Berceau du Printemps arabe, la Tunisie s’engouffre dans une trajectoire autoritaire, populiste et xénophobe

«Pourquoi voulez-vous qu'à mon âge je commence une carrière de dictateur ? » En reprenant à son compte le bon mot de De Gaulle, Kaïs Saied, 65 ans aujourd'hui, ne fait pas sourire ses interlocuteurs.

Ceux-ci, d'ailleurs, n'ont pas le droit de poser des questions. Nous sommes en 2021, au palais de Carthage. C'est ainsi sous le règne de Saied : on écoute ses monologues et on est prié de boutonner sa veste et ses convictions.

Le palais a pris l'allure d'un château fort médiéval, pont-levis relevé, herses dressées, garde aux aguets. Journalistes et responsables des partis politiques sont interdits de visite, tous des « traîtres » et des « corrompus » !

Pourtant, depuis son élection triomphale et parfaitement démocratique d'octobre 2019, avec 72,3 % des suffrages exprimés au second tour, l'austère juriste devenu président avait tout pour être heureux.

Une opposition en guenilles, une jeunesse acquise à sa cause, une légitimité idéale pour combattre le fléau du pays, la corruption, qui est son cheval de bataille. Il a préféré consolider son pouvoir pour endosser l'habit d'un autocrate.

Mars 2023. À l'aéroport de Tunis Carthage, la vie suit son cours. On travaille, on tamponne les passeports, on gère la routine des allers mais aussi des retours. Ainsi, Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats, a été déclarée persona non grata le 18 février par le chef de l'État avec ordre de quitter le territoire sous vingt-quatre heures À Sfax, elle avait apporté son soutien à des manifestants qui protestaient contre la dégradation de leurs droits syndicaux.

À l'extérieur, ça klaxonne dans les embouteillages. « La vie est impossible », déclare le chauffeur de taxi - l'inflation atteint 10,4 %. Sa radio est vrillée sur Mosaïque FM, qui diffuse « Ma liberté de penser », chantée par . La programmation ne manque pas de panache lorsqu'on sait que le directeur général de la station, Noureddine Boutar, est emprisonné depuis le 13 février.

La radio capte presque 30 % de l'audience depuis plus de dix ans. Selon Dalila Ben Mbarek Msaddek, son avocate, Boutar a été questionné par l'antiterrorisme « sur les choix de Mosaïque FM, sur ses chroniqueurs », bref sur sa ligne éditoriale. Boutar, l'homme aux chemises mauves impeccablement repassées, a été mis sous dépôt.

On l'accuse pêle-mêle d'atteinte à la sûreté de l'État et de blanchiment. Le frère de son avocate, Jawhar Ben Mbarek, a été arrêté et emprisonné le 24 février quand leur père, le militant Ezzeddine Hazgui, l'avait été brièvement la veille à près de 80 ans.

À Sidi Bou-Saïd, la ville touristique aux murs blancs et aux volets bleu d'azur dans la banlieue nord de Tunis, un petit camion poubelle réveille à l'aube les insomniaques. Dans ce havre qui surplombe la mer Méditerranée, on est peu habitué à la vulgarité d'un débarquement d'estafettes de police.

Et pourtant. En démissionnant d'Attayar, le parti de centre gauche dont il était le secrétaire général, Ghazi Chaouachi avait expliqué que le pays aurait désormais « besoin d'avocats et non de politiques discrédités pour contrer la dérive autoritaire du président Kaïs Saied ». Sa prédiction s'est avérée le 11 février, jour J de l'offensive lancée contre toutes les oppositions du pays.

Une armada policière a déboulé, nuitamment, au domicile de Khayam Turki, 57 ans, marié, trois enfants. Il fut l'un des lieutenants de Mustafa Ben Jaafar, le président (socialiste) de l'Assemblée constituante au lendemain de la révolution de 2011.

Complot

Profil discret, brillant, ce fils d'ambassadeur a fait une carrière internationale dans la finance avant d'investir dans la démocratie naissante. Depuis le 11 février, il est emprisonné pour « tentative de constitution de bande organisée pour attenter à la sûreté de l'État ». Un mystérieux indic de la police aurait apporté les preuves d'un complot visant à renverser le pouvoir.

