Alarmiste et partial. C’est ainsi qu’est apparue l’attention que les médias italiens ont accordée à la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui s’est tenue en Chine ces derniers jours.
Alarmiste parce qu’il n’y avait aucun danger en vue. L’OCS existe depuis près de trente ans. C’est une présence discrète, bien connue de tous ceux qui s’y connaissent un peu en politique étrangère, et seuls les partisans occidentalistes pourraient la dépeindre comme une sorte de sinistre machination de la Chine et de la Russie contre l’Occident.
Mais réfléchissons à ce que représente l’OCS dans le contexte de la grande histoire : cette association est l’expression d’une méga tendance d’époque : la ReOrient. Un mouvement parallèle, presque orthogonal à la méga tendance plus connue du Grand Sud qui se reflète dans les BRICS.
L’OCS n’est composée que de pays eurasiens et se développe le long du monde-insulaire qui va de l’Atlantique au Pacifique et à l’océan Indien. Il s’agit d’un corridor terrestre qui part de la Chine et atteint les côtes de la péninsule ibérique et de la Méditerranée par la Route de la soie, qui a été la route principale entre les grandes civilisations de l’Eurasie pendant des siècles. Les pays de l’OCS sont les acteurs d’une « grande reconnexion eurasienne » silencieuse, un axe stratégique qui relie la Turquie, l’Iran, la Russie, la Chine, l’Inde et les pays d’Asie centrale. Temporairement éclipsé par la confrontation entre la Russie et l’Union européenne via l’Ukraine, cet axe représente une puissante force connective dans le tissu économique et politique du monde.
Une nouvelle constellation de puissances se forme sous les radars qui ramènent le continent eurasien au centre de l’histoire universelle. Une centralité terrestre, qui était la norme avant la montée de l’hégémonie maritime occidentale. C’est le retour à la normalité historique, celle selon laquelle les réseaux commerciaux et culturels qui traversent l’Eurasie constituent l’épine dorsale du monde connu. C’est une transformation qui va bien au-delà d’une simple réorganisation économique : c’est le réveil du « Cœur du Monde », comme le définissait le géographe Halford Mackinder il y a plus d’un siècle. À la différence qu’il s’agit d’un cœur qui bat avec d’autres cœurs, que l’on appelle « pôles » et qui forment ce qu’on appelle, précisément, le nouvel ordre mondial multipolaire.
Pour comprendre l’ampleur de cet immense processus, il faut remonter dans le temps, lorsque les caravanes traversaient les déserts d’Asie centrale chargées de soie chinoise, d’épices indiennes et d’or persan. La Route de la soie n’était pas seulement une route commerciale, mais l’artère d’une connexion qui permettait aux idées, aux technologies et aux cultures de circuler à travers le plus grand continent de la planète.
Marco Polo n’a pas seulement parlé des merveilles de l’Orient, mais d’un monde dans lequel Venise, Constantinople, Samarcande, Kashgar et Pékin faisaient partie d’un seul et gigantesque réseau : les villes le long de ces routes prospéraient comme les nœuds d’un énorme réseau qui embrassait les terres entre trois océans.
Ce système a atteint son apogée aux XIIIe et XIVe siècles, lorsque l’Empire mongol a créé la plus grande zone de libre circulation de l’histoire de l’humanité. Sous la Pax Mongolica, un marchand pouvait voyager d’Arménie à Canton avec un seul document de voyage, un proto-passeport appelé gerege, protégé par la souveraineté de l’empereur, sans avoir besoin d’une escorte armée permanente, et en utilisant seulement quelques pièces de monnaie la plupart du temps. La première mondialisation a été eurasienne.
Mais vint le XVe siècle, et avec lui la révolution maritime européenne. Lorsque Vasco de Gama contourna le cap de Bonne-Espérance en 1498, il n’ouvrait pas seulement une nouvelle route vers les Indes : il inaugurait une ère où le contrôle des océans deviendrait plus important que le contrôle des routes terrestres. Les puissances maritimes européennes commencent à contourner les anciennes routes continentales, appauvrissant les villes qui avaient été les joyaux de l’Eurasie pendant des siècles.
Les routes caravanières se tarissent, et avec elles la centralité de l’Eurasie s’éteint. Jusqu’au XXe siècle, le monde vivait sous l’hégémonie des puissances maritimes. D’abord, les empires européens, puis les États-Unis, ont construit leur suprématie sur la capacité de contrôler les routes océaniques et de relier les continents séparés par des mers. Il fallait aussi empêcher le cœur continental brisé d’essayer de se réunifier.
