Hichem Djaït, Penser l’histoire, penser la religion : Les dilemmes de l’historien face au fait religieux

Hichem Djaït est plus qu’un historien, c’est un penseur de premier plan. Sans doute, l’un des plus grands du monde arabe. Il nous laisse un legs d’une valeur inestimable, notamment sa trilogie consacrée à l’histoire du prophète, œuvre fondamentale, qui relève d’un exercice éminemment délicat en ce que ce type de travaux « touche à l’âme et l’identité d’un peuple », comme il l’affirme lui-même. Mais l’exercice est salutaire, en ce qu’il représente une véritable entreprise de démythification, appliquant la raison historienne (critique) sur tout ce qui nous est parvenu, via la tradition, à propos de la naissance de l’islam.

D’où l’importance de ce dernier livre, publié peu de mois avant la disparition de l’auteur. Un livre qui a quelque peu dérouté ses premiers lecteurs. Ces derniers ont ainsi constaté que, contrairement à ses prédécesseurs, il était « peu académique ». Ils se sont alors interrogés aussi bien sur son genre – est-ce « Un testament » ? « Un ensemble de méditations » ? « Un mémorandum » ? – que sur son propos : « Un regard curieux posé sur le monde des religions » (R. Seddik) ? « Une réflexion sur la sortie de la religion » (M. Ouanès) ? Ou « l’analyse des rapports complexes du religieux à l’histoire » (M. Kerrou) ?

1) Penser la religion dans l’histoire

Pour notre part, nous y voyons surtout, sinon le couronnement du moins une sorte de conclusion de ses réflexions autour d’une problématique qu’il portait depuis un demi-siècle, affrontant les relations tendues et compliquées entre Europe(modernité) et Islam, raison et religion, science (histoire) et foi. Une problématique qu’il a abordée aussi bien en tant que penseur dans Europe et Islam (1978) et Crise de la culture islamique (2000) qu’en tant qu’historien dans La Grande discorde (1993) et dans sa trilogie sur l’histoire du prophète (1999-2010-2015).

D’ailleurs, derrière ce dernier livre, nous trouvons l’œuvre et, derrière l’œuvre, nous trouvons l’homme. Ainsi, nous rappelle-t-il dans la préface que « son intérêt pour le religieux dans l’histoire est ancien » et il ajoute que « appartenant moi-même à deux cultures pleinement assumées (l’islamique et l’occidentale), j’ai vogué entre les deux… ». Seulement, nous estimons que l’utilisation du verbe « voguer » peut s’avérer trompeuse en ce qu’elle évoque la sérénité et le confort du voyageur allant d’une rive à l’autre du monde. Nous considérons, en effet, que cet exercice tient moins du voyage confortable entre deux cultures que du tiraillement entre elles, en raison notamment de la tension qu’implique cette double appartenance : à la fois moderne et musulman, historien et, quelque part, d’une certaine façon, croyant. On en veut pour preuve l’extrait d’une autre préface, celle de La Grande Discorde qui est, elle, plus explicite quant à la tension induite par cette double appartenance : « Dois-je dire au lecteur qu’il s’agit ici d’un livre écrit par un homme élevé dans la tradition islamique qui doit lutter à la fois contre la vision traditionnelle des choses et contre un modernisme simplificateur ? ».

Dès lors, et bien que le livre s’intitule « Penser l’histoire, Penser la religion », il s’y agit, selon nous, surtout de penser la religion dans l’histoire, c’est-à-dire aussi bien saisir la (les) religion(s) comme phénomène(s) historique(s) qu’étudier l’évolution des religions dans le temps long de l’histoire. A « penser l’histoire » l’auteur ne consacre d’ailleurs que le tiers du livre, tout en concédant au lecteur que son traitement de la question est loin d’être exhaustif puisqu’il n‘aborde l’histoire qu’à partir de deux dimensions : les migrations et les conquêtes, négligeant d’autres dimensions tout aussi importantes comme la politique, l’économie, etc.

C’est donc bien penser la religion dans l’histoire qui préoccupe Hichem Djaït en priorité et notamment ce fait historique majeur, inquiétant pour tout croyant, de la sortie de la religion induite par la modernité. Il est dès lors tout à fait logique de voir l’auteur s’attaquer à cette question à partir de trois angles principaux. D’abord, celui incontournable, mais passionnant pour un historien, des épineux problèmes épistémologiques que soulève le traitement du religieux comme phénomène historique. Ensuite, celui du récit, méticuleux et érudit, de l’évolution du fait religieux dans l’histoire, qui va du monde de la magie à celui des divinités, puis à celui des monothéismes, où il scrute le mouvement allant du judaïsme à l’islam en passant par le christianisme. Enfin, l’angle des relations tendues entre modernité et religion.

