Lettre à nos aînés !

Ayant été présent, aux côtés de Mohamed Boudiaf, lors de son assassinat le 29 juin 1992, j'ai vécu durant plusieurs mois dans une sorte de bulle, enfermé avec mes souvenirs et les terribles cauchemars qui me hantaient. Le visage de Boumarafi, son arme, son coup de feu, l'ahurissement dans la salle, le chaos qui s'en est suivi se sont constitués en une sorte de scène primitive d'un récit non encore dénoué. Durant de longs mois, je suis, Nous sommes restés en proie à la sidération devant l'immense énigme posée par cette mort en tout exceptionnelle ! Ce n'est qu'en octobre que j'ai commencé, pour ma part , à remonter à la surface... j'ai alors écrit cette lettre adressée à ceux que je croyais être des dirigeants sincères et soucieux de l'intérêt du pays. Lettre qui fut publiée par El-Watan le 9 novembre 1992. Je la republie aujourd'hui à l'occasion du 33 anniversaire de son assassinat parce que je crois en sa toujours actualité.

C'est donc une lettre - cri, un appel, une supplique en somme que je voudrais faire entendre aux hommes, que feu Boudiaf appelait "Les Décideurs”.

Ce qui m'a poussé à l'écrire ? Une rencontre. La douleur d'un ami. C'était quelques semaines après l'innommable jour de juin. Mon ami est un brillant psychiatre qui a choisi de vivre dans son pays. On devine dans quelles conditions s'est fait son choix. Douloureusement, rêveusement. Il avait l'air sombre, le mot pénible et le regard las. Je m'enquis de sa santé. Il allait bien merci mais… Mais quoi donc ? Les larmes aux yeux, la voix perdue, il se confia. “Tu sais, je n'arrive pas à me remettre de la mort de Boudiaf, pendant dix jours je n'ai pas arrêté de pleurer, à tourner en rond comme un désespéré, sans manger et sans boire. Ma femme n'en revenait pas. J'ai comme l'impression d'avoir perdu un être cher, le plus cher des êtres, le plus irremplaçable”. Pendant un long moment je l'ai laissé parler de l'Algérie, de Boudiaf, de Boudiaf surtout, de l'espoir qu'il a éveillé en lui, des projets qu'il s'est mis à échafauder lui et ses amis. Et pour conclure, il laissa tomber ces mots terribles : “Plus rien ne me retient ici sauf, peut-être, une chose : la vérité sur cette mort qui nous interpelle tous parce que nous sommes tous quelque part coupables de cette tragédie”. Ces mots, je les ai entendus maintes et maintes fais depuis.

À lire la presse, à écouter la rue, à suivre les débats publics, je retrouve le même cri, la même détresse, la même demande : la Vérité, la vérité: toute la vérité et rien que la vérité pour calmer la profonde douleur qui bruisse en chacun de ces êtres brisés profondément secoués, ébranlés dans leurs plus intimes convictions, déboussolés et pour longtemps encore.

…Quelle explication donner à ce phénomène ? Je ne le sais pas. Quelque chose s'est passé, entre Boudiaf et ces gens, qui a rendu cette mort inacceptable. La vérité que ces gens réclament, celle qu'ils attendent m'apparaît comme la recherche d'une espèce d'exorcisme. Une rédemption, un pardon.

L'enthousiasme de Boudiaf, sa détermination, son désir d'aller vite et loin dans les réformes du système, sa profonde Algérianité, sa générosité en un mot, sa fraîcheur politique ont été accueillis par une opinion incrédule et douteuse. Ce peuple a été tellement de fois leurré, trompé, abusé qu'il ne se laisse plus facilement conté. Ayant appris à gérer le temps, les gens ont cru que Boudiaf était là pour longtemps. Voilà, sans doute, l'origine de l'immense douleur qui a éclaté spontanément à l'annonce de sa terrible mort. Le monument s'est brisé à la surprise générale. Un pan de certitude s'est écroulé. Pour beaucoup Boudiaf réveilla de vieilles sensations, venant de très loin, comme un appel des profondeurs les fils de l'histoire se renouaient, se tissait une espérance, s'esquissait un projet. Comment définir tout cela quand tout n'était qu'ébauches et impressions? Une espèce de saison printanière... Une invite à la vie.

J'écris cette lettre pour dire à ceux qui décident de l'avenir de ce pays, pour la plupart héros de la Guerre de libération nationale, aux membres de la commission d'enquête, aux compagnons de Mohamed Boudiaf, à ceux qui ont pesé de tout leur poids dans son retour, à nos aînés, que l'histoire vient de nous offrir pour la seconde fois l'occasion exceptionnelle de juger de leur fidélité à Novembre et ses martyrs :

Boudiaf est revenu parce que vous l'avez convaincu de le faire. Il est mort alors qu'il était sous votre protection. Sa confiance a donc été abusée. Tous ceux qui le connaissent savent que Boudiaf savait peser exactement les risques de son action. Pour être allé vers la rue avec une telle aisance, la poitrine découverte c'est qu'il avait certainement reçu des assurances. "Le peuple vous réclame, sortez M. le président, nous tenons fermement les choses en main" a dû être la phrase qu'on lui a maintes fois répétée. Il est donc sorti comme on va vers un autel, en sacrifié... pour quel dessein?

Les informations les plus crédibles ont conclu à un complot cyniquement et soigneusement prémédité. Toute explication qui ne va pas dans le sens de cette vérité première risque d'être accueillie avec la plus grande suspicion par l'opinion publique, faute de convaincre, elle ne fera qu'ébranler encore plus les Algériennes et les Algériens et fragiliser le consensus que tente laborieusement de mettre en œuvre le nouveau gouvernement…

Les gens dont je puis porter témoignage, ceux de ma génération, nés à la fin des années 40 ont vécu la Guerre de libération avec des yeux d'enfant. La guerre fut pour nous une immense tragédie. Nous n’avions que nos yeux pour pleurer et nos rêves pour éclairer l’avenir. Nos imaginations bruissaient des exploits quotidiens de nos ainés. Témoins impuissants d’une épopée sanglante, nous attendions notre heure. Ce pays nous le savions chèrement nôtre, parce que payé par la vie d'un père, d'un frère, d'un voisin. L'Algérie nous la portons au cœur. Aux héros de Novembre nous devons une reconnaissance éternelle.

Mais, aujourd'hui, nous sommes à la croisée des chemins. La crise multiforme dans laquelle a été plongé le pays a remis les pendules à l'heure. L'échec du système mis en place depuis 1962, c'est aussi l'échec des hommes qui l'ont pensé, défendu et construit. La virginité politique dont se prévalaient les gestionnaires des années 60 n'est plus de mise. Tout dirigeant doit être aujourd'hui jugé sur une pratique des résultats, un bilan.

Personne ne comprendra pourquoi tel ou tel serait au-dessus des lois. Les assassins de Boudiaf quel que soit leur rang, leur position, leur poids doivent être démasqués et livrés à la justice. Ceux qui sont tentés, par des manœuvres politiques dilatoires, de créer des diversions ou pour temporiser doivent savoir que l'oubli sera impossible à gérer.

Rien de crédible ne pourra plus se faire en Algérie, si la vérité, toute la vérité n'est pas dévoilée au grand jour.

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