Le délit « d’offense au chef de l’État », un héritage colonial remis au goût du jour

Le délit « d’offense au chef de l’État », délit d’opinion que l’on croyait jeté aux oubliettes de l’histoire, revient avec inquiétude sur les devants de la scène publique tunisienne, à la faveur de son virage autoritaire du 25 juillet 2021. Il est un des chefs d’accusation adressé à une liste « fuitée » de 25 personnalités sans liens entre elles, hommes et femmes du monde politique, des affaires, de la presse et des médias, visées, pêle-mêle entre partisans et opposants au régime politique, par une information judiciaire.

Quatre motifs d’accusation leur sont imputés : l’atteinte à la sûreté extérieure de l’État (article 61 bis), l’offense au chef de l’État (article 67), le complot dans le but de commettre l’un des attentats contre la sûreté intérieure de l’État, l’association de malfaiteurs (articles 131 et suivants sur l’entente, l’affiliation à une bande, la commission, la détention et l’usage d’un faux).

Peu importe ce que cette affaire dit ou cache de la guerre des clans au sein du sérail et des conflits d’influence dans les cercles du pouvoir présidentiel. Arrêtons-nous au délit « d’offense au chef de l’État » pour en interroger les vicissitudes historiques, les jeux et les enjeux politiques.

Ce délit aux origines historiques très anciennes, semble être un des avatars modernes de l’antique crime de « lèse-majesté », passé au Moyen-âge le plus sombre des monarchies européennes et transmis au cours des temps jusqu’au 19ème siècle comme l’arme du despotisme.

La Tunisie le recueillit par legs colonial. Exhumé de l’amoncellement des textes coercitifs du Protectorat français en Tunisie sur les délits de presse ( décret beylical du 21 octobre 1884), la « criminalité indigène » ( Code pénal de 1913), la répression des crimes et délits politiques et de presse (décret beylical des 9 janvier et mai 1926), « l’offense » (al-amr al-mouhach) fut réinjectée par trois fois dans le droit national de la République tunisienne naissante : en 1956 au Code Pénal, en tant que délit politique sous la disposition de son article 67 au titre de la répression des attentats contre la sûreté intérieure de l’État puis, en 1956 et 1975, au Code de la presse sous la disposition de son article 48 au titre de la répression des crimes et délits commis par voie de presse ou par tous autres moyens de publication contre la chose publique.

Ce dernier finit par disparaître sous le couperet du Décret-loi n°2011-115 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition, inspiré de la révolution tunisienne de la dignité, liberté placée de nouveau sous le verrou de l’état de fait d’exception (décret 2021-117) au prétexte de la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d'information et de communication (Décret-loi 2022-54).

Partout aujourd’hui dans le monde, le « délit d’offense au chef de l’État » tend à disparaître, notamment sous les coups de boutoir des cours et tribunaux des droits de l’homme en raison de ses caractères dérogatoires aux principes démocratiques de la liberté d’opinion et d’expression et exorbitants du droit commun (CEDH). Dans nombre de pays en effet, le chef de l’É

Le Chef de l’Etat, président élu ou monarque dynastique, est protégé par le seul droit commun de l’injure, de la voie de fait ou de la diffamation dans les mêmes conditions que tout citoyen «lambda».

La France, pays où « l’offense au président de la République » fut érigée en délit de presse par la loi du 29 juillet 1881 (applicable à la Tunisie) - délit puni initialement de prison puis d’une seule amende dont le montant a diminué régulièrement au cours du temps - a perduré en droit jusqu’en 2013. Sa suppression fut progressive.

La première, sur condamnation de la cour de Strasbourg dans l’affaire du journal le Monde (Colombani, 25 juin 2002) déclarant l’offense aux chefs d’Etats étrangers contraire à l’article 10 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme en ce qu’elle « tend à leur conférer un statut exorbitant du droit commun, les soustrayant à la critique seulement en raison de leurs fonctions ou statut sans aucune prise en compte de l’intérêt de la critique ( …) et à leur conférer un privilège exorbitant qui ne saurait se concilier avec la pratique et la conception politique d’aujourd’hui ».

La seconde eut lieu après l’épisode de l’affichette du « casse-toi- pov’ con » retournée par un militant politique contre son illustre auteur, le président Sarkozy (affaire Eon/c France, 14 mars 2013) et sa suppression définitive par la loi du 5 août 2013. La cour estima que la condamnation du requérant, qui a exprimé sa « critique politique sur le mode de l’impertinence satirique » constitue « une ingérence des autorités publiques dans son droit à la liberté d’expression (…) et que si cette ingérence est légale elle ne peut être regardée comme « nécessaire dans une société démocratique » d’autant que « contrairement au droit commun de la diffamation, l’incrimination de l’offense ne permet pas aux requérants de faire valoir l’exception de vérité (l’exceptio veritatis), de prouver la véracité de leurs allégations afin de pouvoir s’exonérer de leur responsabilité pénale ». Cette impossibilité de faire jouer la vérité constitue « une mesure excessive » pour protéger la réputation et les droits d’une personne quand bien même il s’agirait d’un chef d’État ou de gouvernement.

