La crise de la dette stagflationniste qui se profile

Premièrement, l’augmentation de l’inflation observée dans la plupart des économies développés sera-t-elle temporaire ou persistante ? Animé l’an passé, ce débat est désormais largement résolu : le camp de l’inflation persistante l’a emporté, tandis que celui de l’inflation transitoire – qui incluait hier la plupart des banques centrales et autorités budgétaires – ne peut que reconnaître son erreur.

Deuxième question, l’augmentation de l’inflation a-t-elle été provoquée davantage par la demande globale excessive (politiques accommodantes en matière monétaire, budgétaire et de crédit) ou par les différents chocs d’offre globale négatifs stagflationnistes [1] (confinements initiaux face au COVID-19, goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement, offre de main-d’œuvre moindre aux États-Unis, impact de la guerre menée par la Russie en Ukraine sur les prix des matières premières, et politique chinoise du « zéro COVID ») ?

Bien que les facteurs à la fois d’offre et de demande soient intervenus, il est désormais largement admis que les facteurs d’offre ont joué un rôle décisif et croissant, ce qui revêt de l’importance dans la mesure où l’inflation induite par les considérations d’offre est stagflationniste, et soulève ainsi le risque d’un atterrissage brutal (augmentation du chômage et potentiellement récession) lorsque la politique monétaire se resserre.

Ceci nous conduit directement à la troisième question : le resserrement de la politique monétaire par la Réserve Fédérale US et les autres grandes banques centrales entraînera-t-il un atterrissage brutal ou en douceur ? Jusqu’à récemment, la plupart des banques centrales et des acteurs de Wall Street se situaient dans le camp de l’atterrissage en douceur.

Le consensus a toutefois rapidement évolué, le président de la Fed Jerome Powell lui-même admettant la possibilité d’une récession, ainsi que la « grande difficulté » à opérer un atterrissage en douceur. Par ailleurs, un modèle utilisé par la Banque fédérale de réserve de New York indique une probabilité élevée d’atterrissage brutal, la Banque d’Angleterre exprimant un point de vue similaire. Plusieurs grandes institutions de Wall Street ont désormais décidé de considérer une récession comme leur scénario de base (l’évolution la plus probable si toutes les autres variables restent constantes). Aux États-Unis et en Europe, les indicateurs prospectifs liés aux affaires et à l’activité économique indiquent nettement une chute.

La quatrième question consiste à savoir si un atterrissage brutal affaiblirait la détermination ferme des banques centrales concernant l’inflation. Si elles décident de cesser leur resserrement des politiques une fois l’atterrissage brutal devenu très probable, nous devrons nous attendre à une hausse persistante de l’inflation, et soit à une surchauffe de l’économie (inflation supérieure à l’objectif et croissance supérieure au niveau potentiel), soit à une stagflation (inflation supérieure à la cible et récession), selon que les chocs de demande ou les chocs d’offre domineront.

La plupart des analystes du marché semblent penser que les banques centrales resteront fermes. Je n’en suis pas certain. Comme je l’ai déjà exprimé, je pense qu’elles reculeront et accepteront l’inflation – suivie d’une stagflation – lorsqu’un atterrissage brutal deviendra imminent, car elles redouteront les dégâts d’une récession et d’une trappe de la dette, compte tenu d’une accumulation excessive de dettes privées et publiques après des années de taux d’intérêt faibles.

L’atterrissage brutal devenant le scénario de référence pour de plus en plus d’analystes, une cinquième et nouvelle question émerge : la récession à venir sera-t-elle modérée et courte, ou plus sévère et caractérisée par de profondes difficultés financières ? La plupart de ceux qui ont accepté tard et à contrecœur l’idée d’un scénario d’atterrissage brutal maintiennent que la récession sera minime et brève, considérant que les déséquilibres financiers actuels ne sont pas aussi sévères que ceux qui ont conduit à la crise financière mondiale de 2008, et que le risque de récession accompagnée d’une grave crise de la dette et crise financière est par conséquent réduit.

Ce point de vue est toutefois dangereusement naïf. De nombreuses raisons portent à croire que la prochaine récession sera marquée par une grave crise de la dette stagflationniste. En part du PIB mondial, les niveaux de dette privée et publique sont aujourd’hui beaucoup plus élevés qu’hier, étant passés de 200 % en 1999 à 350 % aujourd’hui (avec une hausse particulièrement prononcée depuis le début de la pandémie).

