Monopoles dans la pandémie

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« Soyons libres, le reste n’a pas d’importance » a clamé San Martín

De nouvelles vagues de Covid-19 se déchaînent à travers le monde. Elles sèment une mer d’incertitudes sur l’avenir et accumulent les destructions dans une économie mondiale pleine de contradictions et de conflits non résolus. Certains s’attendent à l’émergence d’un « nouveau » capitalisme dans l’après-pandémie. D’autres ne perdent pas de temps et nagent dans des eaux agitées, ils essaient de redéfinir ce qui va venir. Dans ce contexte de chocs, la crise économique se déguise avec des vêtements neufs. Cependant, la vigueur de sa rumeur plonge une poignée de monopoles au centre de la scène politique mondiale. À partir de là, ils gèrent un avenir imprévisible.

La pandémie écrase jusqu’aux os la trame du tissu social imprégnée du rugissement des monopoles et de la plainte d’une population mondiale de plus en plus exclue, fragmentée, confinée à l’isolement et à la manipulation, une humanité qui souffre étonnée et démobilisée des coups d’un présent qu’elle ne domine pas.

Cependant, comme un tremblement de terre qui secoue les couches géologiques les plus profondes, la pandémie ouvre la possibilité de construire quelque chose de nouveau dans le bouillon de l’ancien qui agonise. Nous n’avons aucun concept pour comprendre profondément le drame que nous vivons. Cependant, le rôle des monopoles dans la catastrophe mondiale montre que seulement en dénouant leurs privilèges qu’on pourra trouver le moyen de sortir d’une crise qui, pour la première fois, accable simultanément l’humanité dans son ensemble.

Mégabanques et crise financière

La forte intervention de la Réserve Fédérale US sur les marchés financiers a contenu ces derniers mois la débâcle financière déclenchée en mars. Cependant, les flammes d’un incendie irrépressible brûlent toujours. Son éclat met en lumière le rôle dans la crise de certaines méga banques et entités financières.

En mars 2017, la FDI (Federal Deposit Insurance Corporation ), une agence fédérale créée par le Congrès pour superviser la stabilité du système financier, considérait que cinq mégabanques US : Citigroup, JP Morgan, Morgan Stanley, Bank of America et Goldman Sachs, représentait un danger imminent pour la santé du système financier dans son ensemble.

À l’époque, ces banques réalisaient des investissements et des transactions financières très risqués, mettant leurs dépôts en péril. Elles détenaient également d’importantes quantités d’actifs extérieurs et étaient fortement interconnectées les unes aux autres et au système financier international.

Ainsi, comme cela s’est produit lors de la crise financière de 2008, un problème dans l’une d’entre elles pouvait infecter l’ensemble et déstabiliser rapidement le système financier international. La situation a été encore compliquée par le lourd endettement de ces banques avec des produits dérivés (instruments financiers complexes qui tirent leur valeur d’autres actifs). À l’époque, 25 banques étasuniennes avaient 242,3 billions de dollars de dette dérivée, la majeure partie est liée à l’évolution des taux d’intérêt. 89% du total de cette dette se trouvait entre les mains de ces cinq banques (occ.gov 2017).

Au premier trimestre de cette année, les perspectives n’avaient pas beaucoup changé (occ.gov 2020). Il est bon de se rappeler que quatre de ces cinq banques sont les principaux actionnaires, avec Bank of New York Mellon, de la Réserve Fédérale de New York, la plus puissante des entités financières qui composent la Réserve Fédérale des États-Unis et donc avec une gravitation décisive sur cette dernière.

Ces cinq mégabanques ont passé avec succès les stress tests financiers périodiquement imposés par la Réserve Fédérale pour surveiller leur résilience à une récession. Cependant, le constat fait en juin dernier de l’énorme disparité entre les revenus de ces cinq banques et l’argent qu’elles distribuaient en dividendes et pour l’achat de leurs actions, nous a permis d’entrevoir une situation complètement différente (bloomberg.com 24 6 2020). Ainsi, par exemple : au cours des quatre dernières années, Citigroup - dont le rôle en 2008 a conduit au plus grand renflouement de l’histoire financière - a rendu à ses actionnaires presque le double de l’argent qui est entré dans ses coffres. Dans le même temps, son endettement a augmenté de 24% et s’élève aujourd’hui à 102,5 milliards de dollars, avec une échéance entre 2020 et 2022.