Qu’en est-il en Tunisie ? Quelles évolutions ont dessinées le droit et la pratique du délit d’offense ? Quelle est la nature exacte de cette infraction à bascule entre délit politique et délit de presse ? A quoi prépare sa réactivation après son abandon en 2011 et son délaissement promis et tenu par les chefs d’État, Moncef Marzouki et feu Béji Caïd Essebsi, malgré la satire et la raillerie intempestives dont ils ont fait l’objet?

1) Eléments d’histoire : Le délit d’offense au chef de l’État dans l’ordre colonial

Le délit d’offense est une incrimination floue à la légalité déficiente à qui il manque les deux éléments clés constitutifs de l’infraction pénale : l’élément matériel, l’intention délictueuse de l’auteur. L’on sait seulement par approximation qu’elle n’est ni injure, ni diffamation, ni attaques, ni provocation, chacune de ces infractions ayant son régime juridique propre, mais qu’elle tient confusément de toutes.

La jurisprudence des tribunaux a bien tenté en vain de lever la confusion pour détecter sa nature exacte, fixer les frontières et déterminer si l’atteinte est portée contre la personne elle-même ou contre son statut public. Quoiqu’il en soit, le délit connut une longue vie sur l’échelle de la répression des libertés publiques aux moyens de tour de passe-passe entre droit, politique et justice.

Trois séquences en marquent les circonvolutions. La première est celle de son acclimatation à la politique de faveurs et de différentiation du pouvoir colonial entre européens et « indigènes tunisiens et musulmans ». Emprunté à la loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, le dispositif fut étendu à la Tunisie par réception, dérogation et promulgation à travers le décret beylical du 14 octobre 1884. Au délit « d’offense au Président de la République française » (art.26 loi française) fut juxtaposée « l’attaque contre S.A. le Bey, les princes de sa famille, les cultes dont l’exercice est autorisé, et contre les droits et les pouvoirs de la République française en Tunisie » (art.6, trois ans d’emprisonnement et une amende de 100 à 3000 francs).

En 1913, ce fut au Code pénal de la Tunisie de proclamer dans son article 67 que « toute offense commise contre le Souverain ou les membres de sa famille et ne rentrant pas dans les cas prévus par les articles 6 et 23 du décret du 14 octobre 1884, est punissable de 3 ans de prison et d’une amende de 1000 francs ».

Une deuxième étape, enclenchée en 1926 dans un contexte de « turbulences politiques » en renforça l’arsenal répressif. Elle imposa un redéploiement coercitif face aux expressions naissantes d’un mouvement national et syndical de plus en plus revendicatifs : création du Destour en 1920, publication à Paris de la Tunisie Martyre de Abdelaziz Thaalbi ( 920), contestations liées au décret sur la naturalisation (1921), ralliement de Nacer Bey à la cause nationaliste et menaces d’abdication (1922), grèves ouvrières de l’hiver 1924-1925 conduites par la Confédération générale tunisienne du travail à Tunis, Bizerte et Sfax.

Deux décrets simultanés furent promulgués le 29 janvier 1926 sur la répression des crimes et délits politiques et de presse. « Décrets scélérats », ils eurent pour effet de multiplier les incriminations jusqu’à l’absurde du « délit de murmure » ( l’équivalent du délit de rumeur du décret-loi 54 ) et de remettre à la compétence exclusive des tribunaux français de Tunisie, « quelle que soit la nationalité des délinquants » les crimes, délits et contraventions en matière de presse (associations, réunions publiques, souscriptions publiques à but politique, excitation à la haine des races) et, d’une façon générale, toutes les infractions qui, par leur caractère politique seraient susceptibles d’entraver la mission de l’État protecteur ».

La troisième étape, fugace et de courte durée, connut à ses débuts une sorte d’apaisement politique et social avec l’arrivée du Front populaire au pouvoir en France (1936) et le besoin de réajustement de la présence française en Tunisie. Des mesures d’assouplissement furent adoptées sur le régime des associations avec la levée du cautionnement (6 août 1936). D’autres apportèrent règlement au statut des fonctionnaires de Tunisie.

