temps vouées soit à l’équivalent politique de la dépression et du renoncement, soit au conservatisme bienheureux, tout content d’avoir justifié et d’avoir retrouvé ses propres à priori ; « admettez l’évidence : avec les Hommes tels qu’ils sont, c’est tout-à-fait impossible, ça ne marchera jamais ».

Et bien si la ligne de crête est néanmoins praticable, c’est pour une raison que le conservatisme ignore systématiquement, à savoir que si en effet il ne faut pas rêver les Hommes tels qu’on voudrait qu’ils fussent mais les prendre tels qu’ils sont, il ne faut pas ignorer non plus qu’au moment où l’on prononce ce jugement on n’a peut-être pas bien fait le tour de ce « tels qu’ils sont », ni eu l’occasion de mesurer exactement « tout ce qu’ils peuvent ». Et deuxièmement il ne faut pas ignorer non plus que si les Hommes sont tels, au moment où nous parlons, ils pourraient cependant être différents plus tard. On reconnait là toute la puissance de l’onto-anthropologie spinozienne, pour laquelle l’Homme est un mode, est même mieux, un mode modifiable, sans jeu de mots. Il est modifiable parce qu’il est susceptible d’une part d’être affecté, mais surtout parce qu’il est susceptible de varier dans ses manières d’être affecté. Par conséquent il n’est pas fixé par principe, et il peut différer. Dans quelles directions ? Dans quelles conditions ? Avec quelle amplitude ? A quelle vitesse ? C’est toute la question. Mais au moins cette question exprime-t-elle une possibilité toujours ouverte.

Alors voilà ce que je voudrais faire ce soir : c’est depuis cette ligne de crête esquisser un chantier problématique. Si la fonction intellectuelle à quelque sens, il n’est certainement pas dans la fourniture de réponses, mais il pourrait éventuellement se trouver dans le fait de signaler là où il y a des problèmes. Et je n’ai pas d’autres ambitions maintenant que d’en signaler quelques-uns dont la négligence je crois peut se payer très cher.

Signaler les problèmes suppose de commencer par méditer profondément les enseignements de l’Histoire bien sûr. C’est-à-dire il faut bien le reconnaître en l’occurrence la longue série des échecs, parfois des désastres, révolutionnaires. S’agissant de l’URSS on peut dire que le bilan a été fait et bien fait. Il avait même été fait par anticipation ; ça c’est une démonstration de la puissance de la fonction intellectuelle ; il avait été fait par anticipation si on se souvient qu’avec quelques décennies d’avance Proudhon et Bakounine nous avait tout dit à ce sujet, il n’y a pas eu grand-chose à rajouter. Il y a cependant un autre épisode révolutionnaire, au moins aussi douloureux et beaucoup moins analysé : c’est la révolution chinoise. Et dans la révolution chinoise, la révolution culturelle. Car le plus frappant dans cette histoire c’est l’excellence des intentions politiques de départ : « feu sur le quartier général », « réaffirmation de la ligne de masse », « révolution dans la révolution ». Ce sont des slogans, mais qui expriment une profonde méditation des déviations de la révolution soviétique. Et alors ce qui est terrible évidemment c’est l’abomination du résultat.

C’est au milieu de ce genre de violence que se pose typiquement la question du réalisme anthropologique. Un réalisme dont le point de départ est que l’Homme est un être de désirs et de passions. La conséquence de cette constitution désirante et passionnelle des Hommes est tirée de manière lapidaire dans une proposition de l’Ethique : « Dans la mesure où les Hommes sont sujets aux passions on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature » nous dit Spinoza. Il faut lire cet énoncé avec beaucoup d’attention : par exemple le « on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature » n’a rien d’une litote ou d’un effet de style, il demande à être lu aussi platement et aussi littéralement que possible, à savoir : du fait qu’ils sont désirants et passionnés il est impossible d’imaginer que les Hommes puissent convenir et s’accorder en tout, en nature. Formulation qui entraine trois conséquences : qu’ils ne conviennent pas en tout ne signifie nullement qu’ils ne conviennent en rien, c’est la première ; deuxièmement, on ne lutte contre les disconvenances passionnelles qu’avec des moyens passionnels mais d’un certain type qu’on appelle des « institutions ». Et ne vous méprenez pas à propos de ce terme, qui couvre une gamme d’objets sociaux extrêmement large, depuis l’Etat jusqu’aux mœurs, aux habitudes collectives, aux coutumes, en passant par ce que vous voulez : le feu rouge, le passage piéton, etc… ; troisièmement surtout, rien jamais ne peut conduire à présupposer, ou pire à faire le dangereux pari, que certaines de ces disconvenances auront le bon goût de ne pas atteindre leur point critique, qui est le point de la violence : la violence est l’horizon de possibilité permanent de toute collectivité humaine.