2) Des problèmes épistémologiques

Pour avoir abordé scientifiquement l’histoire de la grande discorde ayant déchiré la jeune communauté de l’islam après la mort des deux premiers califes, et, surtout, traité l’histoire du prophète, dans la foulée, Djaït sait parfaitement à quel point l’exercice est périlleux. Aussi souligne-t-il, comme on l’a vu plus haut, que « l’étude historique des religions encore vivantes est toujours chose délicate, car elles touchent à l’identité et à l’âme des peuples », et ce, d’autant plus que, nous rappelle-t-il, en évoquant Marx et Bayle : « On peut détruire le fondement de la foi en s’en faisant l’historien ».

Mais par-delà l’aspect éminemment délicat du traitement scientifique du fait religieux, quelle posture faut-il adopter en abordant ce dernier ? Quelle doit être la démarche de l’historien ? Ici Djaït est très clair, qui affirme que : « Pour se faire science objective, l’histoire impose une distance vis-à-vis de la croyance », c’est-à-dire « rejet ou mise entre parenthèses ». Néanmoins, il ajoute plus loin que ces questions doivent être abordées avec « un cœur à la fois engagé et distant », voire avec « amour et respect ». Toujours est-il qu’il fait clairement l’éloge des penseurs modernes qui ont adopté la démarche compréhensive en traitant du fait religieux. Ainsi, si dans le livre I de la trilogie, Djaït fait sienne l’approche d’un Max Weber qui affirmait qu’il fallait croire tout ce que rapportent les prophètes de leurs expériences, dans ce dernier livre, il fait l’éloge de Merleau-Ponty pour s’être « montré compréhensif vis-à-vis de la religion ». Et c’est donc logiquement que, dans l’introduction du livre II de l’histoire du prophète, il développe et justifie sa propre approche, baptisée : la méthode rationnelle-compréhensive.

Toutefois, et c’est quelque peu surprenant pour un historien, en rappelant que l’histoire est une « science terrestre », « de l’ici-bas », Djaït semble s’employer à relativiser la portée de la vérité historique. Il lui arrive même d’affirmer que celle-ci est en-deçà de la vérité religieuse ! C’est ce qu’il écrit en tout cas, sans détour, dans le livre I de la trilogie, en évoquant justement la question de l’historicité du prophète : « L’historicité de la prophétie et du prophète viendra en dernier lieu pour les mettre dans leur contexte réel, sans toutefois donner à ce contexte une valeur particulière, car il est en deçà de la vérité religieuse pure qu’on ne peut approcher que par une très grande sensibilité, une rationalité compréhensive et une connaissance précise ».

Et c’est donc armé de cette approche rationnelle-compréhensive que Djaït va s’attaquer à l’évolution de la religion dans l’histoire.

3) L’évolution du fait religieux dans l’histoire

En abordant le religieux dans l’histoire, Djaït pose la question fondamentale : « Les religions ont elles leur propre historicité ? Ou subissent-elles l’histoire globale ? ». Et il répond « les deux » ! Autrement dit, pour bien comprendre la naissance d’une religion et son évolution, il ne suffit pas de retourner au contexte historique de son apparition, il faut aussi avoir à l’esprit la propre historicité de la religion, des religions, la logique interne de leur propre développement. Or, concernant l’évolution du religieux dans l’histoire, Djaït nous livre deux idées fondamentales. La première stipule que « toute religion nouvelle, dans une aire donnée, continue la précédente en s’en différenciant ». La deuxième considère que « Les grandes religions ne naissent pas des grands centres civilisateurs, mais des marges, des refusés de l’histoire et parce que refusés de l’histoire ». Qui ne voit que ces deux idées s’appliquent parfaitement à l’islam, né en marge des civilisations byzantine et sassanide, en se différenciant du christianisme syrien?

Mais avant de nous arrêter plus longuement sur l’éclosion du prophétat de Muhammad, rappelons que Djaït saisit l’histoire du religieux dès le commencement, c’est-à-dire à partir du monde de la magie, il montre ensuite que la notion de divinités apparaît avec le néolithique, tandis que le monothéisme s’impose à la faveur de ce que Karl Jaspers appelle « l’âge axial ». Puis il suit dans le détail la séquence des monothéismes, évoluant du judaïsme vers le christianisme et de ce dernier vers l’islam. Ainsi, il étudiera le judaïsme primitif des débuts, teinté d’anthropomorphisme, dépourvu de l’idée d’un Dieu créateur universel et celle de l’existence d’une vie après la mort. Mais, au cours des siècles, le judaïsme se développera et s’enrichira. Puis apparaîtra le christianisme qui est une synthèse du judaïsme et de l’hellénisme, mais où l’histoire de la crucifixion de Jésus joue un rôle théologique fondamental à travers les idées de péché originel et de divinisation du Christ, qui en sont issues.

