Les demeurés de la « légitimité »

Ça se passe sur France 5, chaîne de l’exigence du service public, a fortiori en fin de soirée, dans une émission de débats distinguée et policée. On parle du mouvement social. Nicolas Framont tente d’expliquer que le vote n’est pas la source unique de toute légitimité politique. Évidemment c’est peine perdue. Enfin pas complètement : il y a au moins du spectacle. Car c’est une fête de l’esprit. À part le vote, « il n’y a pas d’autre possibilité », et d’ailleurs « c’est comme ça » : d’un coup d’un seul, Laure Adler a lâché tout ce qu’elle avait. Et ça a donné ça.

Cependant Framont persiste. Le vote n’est qu’une des voies de dévolution de la légitimité, il y en a d’autres, et la contestation sur les retraites peut, elle aussi, en revendiquer une. Un plan de coupe assassin nous montre Laure Adler superposant sentiment de l’évidence offensée et grommellement d’incompréhension. En fait c’est trop pour elle, sa pensée commence à partir en béchamel. On lui propose un autre monde mais au prix de l’erreur-système ; on zoomerait sur ses yeux, on verrait les sabliers bloqués.

L’isoloir sinon rien

Il n’est pas un lieu de l’éditocratie où cette pensée ne soit vérité d’évangile : le vote à l’isoloir comme horizon indépassable de la « démocratie ». On comprend assez bien pourquoi : le vote, prétendument moyen de la participation, est en fait l’instrument de la dépossession, et rien n’est plus important que de préserver le magistère des dépossesseurs — les éditorialistes notamment qui, se croyant gouvernants des opinions, s’identifient imaginairement aux gouvernants tout court. Et puis le vote, c’est la compétition électorale, la tambouille partidaire, les sondages, les alliances, les trahisons, les combinaisons, « les égos », les coulisses pour « informés », les sources et les confidences, le paradis du journalisme dinatoire — le vide et l’insignifiance. Il y a peu de médias où le « service politique », lieu supposé de l’élite locale, généralement vivier à futurs éditorialistes, ne soit un concentrât hors pair d’indigence intellectuelle.

Logiquement, depuis l’éditocratie, Macron est pleinement légitime puisqu’il a été élu (peu importe comment). Il a donc titre à faire tout ce qu’il veut — et notamment à massacrer les retraites — pourvu que ce soit dans les formes. Mais ici les formes lui donnent à peu près toute latitude. Tout ce qui s’y opposera par des voies autres que procédurales tombera de fait dans le barbarisme politique.

Fétiche de la procédure. Il n’y a qu’une source de légitimité : la procédure électorale. Framont tente de réexpliquer l’idée de fragilité du mandat. Laure Adler : « Mais c’est un vote quand même ! ». Karim Risouli : « Il est arrivé en tête au premier tour ! ». Ruffin, même tentative sur France Inter, Salamé, mêmes mots exactement, harmonie des esprits, cette fois cependant à la limite de l’aboiement : « Qui est arrivé en tête au premier tour ? Qui est arrivé en tête ? C’est Jean-Luc Mélenchon, qui est arrivé en tête ? ». Sondages contre à 75 %, manifestations à millions : aucune importance. Rien ne compte que le suffrage, et seul le suffrage fait titre.

Dire « légitimité » — et ne pas savoir ce qu’on dit

En politique, le formalisme juridique est l’asile de la bêtise. S’obstiner à penser la légitimité par la seule dévolution procédurale (du suffrage), c’est la certitude de ne rien comprendre à tout ce qui fait la politique en son sens le plus haut : les surgissements. Les faces ahuries devant les « gilets jaunes » sont encore vives dans les mémoires, et c’est toujours un exercice réjouissant que d’imaginer Apolline de Malherbes ou Nathalie Saint-Criq commentant un live depuis la Bastille le 14 juillet 1789.

L’éditorialiste du Monde et Thomas Legrand également auraient renâclé à tant de désordre et d’irrégularité : après tout, le Roi n’était-il pas entièrement légitime ? Sa procédure de dévolution à lui n’était certes pas le suffrage mais le lignage, ça n’en est pas moins une procédure, en tout cas une règle. Et s’il diffère en à peu près tout du droit constitutionnel, le droit divin est bien un droit de son genre — une forme, non un pur arbitraire.

