Le chemin vers le chaos
Les années 1940 ont été marquées par une série de films mettant en scène Bing Crosby et Bob Hope, à commencer par Road to Singapore en 1940. L’intrigue est toujours la même. Bing et Bob, deux arnaqueurs à la langue bien pendue ou partenaires de chant et de danse, se mettent dans le pétrin dans un pays quelconque, et Bing s’en sort en vendant Bob comme esclave (au Maroc en 1942, où Bing promet de le racheter) ou en l’engageant à être sacrifié lors d’une cérémonie païenne, et ainsi de suite. Bob est toujours d’accord avec le plan, et il y a toujours une fin heureuse style Hollywood dans laquelle ils s’échappent ensemble, et Bing reste toujours avec la belle fille.
Ces dernières années, nous avons assisté à une série de mises en scène diplomatiques similaires avec les États-Unis et l’Allemagne (comme représentant de l’ensemble de l’Europe). C’est ce que l’on pourrait appeler le chemin du chaos. Les États-Unis ont trahi l’Allemagne en détruisant Nord Stream, avec le soutien du chancelier allemand Olaf Scholtz (le personnage infortuné de Bob Hope), et avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Lehen, dans le rôle de Dorothy Lamour (la belle, étant le prix de Bing dans les films hollywoodiens) exigeant que toute l’Europe augmente ses dépenses militaires dans l’OTAN au-delà de la demande de Biden de 2 % jusqu’à l’escalade de Trump à 5 %. Pour couronner le tout, l’Europe va imposer des sanctions sur le commerce avec la Russie et la Chine, les obligeant à délocaliser leurs principales industries aux États-Unis[méthode typiquement mafieuse NDLT].
Ainsi, contrairement à ce qui se passe dans les films, les États-Unis ne se précipiteront pas pour sauver la crédule Allemagne. Au contraire, l’Allemagne et l’Europe dans son ensemble deviendront des offrandes sacrificielles dans notre effort désespéré -mais inutile- pour sauver l’empire étasunien. Aussi bien l’Allemagne, n’en finit peut-être pas avec une population émigrante et en baisse comme l’Ukraine, mais sa destruction industrielle est déjà en cours.
Le 23 janvier, M. Trump a déclaré au Forum économique de Davos : « Mon message à toutes les entreprises du monde est très simple : venez fabriquer vos produits aux États-Unis et nous vous appliquerons les impôts les plus bas de toutes les nations de la planète ». Dans le cas contraire, si elles continuent à essayer de produire chez elles ou dans d’autres pays, leurs produits seront frappés par les droits de douane de 20 % dont M. Trump les a menacées.
Pour l’Allemagne, cela signifie (je paraphrase) : « Je suis désolé que vos prix de l’énergie aient quadruplé. Venez aux États-Unis et obtenez-les à un prix presque aussi bas que celui que vous payiez à la Russie avant que vos dirigeants élus ne nous permettent de couper l’approvisionnement en Nord Stream ».
La grande question est de savoir combien d’autres pays resteront aussi inactifs que l’Allemagne pendant que Trump change les règles du jeu (l’ordre fondé sur les règles ’des États-Unis’). À quel moment atteindra-t-on une masse critique qui changera l’ordre mondial dans son ensemble ?
Peut-il y avoir une fin hollywoodienne au chaos qui s’annonce ? La réponse est non, et la clé est l’effet sur la balance des paiements des sanctions commerciales et des droits de douane que Trump a menacé d’imposer. Ni Trump ni ses conseillers économiques ne comprennent les dommages que leur politique menace de causer en déséquilibrant radicalement la balance des paiements et les taux de change dans le monde, rendant inévitable un effondrement financier.
La balance des paiements et le taux de change conditionnent l’agression tarifaire de Trump
Les deux premiers pays menacés par Trump sont les partenaires nord-américains de l’ALENA, le Mexique et le Canada. Trump a menacé ces deux pays d’augmenter de 20 % les droits de douane américains sur les importations en provenance de ces pays s’ils n’obéissaient pas à ses exigences politiques.