Cette stratégie a atteint son expression maximale avec la guerre froide, lorsque l’Occident a construit une chaîne de bases navales et d’alliances autour de l’URSS et de la Chine communiste. De la Corée du Sud au Japon, des Philippines à la Turquie, de l’Allemagne de l’Ouest à la Norvège, un cordon sanitaire maritime est en train de se créer qui sépare les puissances continentales du libre accès aux océans.
Mais déjà dans cette période, les graines d’une reconnexion future commencent à germer. La construction du chemin de fer transsibérien à la fin du XIXe siècle représente la première tentative de recréation d’une artère continentale majeure. Avec l’ouverture d’esprit de Deng Xiaoping, Pékin commence également à se tourner à nouveau vers l’ouest.
L’effondrement de l’URSS en 1991 marque le début d’une nouvelle phase. Les républiques d’Asie centrale se retrouvent indépendantes. Ces pays, riches en ressources énergétiques mais enclavés, commencent à regarder dans toutes les directions : vers la Russie pour ses liens historiques, vers la Chine pour ses opportunités économiques, vers l’Iran et la Turquie pour ses liens culturels et religieux.
C’est à cette époque que sont nées les premières institutions de la nouvelle intégration eurasienne. Et c’est la Chine qui a donné l’impulsion décisive vers la reconnexion continentale avec la création en 2013 de la « Nouvelle route de la soie », qui avec la « Route de la soie maritime du XXIe siècle » formerait l’Initiative Belt and Road (BRI) : une vision géopolitique qui vise à recréer, avec les moyens du XXIe siècle, l’ancienne interconnexion eurasienne. Une invitation à se réorienter, comme l’aurait dit son ami André Gunder Frank.
Cette intégration bicontinentale se déroule à un rythme rapide et se caractérise par sa nature réticulaire plutôt que hiérarchique. Contrairement au système bipolaire de la guerre froide ou au système unipolaire de l’après-1991, l’Eurasie qui émerge est multipolaire et multicentrique. Pékin est son principal moteur économique, mais Moscou conserve un rôle clé dans les secteurs de l’énergie et de la sécurité. L’Iran contrôle des centres géographiques cruciaux, tandis que la Turquie offre un lien avec l’Europe et le Moyen-Orient.
La reconnexion eurasienne n’est pas sans obstacles. L’Inde et la Chine, le Pakistan et l’Inde, poursuivent leur rivalité, la Russie et la Turquie se disputent sur différents théâtres régionaux, tout comme l’Iran et l’Arabie saoudite. Les différences culturelles et religieuses constituent un autre défi. L’Eurasie est une mosaïque de civilisations : orthodoxe, islamique, confucéenne, bouddhiste, hindoue. La création d’institutions communes respectueuses de cette diversité demande un effort considérable.
Enfin, la pression occidentale pour contenir et minimiser une telle intégration reste forte. Les sanctions, les contrôles sur les exportations technologiques, le soutien aux mouvements antigouvernementaux sous forme d’incitations à des révolutions de différentes couleurs sont autant d’outils utilisés pour ralentir la ReOrient.
La grande reconnexion eurasienne ne représente pas forcément une menace pour l’Occident mais, ajoutée à la renaissance du Grand Sud et à la renaissance de la Chine, elle marque certainement la fin de l’ère de la domination euro-américaine absolue.
L’histoire est une succession de défis et de réponses. L’Occident doit maintenant trouver un moyen de s’adapter à un monde dans lequel l’Eurasie est à nouveau l’un des centres de gravité fondamentaux de la civilisation humaine. Dans ce nouveau monde, l’Europe pourrait retrouver son rôle naturel non pas en tant que périphérie occidentale de l’Atlantique, mais en tant que péninsule occidentale de l’Eurasie. Les États-Unis sont déjà en train de repenser le leur dans un contexte où le contrôle des océans, tout en restant important, ne garantit plus l’hégémonie mondiale.
L’histoire, après une pause de cinq siècles, revient à sa norme millénaire : l’Eurasie, le territoire physique comme connexion plutôt que comme barrière, la coopération continentale comme clé de la prospérité. Marco Polo, s’il pouvait se réveiller aujourd’hui, reconnaîtrait probablement ce monde plus qu’il n’aurait reconnu celui du XXe siècle.