« En à peu près tout », donc, tout de même : avec un élément commun. Un élément quasi-auraïque, celui, précisément, qui fait dire dans les deux cas « légitimité » — sans savoir ce qu’on dit. Derrière les auras, suggèrent les sciences sociales, on trouve toujours la même chose : les croyances. La nature sociale de la légitimité est d’être de l’ordre de la croyance.

Les onctions de la légitimité ne sont pas autre chose que celles de la croyance. La mise en forme dans une procédure légale n’y change rien : c’est la procédure elle-même, son pouvoir de dévolution, qui devient l’objet « intermédiaire » de la croyance. L’« élu », au double sens du terme, n’est tel que soutenu, en dernière analyse, par de la croyance : croyance en la validité de la forme qui a fait son élection.

On comprend qu’il soit de la plus haute importance de reproduire la croyance : tout l’ordre politique y est suspendu. C’est dire la fragilité de l’édifice. Car toute croyance admet son point de ruine. Qui s’atteint toujours pour la même raison : parce que les bénéficiaires de la croyance ont abusé, parce qu’ils sont allés trop loin. En 1789, la croyance dont se soutenait la légitimité du droit divin s’effondre. Dans la crise organique du capitalisme contemporain, la croyance en la dévolution électorale de la légitimité est en cours d’éboulement. Comme la pensée de ceux qui ne connaissent aucun autre principe politique. Alors on les voit hagards et stupéfiés, l’esprit qui patine, sans plus la moindre prise sur les événements en cours. Dans une révolution, les dominants finissent hébétés d’avoir été renversés, mais surtout sans avoir rien compris. J’ai juste suggéré qu’ils mangent de la brioche, qu’est-ce qui leur a pris ? Je leur ai proposé des exosquelettes ou bien de traverser la rue, quelle mouche les a piqués ?

Ce pourrait être une définition plus générale de la crise organique : quand le cadre formel des règles et des procédures ne suffit plus à contenir ce qu’il avait à réguler. Tautologiquement, ça déborde. De là l’inanité des rappels au cadre — « Mais c’est un vote quand même ! », « Qui est arrivé en tête au premier tour ? Qui ? ». Précisément parce que le cadre — la croyance en la validité du cadre — est en train de partir en sucette.

La faillite des institutions

Il n’y a en réalité aucun mystère : la croyance en les institutions s’effondre parce que les institutions ont fait faillite — et qu’il n’est simplement plus possible d’y croire. Promesse formelle de médiation entre les gouvernants et les gouvernés, il y a belle lurette qu’elles ne médiatisent plus rien, font même le contraire de ce qu’elles étaient supposées faire : elles bétonnent la séparation. Voilà d’ailleurs où en sont, inconscients et aveugles à tout, les fanatiques du pouvoir légal-seul-légitime, éditorialistes embarqués compris : à scruter les marchandages avec Les Républicains pour pouvoir célébrer comme une conclusion « incontestablement démocratique » que le 49.3 aura été évité… Le niveau de « la démocratie » n’en finit plus de s’effondrer.

En haut, plus rien ne parvient, et symétriquement plus rien n’écoute, plus rien n’entend, surtout plus rien ne répond — autrement qu’à la manière de ce que les Anglais appellent délicieusement paying lip service : s’acquitter du devoir de dire quelque chose en faisant juste le mouvement avec les lèvres — et en ne disant rien. Enfin rien de consistant, sinon un mélange de dénégations et d’antiphrases : « La réforme est juste », « Nous sommes à l’écoute », « Nous entendons les inquiétudes », « Nous sommes attentifs à l’emploi des seniors ».

La pathologie politique de la séparation prend un tour critique dans la Ve République quand des institutions, au naturel déréglées, tombent aux mains d’un individu spécialement déréglé. Toutes les tendances du régime, pourtant observables dès sa naissance, s’y trouvent portées à un point d’aggravation inouï — le point d’abus qui prépare les ruines.

Destruction du langage, destruction du débat

C’est que l’individu en question a passé le cap du lip service ordinaire, et fait entrer la parole politique dans un registre absolument inédit. Par exemple, il a d’abord dit : « Est-ce qu’il faut faire reculer l’âge légal qui est aujourd’hui à 62 ans ? Je ne crois pas. Tant qu’on n’a pas réglé le problème du chômage dans notre pays, franchement ça serait hypocrite ». Puis il a dit : « La réforme des retraites est indispensable, elle est vitale ». Il a d’abord dit : « Nombre de nos compatriotes ont voté pour moi, non pour soutenir les idées que je porte mais pour faire barrage à l’extrême-droite. J’ai conscience que ce vote m’oblige à l’avenir ». Puis il a dit : « On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu d’élections il y a quelques mois. C’est une réforme qui a été démocratiquement validée ».