Alors là je vais le dire tout de suite et carrément, quitte à m’aliéner d’un bon coup une bonne partie de ceux qui sont ici mais : je crois que le déni de la violence est le point de faiblesse insigne de la pensée anarchiste ; avec laquelle vous voyez donc qu’on peut avoir des rapports compliqués, de grande sympathie, d’admiration parfois, et de sérieux désaccords. Ce déni résulte d’une logique totalement renversée, qui part de la conclusion désirée pour remonter à une prémisse quasi-anthropologique fabriquée en conséquence : « comme on perçoit que l’Etat est pour le meilleur et pour le pire l’un des seuls remparts de la violence de tous contre tous, mais qu’on ne veut pas de l’Etat par à priori, on va poser qu’il n’y a pas de problème de violence, ou plus subtil on va poser, dans un mouvement d’ailleurs assez semblable à celui de Rousseau dans le Second Discours, qu’il n’y a de violence que produite par l’Etat, que c’est la vie sous les rapports d’Etat qui est génératrice de violence, et que l’Etat est un problème qui se donne abusivement pour une solution ». Enorme discussion dans laquelle évidemment il est impossible de rentrer. Je sais qu’on m’objectera par exemple qu’il y a des communautés qui se passent très bien de police, et c’est vrai. Mais précisément : ce sont des communautés. Dans une communauté la régulation de la violence procède du doublet : contrôle social de proximité / opprobre. Mais d’abord voulons-nous tous vivre dans des communautés ? Si non il faut savoir que sous d’autres morphologies sociales, la ville par exemple, morphologie marquée par son anonymat, la régulation de la violence est forcément autre. Elle est probablement dans le doublet institutionnel et impersonnel, attention ça fait mal à dire : loi / police. C’est désagréable à entendre, je le sais, mais il faut se poser la question de savoir si la flicaille n’a pas intimement partie liée avec la ville.

Que l’Etat en tout cas soit en lui-même une violence, qui le nierait ? Qui serait assez bête pour en faire un pacificateur aimable ? L’Etat est un concentré de violence, capable même en certaines occasions comme l’a rappelé Guillaume Sibertin-Blanc dans sa relecture de Deleuze, capable dans certaines occasions d’une « ultra-violence hystérisée ». La plus révélatrice de ces occasions étant peut-être à trouver dans le traitement des détenus hautement politiques ; je pense à ce qui a été infligé en France à ceux d’Action Directe, ou en Allemagne à ceux de la RAF. Et rien de ceci cependant ne peut conduire à rêver qu’il pourrait y avoir un extérieur à l’économie générale de la violence : il n’y en a pas. Il reste une violence inéliminable, contre laquelle on ne lutte que par une violence contraire mais institutionnalisée. Institutionnalisée comment, sous quelle forme ? C’est là toute la question, et elle est grande ouverte. Par exemple l’échappement totalement incontrôlé de violence, c’est probablement cela qui transforme en cauchemar les meilleur attendus politiques de la révolution culturelle. Et symptomatiquement, c’est triste à dire, c’est le réarmement complet de l‘Etat et de son appareil de force institutionnalisée, l’armée, qui va mettre un terme au chaos.

La violence, c’est aussi parfois le point aveugle du marxisme-léninisme. En tout cas dans la version l’Etat et la Révolution. Mais sans surprise, puisque nous savons tous ce que représente ce texte dans l’histoire des rapports entre le marxisme et l’anarchisme. En tout cas vous en connaissez le syllogisme : « il n’est de lutte dans l’Histoire, donc de violence, que la lutte des classes / or le communisme est l’état sans classes de la société / donc il n’y a plus de violences dans la société communiste ». Or Machiavel nous a averti de longue date qu’il n’y a pas de fin à la conflictualité intrinsèque du social, et par conséquent pas de fin au mouvement de la politique. Il faut cesser de penser sous le surplomb de cette chimère qui rêve à un achèvement, une clôture de l’Histoire et de la politique, fut-ce sous la figure de l’idée communiste. Et Spinoza a théorisé et radicalisé ce propos : « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les Hommes nécessairement conviennent toujours en nature. Malheureusement nul ne peut partir de l’hypothèse qu’il vive sous la conduite de la raison. Et en tant qu’ils sont sujets aux passions on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature ». Je veux dire que les mœurs, ou plus largement les formes de vie, se différencient nettement sous ce rapport, parfois même radicalement. Que certaines ont la propriété de déchainer les disconvenances ; d’autres de les réduire. De les extirper définitivement : jamais.