Il a menacé le Mexique de deux manières. Tout d’abord, avec son programme d’immigration, qui consiste à exporter des immigrants clandestins et à accorder des permis de travail de courte durée aux travailleurs saisonniers mexicains pour qu’ils travaillent dans l’agriculture et les services domestiques. Il a suggéré d’expulser la vague d’immigrants latino-américains vers le Mexique, arguant du fait que la plupart d’entre eux sont arrivés aux États-Unis en traversant la frontière mexicaine le long du Rio Grande. Cela risque d’imposer une énorme charge sociale au Mexique, qui n’a pas de mur à sa frontière méridionale.
Le coût est également élevé pour la balance des paiements du Mexique et, en fait, pour les autres pays dont les citoyens sont allés chercher du travail aux États-Unis. L’argent renvoyé par les travailleurs qui envoient ce qu’ils peuvent à leur famille constitue une importante source de dollars pour ces pays. Il s’agit d’une source importante de dollars pour les familles d’Amérique latine, d’Asie et d’autres pays. L’expulsion des immigrants éliminera une source substantielle de revenus qui a soutenu les taux de change de leurs monnaies par rapport au dollar.
L’imposition de droits de douane de 20 % ou d’autres barrières commerciales au Mexique et à d’autres pays porterait un coup fatal à leurs taux de change en réduisant le commerce d’exportation que la politique étasunienne a encouragé à partir de la présidence Carter pour promouvoir l’externalisation de l’emploi américain en utilisant la main-d’œuvre mexicaine afin de maintenir les niveaux de salaire américains à un niveau bas. La création de l’ALENA sous Bill Clinton a donné naissance à une longue série d’usines d’assemblage maquiladoras[ou Maquila] au sud de la frontière US-mexicaine, employant une main-d’œuvre mexicaine faiblement rémunérée sur des chaînes d’assemblage mises en place par des entreprises des Etats-Unis d’Amérique pour réduire les coûts de main-d’œuvre. Des droits de douane priveraient brutalement le Mexique des dollars qu’il reçoit pour payer en pesos cette main-d’œuvre, et augmenteraient également les coûts pour les sociétés-mères étasuniennes.
Le résultat de ces deux politiques de Trump serait une chute libre de la source de dollars pour le Mexique, obligeant le pays à faire un choix : s’il accepte passivement ces conditions, le taux de change du peso se dépréciera, rendant les importations (évaluées en dollars au niveau mondial) plus chères en termes de peso, ce qui entraînera une augmentation substantielle de l’inflation intérieure. Une autre option consiste pour le Mexique à faire passer son économie en premier et à dire que la perturbation des échanges et des paiements causée par la mesure tarifaire de Trump l’empêche de payer ses dettes en dollars aux détenteurs d’obligations.
En 1982, le défaut de paiement des obligations Tesobono du Mexique, libellées en dollars, a déclenché la bombe du défaut de paiement de la dette latino-américaine. Les mesures prises par Donald Trump semblent l’obliger à répéter l’expérience. Dans ce cas, la réponse compensatoire du Mexique serait de suspendre le paiement de ses obligations libellées en dollars étasuniens.
Cela pourrait avoir des effets considérables, car de nombreux autres pays d’Amérique Latine et du Sud Mondial connaissent une contraction similaire de leur balance commerciale et des paiements internationaux. Le taux de change du dollar s’est déjà envolé par rapport à leurs monnaies à la suite du relèvement des taux d’intérêt par la Réserve fédérale, attirant des fonds d’investissement d’Europe et d’ailleurs. La hausse du dollar se traduit par une augmentation des prix à l’importation du pétrole et des produits de base libellés en dollars.
Le Canada est confronté à une crise de la balance des paiements similaire. Les usines de pièces détachées automobiles de Windsor, de l’autre côté du fleuve, à Détroit, sont le pendant des maquilas mexicaines. Dans les années 1970, les deux pays se sont mis d’accord, dans le cadre du Pacte automobile, sur l’installation d’usines d’assemblage qui travailleraient à leur production conjointe de voitures et de camions étasuniens.
Bon, peut-être que le mot « accord » n’est pas le bon. J’étais à Ottawa à l’époque et les représentants du gouvernement étaient très mécontents d’avoir été les perdants de l’accord sur l’industrie automobile. Mais l’accord est toujours en vigueur aujourd’hui, cinquante ans plus tard, et il contribue largement à la balance commerciale du Canada et donc au taux de change de son dollar canadien, qui a déjà baissé par rapport au dollar étasunien.