C’est sans rapport direct avec les retraites mais utile à cerner ce dont il s’agit : faisant sans cesse écrire par des journalistes de service sa détermination à « contrer le Rassemblement national » (RN) et sa candidate, il organise un séminaire gouvernemental qu’il conclut en ces termes : « C’est moi qui l’ai affrontée deux fois. En 2027, je ne serai pas candidat, je ne serai donc pas comptable de ce qui arrivera ». On n’est donc pas plus étonné de l’entendre dire : « C’est ma marque de fabrique, j’ai toujours dit la vérité aux gens ». Dans quel monde entièrement psychique, séparé de toute réalité, cet homme vit-il ? Comment peut-on continuer à envisager ce qui sort de sa bouche autrement que comme de purs et simples phénomènes sonores ?

Il est assez évident qu’on n’a plus affaire au mensonge politique ordinaire, le mensonge pittoresque et bonasse à la Pasqua pour qui les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent, ou pétant de santé à la Chirac déclarant sitôt élu en 1995 « Vous allez être étonnés de ce que je vais mentir ». Le menteur sait parfaitement qu’il ment. Macron, lui, est possédé par ses vérités du moment. Nous avons affaire à un individu pour qui les mots n’ont aucune signification stable ni aucune valeur, sinon une valeur de plaisir quand il les fait sortir de sa bouche. Nous avons affaire à un individu qui a détruit le sens des mots, donc la condition de possibilité de toute discussion. S’il est vrai que la politique « démocratique » c’est d’abord de la parole ou, comme on dit, « du débat », que reste-t-il du « débat », et en définitive que reste-t-il de cette politique, quand la parole a été à ce point éviscérée ?

Ce que le psychisme de Macron comprend du mot « débat » est devenu évident à l’occasion des « gilets jaunes » avec, précisément, le « Grand débat », instantanément transformé en Gros monologue. Ou bien avec la Convention citoyenne pour le climat, assurée (avant) que toutes ses propositions seraient inconditionnellement retenues, invitée (après) à aller se faire cuire le fondement.

On mesure combien l’éditocratie est le dernier bastion de la croyance au « débat démocratique », dont elle voit pourtant la condition essentielle méthodiquement détruite sous ses yeux, mais sans en tirer la moindre leçon. Il est vrai que dans son cas, le « débat démocratique » n’a réellement de valeur que s’il parvient toujours aux mêmes conclusions. Il lui suffit donc que les conclusions soient maintenues pour que le débat soit réputé avoir eu lieu.

Un forcené est retranché

Par un argument a fortiori, on comprend que le hors-débat, à quoi se résolvent nécessairement tous ceux qui ont fait depuis si longtemps l’expérience de la destruction du débat, on comprend que ce hors-débat inspire à l’éditocratie de tels mouvements d’horreur. Quelle autre possibilité reste-t-il pourtant quand, trônant sur les ruines du langage, le forcené est au surplus retranché dans les institutions de la Ve, depuis lesquelles il peut faire ce qu’il veut. Comment imaginer que des manifestations République-Nation pourraient lui tirer le moindre battement de cil ? Serions-nous 5 millions dans les rues, il continuerait droit devant lui, le regard halluciné.

À la jointure du débat et du hors-débat, la manifestation pourtant est un signe. Mais son efficacité ne peut être que symbolique. C’est dire qu’elle suppose « en face » un dirigeant qui possède encore quelque moralité commune avec les dirigés — et soit capable de recevoir le signe. Par exemple, dans les années 1970, les salariés japonais faisaient grève en continuant de travailler, mais avec un brassard signalant leur état de gréviste. Les brassards faisaient de l’effet parce que le patron en reconnaissait le signe, et ouvrait immédiatement les négociations dès qu’il les voyait apparaître. Imaginons la scène « à la française » : « Je vous ai entendu, je suis à l’écoute, continuez bien de travailler — bande de cons ». Dans le macronisme, c’est-à-dire à l’étage supérieur de cette porcherie morale qu’est devenu le capitalisme finissant, la manifestation (pacifique) est devenue littéralement insignifiante — et il n’est plus à la portée d’aucun nombre de manifestants de la tirer de ce néant.