A la question « que faire de l’Etat dans un processus révolutionnaire ? » il faut donc je crois avoir le courage de situer la réponse dans un entre-deux, dont je pense que nous ne pouvons pas sortir, et dont les pôles opposés sont : premièrement oui, l’Etat est en puissance le nom même de la captation et de la dépossession politique. Il est même en puissance la pire des saloperies. Mais deuxièmement, il n’y a pas de régulation de la violence à l’échelle macroscopique sans un appareil institutionnel dont la puissance par construction doit l’emporter sur toutes les puissances individuelles. Et tout ceci en se souvenant que de l’Etat il faut commencer par se donner un concept tout à fait général, dont ce que nous voyons n’est que l’une des formes particulières, alors qu’on peut en imaginer bien d’autres. Il serait par exemple tout à fait possible de dire que ce que le mouvement zapatiste a expérimenté dans le Chiapas a bel et bien conceptuellement parlant le caractère d’un Etat, mais sous une forme très originale, très différente de la nôtre. Et qui peut peut-être désarmer nos réflexes antinomiques quand il ne nous laisse le choix qu’entre nos Etats actuels et une horizontalité qui est plus rêvée que pensée.

Qu’il y ait de la violence, qu’il y ait à faire face à de la violence, il n’y a pas de processus révolutionnaire conscient qui ne s’y prépare. Car renverser l’ordre capitaliste ne sera pas un pique-nique, ni une joyeuse fête. C’est une entreprise qui aura nécessairement, quoiqu’à un degré indéterminé, un caractère de guerre civile. Et c’est donc au cœur de l’évènement révolutionnaire même que se pose avec l’acuité maximale la question de la violence et de l’Etat. Car il ne faut pas douter que le Capital opposera au processus révolutionnaire l’intensité de résistance qu’on réserve aux enjeux vitaux. Et il a déjà abondamment prouvé de quoi il était capable par le passé dans ce genre de situation. Or le Capital est une puissance macroscopique, j’entends par là établie à l’échelle même de la société toute entière. Il ne peut donc être défait que par une puissance opposée mais du même ordre de grandeur. Une puissance qui soit à l’échelle de la société mais qui ne soit pas celle du Capital pour l’instant, hélas, je n’en connais qu’une et c’est celle de l’Etat. Si l’on veut faire l’impasse sur l’Etat dans le processus révolutionnaire, j’attends qu’on me montre la puissance alternative, de magnitude adéquate, capable de défaire la réaction, l’inévitable réaction.

Alors on pourrait me faire une réponse spinoziste, qui me prendrait à mon propre piège, et qui me dirait : la puissance de la multitude. Mais même une multitude anticapitaliste devrait s’organiser, et en l’occurrence elle devrait s’organiser en armée. L’Armée, le cœur de l’Etat, sa forme la plus réduite, la plus concentrée. Pour autant que je sache l’expérience zapatiste a pour institution centrale un truc qui s’appelle AZLN, avec A qui veut dire « Armée ». Et je crois savoir aussi qu’à ce propos les zapatistes eux-mêmes ne se racontent pas d’histoires : l’armée c’est tout ce qu’on veut sauf l’horizontalité. Et on en revient à cette idée que l’ensemble formé par l’AZLN, qui en est la face externe, et la structure des conseils, qui en est la face interne, c’est ensemble tombe bel et bien sous le concept d’Etat, dont nous voyons alors qu’il n’y a aucunement à en faire le déni, mais plutôt à penser la diversité de ses formes. C’est-à-dire au total à l’assumer. C’est-à-dire encore à faire face à sa nécessité pour la rendre la moins pénible possible.