Bien sûr, le Canada n’est pas le Mexique. L’idée qu’il suspende le paiement de ses obligations en dollars est impensable dans un pays dirigé en grande partie par ses banques et intérêts financiers. Mais les conséquences politiques se feront sentir sur l’ensemble de la politique canadienne. Il y aura un sentiment anti-américain (qui bouillonne toujours sous la surface au Canada) qui devrait mettre fin au fantasme de Trump de faire du Canada l’État numéro 51.
Les fondements moraux implicites de l’ordre économique international.
Dans les menaces tarifaires et commerciales de Trump est en jeu un principe moral illusoire fondamental qui sous-tend le vaste récit par lequel les États-Unis ont cherché à rationaliser leur domination unipolaire de l’économie mondiale. Ce principe est l’illusion de la réciprocité qui soutient un partage mutuel des bénéfices et de la croissance, et dans le vocabulaire étasunien, il est enveloppé dans des valeurs démocratiques et un discours sur le libre marché qui promet des stabilisateurs automatiques au sein du système international parrainé par les États-Unis.
Les principes de réciprocité et de stabilité étaient au cœur des arguments économiques de John Maynard Keynes lors du débat de la fin des années 1920 sur l’insistance des États-Unis à faire payer par leurs alliés européens en temps de guerre les dettes énormes contractées pour l’achat d’armes aux États-Unis avant leur entrée officielle en guerre. Les Alliés ont accepté de payer en imposant des réparations à l’Allemagne afin de transférer le coût au perdant de la guerre, mais les exigences américaines à l’égard de leurs alliés européens, et à leur tour à l’égard de l’Allemagne, dépassaient de loin leur capacité à les satisfaire.
Le problème fondamental, explique Keynes, est que les États-Unis augmentent leurs droits de douane contre l’Allemagne en réponse à la dépréciation de sa monnaie et imposent ensuite les droits de douane Smoot-Hawley contre le reste du monde. Cela empêchait l’Allemagne d’obtenir les devises fortes nécessaires pour payer les Alliés et les Alliés de payer les États-Unis.
Pour que le système financier international du service de la dette fonctionne, Keynes a souligné qu’un pays créancier a l’obligation de donner aux pays débiteurs la possibilité de se procurer l’argent nécessaire au paiement par le biais des exportations vers le pays créancier. Dans le cas contraire, on assistera à un effondrement monétaire et à une austérité paralysante pour les débiteurs. Ce principe de base devrait être au cœur de toute conception de l’organisation de l’économie internationale, avec des freins et des contrepoids pour éviter un tel effondrement.
Les adversaires de Keynes - le monétariste français anti-allemand Jacques Rueff et le défenseur néoclassique du commerce Bertil Ohlin - ont répété le même argument que David Ricardo dans son témoignage de 1809-1810 devant le Comité de l’or de Grande-Bretagne. Il affirmait que le paiement des dettes étrangères créait automatiquement un équilibre dans les paiements internationaux. Cette théorie de l’économie de pacotille a fourni une logique qui reste aujourd’hui le modèle d’austérité de base du FMI.
Selon les fantasmes de cette théorie, lorsque le paiement du service de la dette fait baisser les prix et les salaires dans le pays débiteur, cela augmentera ses exportations en les rendant moins coûteuses pour les étrangers. Et supposément, la réception du service de la dette par les pays créanciers sera monétisée pour augmenter leurs propres prix (théorie quantitative de monnaie), réduisant ainsi leurs exportations. Ce changement de prix est censé se poursuivre jusqu’à ce que le pays débiteur souffrant de la fuite des capitaux et de l’austérité puisse exporter suffisamment pour payer ses créanciers étrangers.
Mais les États-Unis n’ont pas permis aux importations étrangères de concurrencer leurs propres producteurs, et pour les débiteurs, le prix de l’austérité monétaire n’a pas été une production d’exportation plus compétitive, mais des perturbations économiques et le chaos. Le modèle de Ricardo et la théorie néoclassique américaine n’étaient qu’un prétexte à une politique de rigueur à l’égard des créanciers. L’ajustement structurel ou l’austérité ont été dévastateurs pour les économies et les gouvernements auxquels ils ont été imposés. L’austérité réduit la productivité et la production.