Il n’y a qu’une conclusion à en tirer : puisque, jusqu’au signe « manifestation », le langage a été annulé, et avec lui la force du dialogique, il n’y a plus que la force matérielle à faire connaître au forcené pour lui faire lâcher prise. Au reste, les professionnels de ces situations le savent bien : un forcené, ça se déloge. Au minimum ça se débranche.

Tirer la prise

Il n’est aucune objection rationnelle qui viendra à bout de ceci que, le débat démoli, il s’ensuit qu’il ne peut plus survenir quoi que ce soit en politique qu’en passant par le hors-débat. C’est ce que les « gilets jaunes » avaient parfaitement compris. Si admirable ait il été, l’une des faiblesses leur mouvement tenait cependant à son éloignement de la production et du salariat. Tel n’est pas le cas dans la situation présente, qui offre une occasion sans pareille de se souvenir que le pouvoir logistique, le pouvoir sur les flux vitaux du capitalisme, l’énergie, les transports, les docks, est dans la main des travailleurs. Pour qui le détient concrètement, le pouvoir logistique est aussi un pouvoir d’embolie : pouvoir de tout mettre à l’arrêt.

Que l’économie soit à genoux d’être embolisée, d’une certaine manière le forcené s’en fout. Un qui ne s’en fout pas, c’est le capital. En temps ordinaire, le capital laisse faire son fondé de pouvoir qui se prend pour le pouvoir mais, quand ça devient nécessaire, sait lui rappeler le sens des hiérarchies, entre le pouvoir qui fonde et le pouvoir qui est fondé. En 2019, pendant les « gilets jaunes », ce sont les patrons, terrorisés, qui appellent l’Élysée pour qu’on lâche du lest et que ça s’arrête. Il n’en ira pas différemment cette fois-ci au moment où le capital exigera qu’on cesse de sacrifier son roulement au point d’honneur du forcené. S’il s’agit de le débrancher, voilà donc tout le sel de la situation présente, qui ajouterait à l’agrément général : on peut faire tirer la prise par un « autre », et pas n’importe lequel : par le Medef.

Pour qu’on en arrive là, il faudra que le coût du blocage lui ait été rendu intolérable, ce qui suppose : 1) la grève reconductible, et même la GDI, la grève à durée indéterminée ; 2) concentrée et simultanée dans tous les secteurs névralgiques. Donc 3) des caisses de grève surarmées auxquelles contribueraient tous ceux qui, un peu plus loin du front, n’ont pas besoin d’abandonner du salaire à l’employeur en « grèvant » pour rien, mais pourraient reverser aux caisses l’équivalent de leurs journées « auto-grèvées ».

La presse bourgeoise

Il ne faut pas s’y tromper : du moment où cette ligne sera perçue comme telle, du moment où l’affrontement commencera vraiment, avec les moyens que l’affrontement requerra, toute la presse bourgeoise se déchaînera à nouveau. Pour l’heure, elle tolère à peu près que nous marchions à 2 millions dans les rues, pourvu que ce soit bien gentiment et qu’il n’en soit tenu aucun compte. Mais voilà ce qu’elle ne tolérera pas : une déduction logique — celle qui conduit à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre voie pour faire plier le forcené que de sortir du cadre et de mettre à mal l’économie.

Il n’est pas de lutte sociale qui ne soit une lutte contre la bourgeoisie, et, à peu de choses près, la presse n’est pas autre chose que l’organe, pour partie inconscient, de la bourgeoisie. Par conséquent une lutte sociale prend nécessairement le caractère secondaire d’une lutte contre la presse bourgeoise. Dès qu’une lutte de cette sorte produit le moindre inconfort pour la bourgeoisie, la presse bourgeoise se jette de toutes ses forces dans le conflit. Nous savons d’avance ce qu’elle dira — elle est d’une stéréotypie navrante –, nous y sommes tout à fait prêts, et cette fois-ci c’est nous qui n’en tiendrons aucun compte.

Comme en 1995, comme en 2005 avec le Traité constitutionnel européen (TCE), comme en 2016 avec la loi Travail, comme depuis 2018 avec la suite continue des agressions Macron, comme dans toutes les grandes occasions où son pouvoir est contesté, la bourgeoisie resserre les rangs autour de sa presse. C’est qu’il ne faut pas laisser croître l’idée que de la légitimité et du pouvoir informel pourraient exister hors des institutions et de leurs procédures puisque les institutions et les procédures lui garantissent le pouvoir formel.