L’abrogation du décret sur la presse intervint dans ce contexte et fit disparaitre de ses dispositions punitives le délit d’offense (décret-beylical, 6 août 1936). Mais ce dernier perdura malgré tout au Code pénal comme délit politique. La parenthèse se referma vite. Le temps n’était pas au beau fixe, la Tunisie se trouvant dès 1922 dans l’antagonisme Franco-italien. Le bruit des bottes et des parades fascistes commençait à poindre et à se faire entendre. Le pays bascula avec le gouvernement de Vichy dans le fascisme et l’antisémitisme. L’arsenal répressif fut remis à l’honneur avec les lois d’exception.

Ces années de plomb et de souffrances, d’interdictions, de déportations, d’emprisonnements, d’éloignement, d’assignations à résidence, de surveillance administrative, d’exil des opposants et des militant-e-s marquent la connivence toxique entre droit, justice et politique en situation de concentration des pouvoirs régaliens de la République.

2) De l’offense au Souverain à l’Offense au Président de la République Tunisienne

La Tunisie accéda à la souveraineté en mars 1956 dans un « étrange contexte » de liesses populaires et de quasi-guerre civile entre les anciens frères. Au plan politique, le pays connut de grands chambardements sous le règne de la nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics (Décret du 21 septembre 1955). Un dispositif d’exception fut mis en place, menant vers la consolidation de l’État moderne bourguibien (CSP 1956), l’abolition de la monarchie, la proclamation de la république (25 juillet 1957), l’affirmation de la figure tutélaire du Zaim, et conduisant, après affirmation du leadership du Néo-destour et liquidation des oppositions modernes et traditionnelles, vers le raidissement du régime sous l’effet d’une Constitution du 1er juin 1959 de plus en plus verrouillée et d’une justice politique spéciale aux ordres. Dès 1956, le pays se dota de juridictions politiques spéciales, une Cour criminelle (Décret du 28 janvier 1956) remplacée par la Haute cour de justice (Décret du 19/4/1956).

Le plus étrange dans cette histoire est sans doute le sort réservé au délit d’offense. Le décret du 9 février 1956 sur l’imprimerie, la librairie et la presse (pris sous régime de l’autonomie interne des conventions franco-tunisiennes de juin 1955) en réaffirma l’infraction en en élargissant le champ à toute « offense directe ou indirecte contre S. A. le Bey, ses ministres, les princes de sa famille, les cultes dont l’exercice est autorisé en Tunisie ». Or, quatre mois plus tard, le Décret du 31 mai 1956 sur « les droits et obligations de la famille beylicale », par lequel Mohamed Lamine BEY scella sa propre fin, proclama « la fin des privilèges, exonération ou immunités de quelque nature que ce soit reconnus actuellement aux membres de notre famille » et leur abolition.

Il abrogea la disposition ancienne de l’article 67 du Code pénal sur l’offense contre « S. Altesse le bey » en la dirigeant contre « le Souverain », « El-Amir » dans le texte arabe. Etrange Formulation ! Renvoyait-t-elle encore à la personne du BEY pour le protéger des revers de l’histoire ou rejoignait-elle l’abstraite catégorie des délits contre « la chose publique » ? Qu’importe car le plus déconcertant encore est qu’au « délit au Souverain » se soit substitué sans autre forme de procès la mention actuelle « délit au chef de l’État » invoquée contre les 25 présumés d’attentat à la sûreté intérieure de l’État.

Par quels procédés s’opéra la modification ou l’intrusion de cette nouvelle mention, sachant qu’en droit elle est obligatoirement soumise à des formalités qui lui confèrent sa juridicité d’une part, comme à des règles de légistique qui lui confèrent qualité rédactionnelle dans le but d’éviter les erreurs d’interprétation.

En effet les mots du droit ne sont pas simples mots et verbes du langage commun mais des énoncés performatifs … à la force du glaive, comme chacun sait. Si « Émir » « Souverain » et « Chef d’État » sont synonymes d’autorité publique, ils ne figurent pas juridiquement les mêmes personnes. Chicane de juristes objecteraient certains.

Chicane certes, significative du fatras incommensurable du droit pénal tunisien. Celui-ci est un amas d’actes de sources juridiques dévaluées et hétéroclites, frappés du sceau de l’arbitraire, des dérogations et des illégalités excusées par les successifs états de sièges, états d’urgence, circonstances exceptionnelles et faits du prince, abattus sur le pays pour le dompter et dresser son peuple à l’obéissance. Cela pose au fond le problème crucial du sens même de la norme du droit (charîya) qui fait citoyenneté dans un pays où tous les verrous démocratiques, de l’État de droit et de la justice ont sauté.

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