En 1944, alors que Keynes tentait de résister aux exigences étasuniennes en matière de commerce extérieur et de soumission monétaire lors de la conférence de Bretton Woods, il a proposé le Bancor, un accord intergouvernemental sur la balance des paiements qui exigeait que les nations créancières chroniques (c’est-à-dire les États-Unis) renoncent à leurs créances financières accumulées sur les pays débiteurs (tels que la Grande-Bretagne).Ce serait le prix à payer pour éviter que l’ordre financier international ne polarise le monde entre pays créanciers et pays débiteurs. Les créanciers doivent permettre aux débiteurs de payer, faute de quoi ils perdront leurs droits financiers à payer.
Keynes, comme indiqué ci-dessus, a également souligné que si les créanciers voulaient être payés, ils devaient importer des pays débiteurs pour leur donner la capacité de payer.
Il s’agissait d’une politique profondément morale, qui présentait en outre l’avantage d’être économiquement logique : elle permettrait aux deux parties de prospérer, au lieu qu’une nation créancière prospère tandis que les pays débiteurs succombent à l’austérité, ce qui les empêche d’investir dans la modernisation et le développement de leurs économies en augmentant les dépenses sociales et le niveau de vie.
Sous Donald Trump, les États-Unis violent ce principe. Il n’y a pas d’accord keynésien de type banquier, mais il y a les dures réalités de leur diplomatie unipolaire, qui impose le principe de « l’Amérique d’abord ». Si le Mexique veut sauver son économie de l’austérité, de l’inflation des prix, du chômage et du chaos social, il devra suspendre le paiement de sa dette extérieure libellée en dollars US.
Le même principe s’applique aux autres pays du Sud. Et s’ils agissent ensemble, ils ont la position morale de créer un récit réaliste et même inévitable des conditions préalables au fonctionnement de tout ordre économique international stable.
Les circonstances obligent donc le monde à rompre avec l’ordre financier centré sur les États-Unis. Le taux de change du dollar américain va s’envoler à court terme en raison du blocage des importations par Trump au moyen de droits de douane et de sanctions commerciales. Cette variation du taux de change exercera une pression sur les pays étrangers endettés en dollars, de la même manière qu’elle exercera une pression sur le Mexique et le Canada. Pour se protéger, ils doivent suspendre le service de la dette en dollars.
Cette réponse au surendettement actuel ne repose pas sur le concept de dettes odieuses. Elle va au-delà de la critique selon laquelle nombre de ces dettes et leurs conditions de remboursement n’ont pas favorisé les pays auxquels elles ont été imposées en premier lieu. Elle va aussi au-delà de la critique selon laquelle les prêteurs devraient assumer une certaine responsabilité pour juger de la capacité de remboursement de leurs débiteurs (ou subir une perte financière s’ils ne le font pas).
Le problème politique que pose le surendettement mondial en dollars est que les États-Unis agissent de manière à empêcher les pays débiteurs de gagner l’argent nécessaire au remboursement des dettes extérieures libellées en dollars. La politique américaine constitue donc une menace pour tous les créanciers qui libellent leurs dettes en dollars, en rendant ces dettes virtuellement impossibles à rembourser sans détruire leurs propres économies.
L’hypothèse de la politique étasunienne est que les autres pays ne répondront pas à l’agression économique des États-Unis.
Trump sait-il vraiment ce qu’il fait ? Ou sa politique incontrôlée cause-t-elle simplement des dommages collatéraux à d’autres pays ? Je pense que ce qui est en jeu, c’est une contradiction interne profonde et fondamentale dans la politique étasunienne, similaire à celle de la diplomatie des Etats-Unis dans les années 20. Lorsque Trump a promis à ses électeurs que les États-Unis devraient être les « gagnants » de tout accord commercial ou financier international, il a déclaré la guerre économique au reste du monde.
Trump dit au reste du monde qu’il doit être « perdant » et l’accepter gracieusement en échange de la protection militaire qu’il offre au monde au cas où la Russie envahirait l’Europe ou que la Chine enverrait ses militaires à Taïwan, au Japon ou dans d’autres pays. Le fantasme est que la Russie aurait quelque chose à gagner si elle devait soutenir une économie européenne qui s’effondre, ou si la Chine décidait de rivaliser militairement plutôt qu’économiquement.