En fait de conspiration, Turki avait lancé vingt invitations à déjeuner à toutes les mouvances du pays, des syndicalistes aux islamistes, des gauchistes aux « éradicateurs », des gens qui ne se parlent pas, afin de créer une alternative contre un possible retour à la dictature.

Sur vingt invités, dix ont pris place à table, les autres prouvant par leur absence soit leur étroitesse d'esprit, soit leur peur grandissante. Peu de temps après, une série de personnalités politiques étaient interpellées à leur domicile. Boutar, de Mosaïque FM, Noureddine Bhiri, l'un des poids lourds du parti islamiste Ennahdha, Lazhar Akremi, ex-ministre chargé des Relations avec le Parlement, la militante Chaïma Aïssa, l'ancien procureur de la République Bechir Akremi, le dirigeant du Parti républicain Issam Chebbi... Un bottin mondain des dix dernières années. Tous mis sous les verrous, sous couvert de la loi antiterroriste.

Le président Saied a prévenu : les juges qui libéreraient ces individus seront poursuivis. L'un d'entre eux, ayant pris la décision de relâcher un syndicaliste, a reçu la visite de l'Inspection générale.

Ghazi Chaouachi, sourire à la Fernandel, carrure de rugbyman, était l'un des avocats du « premier de la liste », Khayam Turki. Quinze jours après, il rejoignait son client en prison, une vingtaine de policiers ayant pris d'assaut son domicile. Incarcéré dans la caserne de Bouchoucha, cet ex-député (2014-2020), ex-ministre sous Saied (en 2020, à l'Équipement puis aux Domaines de l'État et aux Affaires foncières), pourra regarder le palais du Bardo, à quelques centaines de mètres de sa cellule. Ce palais beylical fut pendant dix ans le quartier général de la démocratie, siège de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP).

Coup de force.

Le bâtiment a été fermé le 25 juillet 2021 sur ordre du président de la République, ses hautes grilles étant cadenassées et des véhicules militaires prenant place sur le parking des députés. Arguant de « périls imminents », Kaïs Saied a « gelé » l'ARP et congédié ce jour-là ses 217 députés. Alors que beaucoup refusaient alors de voir que ce coup de force s'apparentait à un coup d'État, Selim Kharrat, pilier de l'ONG Al Bawsala, vigie de la vie démocratique nationale, refusa de se rendre au palais de Carthage, dénonçant une « décision anticonstitutionnelle ». En retour, lui et les autres dirigeants de l'association seront insultés sur les réseaux sociaux par l'armée numérique de « KS », traités de « vendus » et de « mercenaires de l'étranger ». Aujourd'hui, Kharrat ne tire aucune satisfaction d'avoir été lucide. Derrière lui, un oiseau gazouille joyeusement. « C'est le printemps », dit-il d'une voix triste.

« Lorsqu'on relit les dix-huit derniers mois, on se rend compte que tout était préparé pour mettre sur pied une dictature comme celle de Sissi en », explique , l'ancien président de la Tunisie (2011-2014), le premier à avoir été démocratiquement élu.

Lorsqu'on lui demande comment il va, il dit d'une voix sombre : « Comme le pays, mal. » À ses yeux, « c'était prévisible, c'est arrivé avec un homme de l'ancien système qui pense que le futur doit ressembler au passé ». Détesté par Kaïs Saied pour ses propos critiques, Moncef Marzouki avait demandé que le Sommet de la francophonie, en novembre dernier, n'ait pas lieu en Tunisie, « à cause du coup d'État ».

La réponse du président fut quasi immédiate : une condamnation à quatre ans de prison, sans procédure. Son passeport diplomatique lui fut retiré, « la petite mesquinerie qui caractérise son commanditaire », dit Moncef Marzouki. « Un traître », décrète Kaïs Saied à propos de son prédécesseur. Le mot « traître » est devenu un élément de langage de la présidence. Depuis le coup de force de 2021, l'homme ne voyage presque plus. « Il vit dans la peur d'être assassiné », estime Moncef Marzouki.

Tel un « empereur romain ».