Dans ces conditions, une rapide normalisation de la politique monétaire et hausse des taux d’intérêt poussera vers la faillite et le défaut de paiement les ménages, sociétés, institutions financières et gouvernements hautement endettés et déjà en grande difficulté. La prochaine crise ne sera pas comparable aux précédentes.

Dans les années 1970, nous avons connu la stagflation sans crise majeure de la dette, car les niveaux de dette demeuraient peu élevés. Après 2008, nous avons vécu une crise de la dette suivie d’une faible inflation ou d’une déflation, dans la mesure où la contraction du crédit avait entraîné un choc de demande négatif. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à plusieurs chocs d’offre, dans un contexte de niveaux de dette bien supérieurs, ce qui signifie que nous nous orientons vers une combinaison entre stagflation de type années 1970 et crises de la dette de type 2008 – c’est-à-dire vers une crise de la dette stagflationniste. Face à des chocs stagflationnistes, une banque centrale doit resserrer sa position politique, même si l’économie s’oriente vers une récession.

La situation actuelle est par conséquent fondamentalement différente de la crise financière mondiale ou des premiers mois de la pandémie, lorsque les banques centrales pouvaient encore assouplir massivement la politique monétaire en réponse à la diminution de la demande globale ainsi qu’à la pression déflationniste. La possible marge d’expansion budgétaire sera elle aussi limitée cette fois-ci. La plupart des munitions budgétaires ont déjà été utilisées, et les dettes publiques deviennent insoutenables.

Par ailleurs, dans la mesure où l’actuelle inflation supérieure est un phénomène mondial, la plupart des banques centrales procèdent à un resserrement de manière simultanée, augmentant ainsi la probabilité d’une récession mondiale synchronisée. Ce resserrement produit d’ores et déjà un effet : partout les bulles dégonflent – dans les domaines des capitaux publics et privés, de l’immobilier, du logement, des « meme stocks » [2], de la cryptomonnaie, des SPAC (special-purpose acquisition companies), des obligations, ou encore des instruments de crédit. La richesse réelle et financière diminue, tandis que les ratios de dette et de service de la dette augmentent.

Ceci nous conduit à la dernière question : Les marchés boursiers connaîtront-ils un rebond par rapport à l’actuel bear market [3] (chute d’au moins 20 % par rapport au dernier pic), ou plongeront-ils encore plus profondément ? Il est probable qu’ils s’effondrent davantage. Habituellement lors des récessions, les actions américaines et mondiales ont tendance à chuter d’environ 35 %. Or, la prochaine récession s’annonçant à la fois stagflationniste et accompagnée d’une crise financière, le crash des marchés boursiers pourrait avoisiner 50 %.

Que la prochaine récession soit modérée ou sévère, l’histoire nous enseigne que les marchés boursiers ont une pente beaucoup plus longue à dévaler avant de pouvoir rebondir. Dans le contexte actuel, tout rebond – comme celui des deux dernière semaines – doit être considéré comme un « dead-cat bounce » [4], et non comme l’habituelle opportunité de « buy-the-dip » [5]. Bien que l’actuelle situation mondiale présente de nombreux points d’interrogation, nous ne sommes pas confrontés à une énigme. Les choses empireront encore sérieusement avant de pouvoir s’améliorer.


Notes :

[1] La stagflation désigne une économie qui connaît simultanément une augmentation de l’inflation et une stagnation de la production économique.

[2] Une action même désigne les actions d’une entreprise qui ont acquis un statut de culte en ligne et sur les plateformes de médias sociaux. Ces communautés en ligne peuvent ensuite créer un engouement autour d’une action par le biais de récits et de conversations élaborés dans des fils de discussion sur des sites Web tels que Reddit et de messages envoyés aux personnes qui les suivent sur des plateformes telles que Twitter et Facebook.

[3] On parle de bear market lorsqu’un marché connaît des baisses de prix prolongées.

[4] L’expression « dead cat bounce » est basé sur la notion que même un chat mort rebondira s’il tombe assez loin et assez vite.

[5] « Acheter à la baisse » signifie acheter un actif après que son prix a baissé. L’idée est que le nouveau prix plus bas représente une bonne affaire, car la « baisse » n’est qu’à court terme et l’actif, avec le temps, est susceptible de rebondir et de prendre de la valeur.

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