L’islam, quant à lui, est situé dans le lignage biblique. Car, même s’il se distingue nettement du christianisme syrien au niveau du dogme (en refusant la trinité et en retournant à l’absolue unicité et transcendance de Dieu), il en est, on l’a dit, clairement issu. Djaït l’a démontré de façon fort convaincante dans le livre II de la trilogie en montrant les influences des sermons d’Éphrem sur la description de l’apocalypse dans le Coran et celles des évangiles apocryphes qui circulaient en Syrie, du temps du prophète, sur les histoires de Marie et Jésus racontées dans le Coran. Il est même allé jusqu’à affirmer que l’islam n ‘aurait pas vu le jour sans le christianisme syrien : « Les grandes réformes, les inventions religieuses et philosophiques, sont des événements fulgurants qui viennent brusquer le cours routinier de l’histoire. Elles apparaissent en des lieux éloignés, à l’abri des bruits et des fureurs du monde. Mais elles ont toujours un lien, même ténu, avec l’environnement qui est le leur. Le bouddhisme n‘a pu voir le jour que grâce à la structuration de l’hindouisme à son époque. De même, le fait musulman doit beaucoup au christianisme oriental syrien ». D’un autre côté, Djaït considère que parce que l’islam se situe dans la continuité biblique, il est ainsi l’expression de l’historicité propre du fait religieux. Ceci transparaît clairement quand l’auteur évoque, dans le livre I de la trilogie, la conscience du prophète : « Mais la conscience muhammadienne a une structure à part, s’adossant à une mémoire longue qui remonte à Abraham, voire à Adam lui-même. La révélation est sous-tendue par cette durée unique en son genre qu’est l’historicité de l’esprit ».

Mais l’histoire du fait religieux ne s’arrête pas avec l’islam, bien sûr. Car Djaït poursuit son enquête en vue d’interroger ce fait civilisationnel majeur qu’est la sortie de la religion. A ce niveau, il doit étudier les rapports entre la religion et la modernité.

4) Religion et modernité

Il s’agit là, on l’a rappelé, d’une question que Djaït porte en lui depuis bien longtemps, au moins depuis Europe et Islam. Mais ce qui interpelle dans ce dernier livre, c’est, semble-t-il, un changement du statut de la modernité dans sa pensée. Aussi, le voit-on s’interroger à son propos, au début du livre : représente-t-elle « une révolution insigne », à l’image du néolithique ? Ou est-ce une évolution historique dont il faut relativiser l’importance, en dénigrant notamment ces intellectuels musulmans qui n ‘ont « que le mot modernité à la bouche » ? On se trouve ainsi face à une position qui tranche avec celle développée dans La Crise de la culture islamique, où l’adhésion à la modernité est totale, sans réserves.

Ici, en effet, la modernité est considérée, sans équivoque, comme une révolution insigne, à l’image du néolithique, justement : « la modernité se définit comme un profond bouleversement dans le cours de l’histoire et comme un bond énorme qui ne saurait être comparé qu’à la révolution néolithique ». Djaït estime au demeurant que : « il est indiscutable que les valeurs de la modernité sont élevées et que nous devons les adopter » et « que l’on invoque les spécificités pour refuser les valeurs de la modernité relève de la plus grande hypocrisie et de la mystification ». D’ailleurs, voudrait-on les rejeter qu’on y réussirait pas, car « le courant de la modernité est un torrent auquel on ne peut pas résister » et qu’ « il s’agit de nous maintenir dans l’histoire », tout simplement.

Par ailleurs, le fait que « l’irréligion demeure l’idée la plus représentative de la modernité » est lui aussi fortement souligné, dès l’ouvrage de 2000. Puisque Djaït y écrit que : « le cadre référentiel de la modernité a forcément atrophié les sentiments religieux », voire que : « la religion dans son essence, autrement dit comme foi, pourrait devenir un jour objet d’interrogation, ce qui serait douloureux pour le croyant ainsi que pour le musulman sociologique ». Néanmoins, il y rappelle déjà qu’il faut dépasser le modernisme simpliste et militant des débuts qui s’attaquait violemment à la religion, car, « dans la modernité, existent différentes modernités » et il y a exprimé aussi sa crainte de voir le monde arabe revivre le 19ème siècle européen, « alors que nous sommes au seuil du troisième millénaire ».

Tout cela prépare sans doute sa position quant à une possible survie de la religion dans le cadre référentiel de la modernité. Celle-ci est clairement exprimée dans la postface du livre où l’auteur a inséré un article, datant de 1995 et intitulé « Pertinence et limites des monothéismes … » contenant ce très beau passage : « La spiritualité projetée sur Dieu n ‘a pas besoin de la certitude de sa vérité : on soliloque avec lui dans la douleur de vivre et de mourir. L’émotion survient avec la parole divine et l’évocation du fondateur. A mes yeux, il n‘est pas communautaire, mais il représente une des plus hautes cimes de la solitude humaine. Et cela aucune modernité ne peut le tuer ».

La religion, malgré la modernité, la religion, malgré tout, voilà ce que semble vouloir nous dire Hichem Djaït dans ce dernier livre, qui est bien, par certains aspects, un testament…

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