Au 7, avenue Habib-Bourguiba, où l'on torturait dans les sous-sols durant la dictature de Ben Ali -, on retrouve le sourire. Fini le règne des « droits-de-l'hommistes », terminées ces formations d'adaptation à la démocratie financées par l'Union européenne, oubliée l'idée saugrenue de rabibocher la population avec sa police.

Pour le militant prodémocratie Selim Kharrat, « le seul fil conducteur des arrestations et des intox autour, c'est la police ; toutes ces pseudo-affaires de complot, d'atteinte à la sûreté de l'État ont été portées par les syndicats sécuritaires ». Moncef Marzouki, lui, compare Saied à « un empereur romain qui se place sous la protection d'une institution et en devient la propriété ». Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center, estime que, « au sein du ministère de l'Intérieur, des forces instrumentalisent Saied. On assiste à un coup d'État par étapes, un slow coup, comme disent les Américains ». Il lui semble impossible que « les services partagent son idéologie, un syncrétisme bizarre de Kadhafi, de Nasser et de Chavez, un président omnipotent pour qui l'État fait tout ».

Seule inconnue, l'armée. Son silence inquiète. Un militaire a été nommé ministre de l'Agriculture. On se rassure en se disant, comme l'ancien président Marzouki, que « ce n'est pas une armée d'affairistes comme en Algérie ». Marzouki a toujours loué l'institution, tout « en changeant les cinq chefs les plus importants lorsque j'ai été élu, afin d'éviter un coup d'État ». Essebsi, son successeur, a fait de même. Saied également.

L'homme de la rue, lui, ne dissimule généralement pas son contentement. La plupart des gens qu'il a entendus et vus à la télévision depuis 2011, il les veut derrière les barreaux, qu'ils soient vertueux ou ripoux. Commence l'acte III du règne de Kaïs Saied : après le coup d'État (acte I), la liquidation des institutions nées de la démocratie (acte II), voici les arrestations.

« Les partisans de Saied veulent être vengés », confie un observateur tunisien. Si un scrutin avait lieu, le chef de l'État serait réélu avec 65 % des voix dès le premier tour (sondage Emrhod Consulting). Face à lui, aucun candidat ne dépasse la barre des 5 %. Mais un dérapage imprévu pourrait enrayer le processus.

Feu aux poudres

En ces temps de crise, il n'est pas facile d'être le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie. On serre la main de Marouane Abassi comme si on lui prenait le pouls. On se presse au chevet de la Tunisie pour lui prodiguer des conseils, des soutiens verbaux pour l'obtention d'un prêt du FMI.

Les chiffres de la conjoncture n'étaient déjà pas favorables au déblocage d'une ligne de crédit, alors les arrestations sur fond de suspicion liberticide... À quoi s'ajoute la dernière sortie de Kaïs Saied, le 21 février, à l'issue d'un conseil de sûreté nationale consacré aux migrants africains.

Dénonçant un « plan criminel » visant à « transformer la composition démographique de la Tunisie », il a ajouté que « l'objectif inavoué des vagues successives de migration clandestine [subsaharienne] est de réduire la Tunisie à sa dimension africaine et de la dépouiller de son appartenance arabe et islamique ».

Un « grand remplacement » version Tunisie, une déclaration présidentielle qui a mis le feu aux poudres. Agressions, familles subsahariennes jetées à la rue, avions affrétés de Côte d'Ivoire, de Guinée, du Mali pour rapatrier leurs ressortissants : le fiasco est complet. Pour Hamza Meddeb, « la déclaration est choquante, elle promeut une xénophobie d'État. Saied est la chambre d'écho des fantasmes de sa base et désigne une nouvelle cible : les migrants ».

Si les pays européens ont à peine maugréé, l'Union africaine a condamné le caractère « raciste » de ces propos, et la Banque mondiale a annoncé dans une note interne « suspendre ses travaux avec la Tunisie ».

Se mettre à dos l'une des principales institutions financières du monde alors qu'on sollicite un prêt crucial avec le FMI, voilà qui est au mieux maladroit, au pire kamikaze. Depuis, le président Saied explique qu'on « veut nuire à la Tunisie en déformant ses propos ». Le pouls du gouverneur de la Banque centrale risque d'atteindre des niveaux préoccupants.

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