Et c’est en ce point précis que se trouve confirmée une idée admise et infirmée une autre. L’idée admise confirmée c’est que rien n’est possible dans les structures de l’Etat bourgeois, et certainement pas de changer quoi que ce soit à l’ordre capitaliste avec lequel il a intimement partie liée ; en sorte qu’il y a en effet pas d’autre solution que de le fuir ou de le détruire. L’idée infirmée c’est que « une transformation sociale révolutionnaire pourrait et même devrait passer au loin de l’Etat tout court » ; je crois que ceci n’est pas exact. Avec toutes ses imperfections, ce qui émergera, ce qui se construira en lieu et place de l’Etat bourgeois détruit aura encore le caractère d’un Etat.

Alors évidemment c’est une perspective dont j’admets qu’elle est beaucoup moins grisante que les promesses de démocratie radicalement horizontale. Mais je crois que c’est une perspective commandée par un réalisme anthropologique qui ne fait pas l’impasse sur les disconvenances et la violence, et qui ne cède pas la pétition de principe en donnant le problème de la violence pour résolu parce qu’on a présupposé dès le départ tout ce qu’il fallait pour le résoudre. A savoir des Hommes tels qu’on voudrait qu’ils soient : altruistes, dédiés au collectif, ayant abandonné la poursuite de leurs intérêts égoïstes, etc… Sauf que les Hommes ne sont pas ça. Ou plutôt ils peuvent très bien être ça parfois. Mais ils ne sont pas que ça. Et d’autres fois ils peuvent être aussi sacrément le contraire de ça. Sauf donc le risque de tragique déconvenue politique, on ne peut pas partir de l’hypothèse qui nous arrange et postuler que les Hommes sont ça plutôt que le contraire de ça, car la vérité est qu’ils sont capables des deux. En revanche on peut former le projet, indissolublement politique et moral d’ailleurs, que les Hommes deviennent davantage ça, et moins le contraire de ça. Mais cela c’est une question d’institutions. Ou disons plus précisément d’une forme de vie exprimée dans des institutions. C’est donc aussi une question de temps.

Mais, pourrait-on dire, il y a une autre solution, une solution très économe en affrontements et en violence. C’est cette solution à laquelle Irchmann a donné le nom « Exit » : on se taille ; on laisse le Capital tout seul, nous on va vivre notre vie ailleurs, on se soustrait à ces rapports. C’est la stratégie de la défection généralisée. Dans « défection généralisée » cependant, le terme problématique c’est « généralisée ». Car des défecteurs il y en a déjà, on le sait bien. Mais il n’y a que des isolats de défection pour l’heure. Or premièrement le capitalisme peut très bien vivre avec ça. Deuxièmement ces isolats devraient mesurer ce qu’ils continuent de devoir, à leur corps défendant, au reste de la division du travail capitaliste et étatique. Dans le premier cas je pense qu’ils le mesurent, et qu’ils s’efforcent même en conséquence de le réduire. Dans le deuxième j’en suis moins sûr. Troisièmement surtout, comment faire faire tâche d’huile aux isolats ? Comment y faire entrer un nombre de plus en plus grand de personnes ? Soit la question de la généralisation.

Convaincre les gens de la défection c’est les prendre par le désir. Par conséquent c’est se poser la question : où en est le désir des gens ? Dans quelle mesure et à quelle vitesse peut-il se déplacer ? Je dois bien vous avouer que c’est ici que la ligne du réalisme anthropologique risque le plus le pessimisme et le découragement. Car prendre le grand nombre par le désir c’est refaire un régime de désirs. Autre, et plus fort que celui du capitalisme. Or le réalisme anthropologique commande premièrement de mesurer exactement la puissance du régime de désir capitaliste, et deuxièmement de ne pas céder au sociocentrisme qui nous porte à croire que nos propres désirs capitalistes sont universellement partagés. La puissance du régime de désir capitaliste elle est grande, elle est immense même. Là où ce régime est le plus fort c’est bien sûr quand il prend les individus non pas en tant que producteurs, en dépit de tous ces stratagèmes actuels, mais quand il les prend en tant que consommateurs, et ceci de plein de manières différentes : par les objets, par la sensibilité, par le corps.

J’ai entendu il y a peu un de nos grands intellectuels radicaux dire des objets marchands capitalistes qu’ils étaient, je cite « laids et inutiles ». Je pense qu’on ne peut pas davantage se tromper qu’avec ce genre d’énoncé. Et je serai assez près à parier que notre intellectuel devait avoir dans la poche au moins un téléphone portable, peut-être même un smartphone, allez savoir. Or un tout petit exercice de mémoire vous remet en tête que, disons au milieu des années 90, un individu qui s’exhibait avec un téléphone portable était un pitre, paradant avec un objet totalement inutile. Comme on sait, en moins de 5 ans, la frontière de l’utile et de l’inutile, qui n’est pas autre chose que la frontière du désir, a connu un déplacement fulgurant. Et cela est vrai pour beaucoup d’objets du capitalisme.