Ce fantasme dystopique repose sur l’arrogance. En tant que puissance hégémonique mondiale, la diplomatie étasunienne prend rarement en compte la réaction des pays étrangers. L’essence de cette arrogance réside dans l’hypothèse simpliste que les pays se soumettront passivement aux actions des États-Unis sans aucune réaction négative. C’est une hypothèse réaliste pour des pays comme l’Allemagne ou ceux qui ont au pouvoir des politiciens clients des États-Unis.
Mais ce qui se passe aujourd’hui a un caractère systémique. En 1931, un moratoire a finalement été déclaré sur les dettes entre les Alliés et les réparations allemandes, mais c’était deux ans après le krach boursier de 1929 et les hyperinflations qui ont précédé en Allemagne et en France. Dans le même ordre d’idées, les dettes de l’Amérique Latine ont été annulées dans les années 1980 par le biais des Obligations Brady. Dans les deux cas, la finance internationale a été la clé de l’effondrement politique et militaire global du système, parce que l’économie mondiale s’était financiarisée de manière autodestructrice. Une situation similaire semble inévitable aujourd’hui. Toute alternative viable implique la création d’un nouveau système économique mondial.
La politique intérieure étasunienne est tout aussi instable. Le théâtre politique de Trump, qui lui a permis de gagner l’élection et qui de renverser sa clique, peut faire que soient reconnues et remplacées les contradictions et les conséquences de sa philosophie de fonctionnement. Sa politique douanière accélérera l’inflation des prix aux États-Unis et, plus fatalement encore, provoquera le chaos sur les marchés financiers étasuniens et étrangers. Les chaînes d’approvisionnement seront interrompues, perturbant les exportations américaines dans tous les domaines, des avions aux technologies de l’information. D’autres pays seront contraints de faire en sorte que leur économie ne dépende plus des exportations américaines ou des crédits en dollars.
Et peut-être qu’à long terme, ce n’est pas une mauvaise chose. Le problème est qu’à court terme, les chaînes d’approvisionnement, les modèles commerciaux et la dépendance sont remplacés dans le cadre du nouvel ordre économique géopolitique que la politique américaine oblige les autres pays à développer.
Trump fonde sa tentative de rompre les liens existants et la réciprocité dans le commerce et la finance internationaux sur l’hypothèse que, dans le chaos total, les États-Unis sortiront vainqueurs. Cette confiance sous-tend sa volonté d’éliminer les interconnexions géopolitiques actuelles. Il pense que l’économie américaine est comme un trou noir cosmique, c’est-à-dire un centre de gravité capable d’attirer à lui tout l’argent et l’excédent économique du monde. C’est l’objectif explicite d’America First. C’est ce qui fait du programme de Trump une déclaration de guerre économique au reste du monde. Il n’y a plus de promesse que l’ordre économique parrainé par la diplomatie américaine rendra les autres pays prospères. Les bénéfices du commerce et des investissements étrangers doivent être envoyés aux États-Unis et s’y concentrer.
Le problème ne se limite pas à Trump. Il ne fait que suivre ce qui est implicite dans la politique américaine depuis 1945 : l’image que les Etats-Unis ont d’eux-mêmes, c’est qu’ils sont la seule économie au monde qui peut être complètement autosuffisante sur le plan économique. Elle produit sa propre énergie et sa propre nourriture et fournit ces besoins de base à d’autres pays ou a la capacité de fermer le robinet.
Plus important encore, les États-Unis sont la seule économie qui n’est pas soumise aux contraintes financières des autres pays. La dette américaine est libellée dans leur propre monnaie et il n’y a eu aucune limite à leur capacité de dépenser au-delà de leurs moyens en inondant le monde de dollars excédentaires, que les autres pays acceptent comme réserves monétaires, comme si le dollar US était encore aussi bon que l’or. Tout cela repose sur l’hypothèse selon laquelle, d’une simple pression sur un bouton, les Etats-Unis peuvent devenir aussi autosuffisants sur le plan industriel qu’ils l’étaiten en 1945. Les Etas-Unis sont la Blanche du Bois du monde dans « Un tramway nommé désir » de Tennessee Williams, vivant dans le passé et ne vieillissant pas bien.