Comme l’histoire l’a abondamment montré, la bourgeoisie est prête à maintenir l’exclusivité du procéduralisme légal jusqu’au bout du bout pourvu que ses intérêts s’y retrouvent. Hitler est élu « démocratiquement » et Pétain reçoit les pleins pouvoirs « dans les formes ». Étant légal, tout ce qui s’en est suivi ne devait-il pas être considéré comme légitime ? Voilà où conduit immanquablement le fanatisme de l’ordre légal livré à lui-même sans aucun principe régulateur externe. En 1940, De Gaulle est un hooligan, un Black Bloc à képi — un terroriste.

Un autre usage de la liberté

Il n’est pas besoin d’en arriver à ces cas maximaux pour voir de quoi il y va vraiment dans le suffrage, plus encore dans les conditions de son organisation bourgeoise, c’est-à-dire sous la conduite de la presse bourgeoise, par excellence machine d’abrutissement et d’annulation de toute politique réelle. Preuve en a encore été donnée avec les scrutins de 2022, dont il n’aura échappé à personne qu’ils ont méthodiquement effacé les questions les plus urgentes du moment, celles de l’effondrement des services publics, de la catastrophe climatique… et des retraites — dont le resurgissement aujourd’hui a tout d’une némésis (et d’une accusation). La campagne n’a été qu’un gigantesque faux-semblant, un flot continu d’inanité médiatique commentant le vide, ne parlant jamais du plein, ou n’en parlant qu’en des termes si superficiels et bêtes qu’il ne pouvait rien en sortir que de superficiel et bête. La dernière fois qu’une campagne a donné lieu à de la politique réelle, c’était la campagne référendaire du TCE en 2005. Là, la politique était partout. Dans une présidentielle ou une législative, elle n’est nulle part.

Logiquement, la politique déniée ici est vouée tôt ou tard à resurgir là, mais, tout aussi logiquement, dans des formes qui ne seront pas les mêmes « là » qu’« ici ». Comment, lorsqu’elle se réveille, la politique réelle ne se déverserait-elle pas ailleurs que là où elle est barrée ? C’est-à-dire dans la rue, devenue, par défaut, le lieu réel de la politique réelle. Nous y sommes. A plus forte raison en un moment où le passif des gouvernants séparés est devenu astronomique, et qu’il va bien falloir l’apurer d’une manière ou d’une autre.

Et puisque nous voilà rendus en ce point où les comptes sont à régler, il n’est pas jusqu’à l’idée de renvoyer Macron au Touquet qui ne puisse entrer dans le périmètre de la légitimité en cours de redéfinition – au grand scandale du parti des « institutions ». C’est qu’en faisant outrageusement la politique de sa clientèle fortunée ultra-minoritaire, Macron s’est assis – pour la deuxième fois ! – sur les circonstances exceptionnelles de son élection. De ces circonstances avait émergé un contrat de légitimité particulier, implicite, mais parfaitement clair. Un contrat que lui-même avait reconnu en admettant qu’il l’« obligeait ». Comme d’habitude, l’« obligation » n’était qu’un mot en l’air, en attente d’être remplacé par un autre. Les faits n’en sont pas moins là : c’est Macron lui-même qui, à deux reprises, aura feint de croire que son mandat était complet et déchiré le contrat imposé par ses élections boiteuses. Pourquoi, dans ces conditions, nous tiendrions-nous à un contrat que l’autre partie a foulé aux pieds, et quel principe pourrait nous interdire de le dénoncer à notre tour ? Nous n’avons aucunement à attendre 2027. Il n’est en rien contraire à la légitimité de revendiquer que Macron accompagne dès maintenant son projet de réforme aux poubelles de l’histoire.

Mais plus profondément encore, il se joue autre chose dans ces moments merveilleux qui font l’abomination de la bourgeoisie et de sa presse, quelque chose de plus essentiel, qui est de l’ordre de la redécouverte de la liberté. Dans le Contrat social, Rousseau, il y a deux siècles et demi, a déjà tout vu, tout compris : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde » [1]. Nous en avons soupé de notre propre bêtise, nous en avons soupé d’être « rien » et d’être « esclaves ». Cette fois-ci nous allons faire un autre usage de la liberté.


Notes

[1] Livre III, chapitre XV : "Des députés ou représentants.

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