Ce problème de l’utile et de l’inutile c’est le problème de ce que l’on appelle les « besoins », avec pleins de guillemets, cette catégorie assez centrale et pourtant l’une des plus mal construite d’une certaine anthropologie marxiste. Car l’idée de « besoin » cherche une norme objective de ce qu’il y aurait à désirer entre guillemets « légitimement ». Après quoi, satisfait, contenté, nous pourrions nous arrêter. Mais je crois qu’on ne saurait commettre pire contre-sens anthropologique qu’en prêtant ainsi aux désirs le pouvoir de s’arrêter, d’ignorer toute nouvelle sollicitation et toute relance, spécialement dans un monde marchand où depuis des décennies maintenant il a pris l’habitude du déchainement. Et je vous appelle à regarder quelques vidéos de ruées, car il n’y a pas d’autres mots, de ruées de premier jour de soldes quand dans un grand magasin se lève le rideau de fer, pour être un peu au clair sur ce que « déchainement du désir marchand » veut dire.

Mais le rapport objectal, dont le capitalisme nous a fait prendre le pli, se complique de colonisation mentale autrement perverse ; je le dis sous la forme d’une vague esquisse parce qu’il s’agit en réalité d’un vrai programme de recherche, mais je pense que le capitalisme ne produit pas que des objets : il produit également une sensibilité, et une esthétique. Une esthétique de la marchandise évidemment, et qui a reçu son nom : cela s’appelle le design. Et voilà pourquoi on ne peut pas céder à la posture de dire que les objets du capitalisme sont laids : la vérité c’est qu’au contraire ils sont beaux, ou au moins que nombreux sont ceux qui les trouve beaux. Sans même d’ailleurs le problématiser. Mais le plus souvent par une expérience anté-prédicative de la différence : différence avec les objets du passé, ringards, ou avec les objets moches, des économies dites moins avancées. Souvenez-vous des quolibets qu’on a réservés aux Lada ou aux Traban, etc… Evidemment je sais bien qu’il y a une tout autre expérience esthétique possible de ces objets de l’ex-socialisme, bien plus valorisatrice, capable de voir leur charme, mais la question est toujours la même : c’est celle de l’expérience esthétique majoritaire. Or sans surprise cette expérience majoritaire valide les propositions esthétiques de la marchandise capitaliste. Sans surprise car je crois que le capitalisme, autant que des objets « beaux » entre guillemets, produit notre regard sur ces objets. Le capitalisme produit conjointement des objets et une esthétique : l’esthétique de ces objets.

Il produit d’autres choses encore. Il produit ce que j’appellerais le « saisissement moelleux des corps ». L’élévation objective du niveau de vie, en longue période, a produit pour le grand nombre, pas pour tous on le sait il y a des gens dans la rue, mais pour le grand nombre des conforts matériels qui sont de puissantes affections du corps. Le capitalisme c’est donc aussi ceci : le corps dorloté. Orwell, que j’ai ces temps-ci un malin plaisir à citer, est peut-être un de ceux qui voit le mieux le danger de cette sournoise habituation, à laquelle il réserve les vitupérations d’une morale de la vie à la dure. Il parle, je cite, de « nos mœurs délicates », de « notre mollesse », et de « nos habitudes du confort douillet ». Et voudrait que nous rompions avec notre relâchement. Or quand il s’agit de joindre le geste à la parole, Orwell qui est l’honnêteté intellectuelle en personne, voit bien tout ce qui résiste en lui-même : « Je suis un intellectuel semi-décadent » dit-il, « et j’en mourrai si je n’avais pas mon thé du matin et mon NewStatesman du vendredi. Manifestement je n’ai pas envie de revenir à un mode de vie plus simple, plus dur, plus frustre, et probablement fondé sur le travail de la terre ». Il n’a pas envie de revenir à une vie plus dure et plus frustre, et probablement beaucoup avec lui. Que certains y soient prêts, on le sait : des expériences alternatives en témoignent ; mais là encore : le grand nombre…

Donc vous le voyez, dans la dynamique passionnelle collective d’une transition au-delà du capitalisme, il faut aussi compter avec ces affects tristes, liés aux renoncements matériels. Renoncement à la frénésie du désir acquisitif, renoncement à vivre dans un environnement d’objets qu’on a été conditionné à trouver beaux, renoncement à des conforts corporels dont nous avons fait des évidences et des normes.