Le récit néolibéral égoïste de l’empire étasunien
Pour amener les pays étrangers à accepter un empire et à y vivre en paix, il faut un récit rassurant qui présente l’empire comme un système qui tire tout le monde vers le haut. L’objectif est de détourner l’attention des autres pays pour qu’ils ne résistent pas à un système qui est, en réalité, un système d’exploitation. La Grande-Bretagne d’abord, puis les États-Unis, ont promu l’idéologie de l’impérialisme libre-échangiste après que leurs politiques mercantilistes et protectionnistes leur ont donné un avantage de coût sur les autres pays, les transformant en satellites commerciaux et financiers.
Trump a tiré ce rideau idéologique. Il l’a fait en partie simplement parce qu’il reconnaît qu’il ne peut plus faire faire front la politique étrangère des États-Unis et de l’OTAN, à leur guerre militaire et économique contre la Russie et aux sanctions contre le commerce avec la Chine, la Russie, l’Iran et d’autres membres des BRICS. Ce serait de la folie pour les autres pays de ne pas rejeter ce système, maintenant que son discours d’autonomisation est faux aux yeux de tous.
La question est de savoir comment ils peuvent se mettre en position de créer un ordre mondial alternatif et quelle est la trajectoire probable.
En réalité, des pays comme le Mexique n’ont pas d’autre choix que de faire cavalier seul. Le Canada peut succomber et laisser son taux de change baisser et ses prix intérieurs augmenter, puisque ses importations sont libellées en dollars, la « monnaie forte ». Mais de nombreux pays du Sud se trouvent dans la même situation de crise de la balance des paiements que le Mexique. Et à moins qu’ils n’aient des élites clientes comme l’Argentine (dont l’élite est elle-même le plus grand détenteur d’obligations en dollars argentins), leurs dirigeants politiques devront faire défaut sur leur dette ou subir une austérité intérieure (déflation de l’économie locale) en même temps qu’une inflation des prix à l’importation, car les taux de change de leur monnaie se déforment sous les contraintes imposées par la hausse du dollar étasunien. Ils devront suspendre le service de la dette ou perdre le pouvoir dans les urnes.
Peu d’hommes politiques de premier plan ont la liberté qu’a l’Allemande [très controversée] Annalena Baerbock de dire que son ‘Parti Vert’ n’a pas à écouter ce que les électeurs allemands disent qu’ils veulent. Les oligarchies du Sud peuvent dépendre du soutien des États-Unis, mais l’Allemagne est certainement un cas exceptionnel lorsqu’il s’agit d’être prêt à commettre un suicide économique par loyauté envers une politique étrangère américaine sans entraves.
Suspendre le remboursement de la dette est moins destructeur que de continuer à succomber à l’ordre « America First » de Trump. Ce qui bloque une telle politique est d’ordre politique, ainsi que la peur des centristes de s’engager dans le changement de politique majeur nécessaire pour éviter la polarisation économique et l’austérité.
L’Europe semble craindre d’utiliser l’option consistant à simplement attirer l’attention de Trump, même s’il s’agit d’une menace vide qui serait bloquée par les propres intérêts acquis de l’Amérique au sein de la classe des bailleurs de fonds. Trump a déclaré que si l’Europe n’acceptait pas de dépenser 5 % de son PIB en armes militaires (dont une grande partie provient des États-Unis) et d’acheter davantage de gaz naturel liquéfié (GNL) étasunien, il imposerait des droits de douane de 20 % aux pays qui résisteraient. Mais si les dirigeants européens ne résistent pas, l’euro chutera peut-être de 10 ou 20 %. Les prix intérieurs augmenteront et les budgets nationaux devront réduire les programmes de dépenses sociales tels que l’aide aux familles pour qu’elles achètent du gaz ou de l’électricité plus chers pour chauffer et éclairer leurs maisons.
Les dirigeants néolibéraux des États-Unis se félicitent de cette phase de guerre de classe des exigences étasuniennes à l’égard des gouvernements étrangers. La diplomatie étasunienne a été si active pour paralyser la direction politique des anciens partis ouvriers et sociaux-démocrates en Europe et ailleurs que ce que veulent les électeurs ne semble plus avoir d’importance. C’est à cela que sert la démocratie du National Trust étasunien, ainsi que sa propriété et sa narration des grands médias. Mais ce qui est ébranlé, ce n’est pas seulement la domination unipolaire de l’Occident par les Etats Unis d’Amérique et sa sphère d’influence, mais aussi la structure mondiale du commerce international et des relations financières - et inévitablement, les relations et les alliances militaires.