Qu’est-ce que le processus révolutionnaire peut mettre en face ? Quels affects joyeux, pour faire pencher la balance de son côté ? Plein sans doutes, essentiellement deux, on les connait : premièrement l’affranchissement de la servitude hiérarchique. Ça, c’est énorme. C’est le principal. Deuxièmement la réappropriation de la vie, individuelle et collective. Le soulagement de la terreur salariale, c’est-à-dire d’une terreur qui prend pour objet la vie même, en prenant en otage les conditions de sa reproduction matérielle. Ce soulagement, et la restauration d’un temps pour soi, sont sans doute parmi les joies les plus puissantes et les plus immédiates, clause importante, que les individus puissent trouver dans une forme de vie post-capitaliste.

J’ai insisté sur la clause privative du temps pour soi car il ne faut pas non plus s’abuser quant au désir individuel de temps pour la collectivité. C’est encore l’effet je crois d’une distorsion socio-centrique que d’imaginer universellement partagé le désir des individus de se réapproprier pleinement la politique, la délibération collective. C’est que des siècles de dépossession ça laisse des plis, et des « habitudes », comme dirait La Boétie. Même si l’élan de réappropriation est souvent puissant, comme le prouve les nombreuses expériences de reprise autogestionnaire d’entreprise, on ne peut pas supposée formée partout l’habitude, c’est-à-dire la disposition et le goût, de la participation à la souveraineté collective. Il n’y a pas là d’obstacle insurmontable d’ailleurs. Cette participation peut très bien être instituée comme l’effet non pas d’un choix personnel mais d’un devoir. Un devoir contributif et en nature en quelque sorte, à la place du pouvoir fiscal ; c’est bien Rousseau d’ailleurs qui jugeait méprisable le principe de l’impôt comme évasion, par le rachat monétaire, d’un devoir de participation politique et matériel direct aux affaires de la collectivité.

Alors tout ceci pour dire quoi ? Et j’en termine. Pour dire que comme toute chose dans l’Histoire, un processus révolutionnaire est une dynamique passionnelle collective. N’allez pas croire que disant cela je méconnaisse le rôle des idées. Mais c’est que ce qu’on nomme usuellement « idée », et spécialement les « idées politiques », ne sont en fait pas autre chose que des contenus idéels portés par des affects, sans lesquels ils n’auraient aucune force, ni ne seraient d’aucun effet. Bien plus en revanche que les évènements ordinaires de l’Histoire, les processus révolutionnaires sont des gigantomachies passionnelles : la lutte à mort de deux formes de vie. Alors il n’y a pas de science affectométrique, et nul ne peut prédire l’issue de ces affrontements. Mais concluant de la même manière que j’ai commencé, il est au moins un devoir intellectuel auquel on est tenu : c’est de ne pas se raconter des histoires. Et la pire histoire qu’on puisse se raconter c’est qu’il y aurait une sorte d’aspiration native à la liberté frugale et communautaire, qui n’attendrait que la première occasion pour s’exprimer. Je crois que ceci n’est pas vrai, et spécialement dans notre situation anthropologique. Lutter contre le capitalisme, c’est d’abord compter avec tous les faux plis affectifs et désirants, qui la fait prendre au plus grand nombre, y compris nous-mêmes. Sortir du capitalisme c’est refaire un régime de désirs et un imaginaire à l’échelle de la société toute entière, et ceci n’est pas une petite affaire.

Alors je suis bien désolé de vous laisser avec ce mélange de généralités improductives et de réalisme du dégrisement, et je pense qu’on ne perd jamais rien à poser convenablement les problèmes. Et en l’occurrence je voulais en poser un, dont j’emprunterais volontiers le terme à La Boétie et à Spinoza, parce qu’ils l’ont en commun ; c’est un terme à la fois très ordinaire et très profond : ce terme c’est « habitude ». Une forme de vie c’est une habitude. Et le problème de la révolution c’est de produire en chemin, de construire, quelque chose qu’elle ne peut pas supposer entièrement déjà là, à savoir une habitude du commun et de la liberté.

Je vous remercie. »

Paris, le 19 février 2014.


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