Gestion du sauvetage financier

Pour résoudre le problème des défauts de paiement imminents des banques et des entreprises, la Réserve Fédérale a conçu un programme de sauvetage, injectant de l’argent pour échanger l’ancienne dette contre une nouvelle dette. Elle a choisi BlackRock, l’un des plus grands fonds d’investissement au monde, pour gérer cela. Ce dernier, avec deux autres fonds d’investissement, Vanguard et State Street, contrôlent 80% des investissements passifs (investissements guidés par l’évolution des indices des marchés financiers) et, ensemble, ils sont les principaux actionnaires de plus de 90% des sociétés cotées sur le S&P 500.

Les conflits d’intérêts découlant de ce sauvetage sont notoires. Au 1er juin, BlackRock avait investi 48% des fonds de la Réserve Fédérale versés jusque-là, dans l’achat de ses propres actifs. Cela a eu un impact positif sur leurs prix et a stimulé leur demande croissante de la part des investisseurs qui ont effectué des opérations suivant l’orientation détectée dans les opérations de la Réserve Fédérale (front running).

Ainsi, deux acteurs jouent aujourd’hui un rôle crucial dans le sauvetage financier : d’une part, une Réserve Fédérale dominée par la Réserve Fédérale de New York dont les principaux actionnaires sont précisément quatre des 5 méga banques présentant le risque systémique le plus élevé. D’autre part, BlackRock, avec une forte participation dans de grandes entreprises cotées dans le S&P 500.

Cette semaine, la Réserve a décidé de prolonger le programme de sauvetage financier jusqu’à la fin de l’année, alors que l’endettement augmente et que le dollar se déprécie rapidement par rapport à l’or. Celle-ci a atteint son apogée en une décennie, reflétant une méfiance croissante dans la capacité de la Réserve à gérer une crise avec des taux d’intérêt fluctuant autour de zéro et avec un endettement public, privé et avec des dérivés qui explosera si les taux d’intérêt augmentent.

Ainsi, la sortie par un endettement accru aggrave les problèmes et menace le dollar en tant que monnaie de réserve internationale. La possibilité que cela se produise à court terme est aujourd’hui reconnue par les mégabanques (i.e Deutsche Bank, Goldman Sachs, entre autres, voir zerohedge.com 22, 28/7 2020), et les dirigeants de grands fonds d’investissement (ie Ray Dalio, J Grundlach entre autres, voir zerohedge.com 25, 26/7 2020).

Monopoles, conflits politiques et rumeurs de guerre

Un groupe de d’entreprises du secteur technologique (Amazon, Microsoft, Google/Alphabet et Facebook ),ayant grandement bénéficié, avec Apple, de la récente spéculation financière, a acquis un rôle de plus en plus actif dans la vie politique du pays. Avec Twitter , ils se sont publiquement opposés à Trump et exercent un contrôle explicite sur les informations circulant sur Internet et sur les réseaux sociaux, censurant les opinions « dangereuses » sur un large éventail de questions allant de la pandémie au racisme de Trump et à ses politiques. Cette semaine, leur énorme pouvoir sur les marchés et leur capacité à contrôler les informations ont été exposés lors des sessions du comité antitrust du Congrès des Etats-Unis (zerohedge.com 30 7 2020).

Ces jours-ci, Trump a évoqué la possibilité de reporter les élections en raison du risque de fraude possible et a avancé son pari de mobiliser ses électeurs en envoyant plus de troupes fédérales du DHS (Department of Homeland Security) pour réprimer les manifestations raciales dans plusieurs villes. Ces expéditions, non autorisées par les autorités locales, ont déclenché de nouvelles manifestations exigeant le départ immédiat des troupes fédérales. La répression violente de cette manifestation a entrainé de nouvelles poursuites judiciaires contre le gouvernement fédéral par les autorités locales de plusieurs États, intensifiant la crise institutionnelle.

Par ailleurs, une nouvelle offensive contre la Chine a dominé la semaine. La fermeture d’un consulat chinois s’est accompagnée de plusieurs opérations navales et aériennes dans le sud et l’est de la mer de Chine.

Le gouvernement chinois a fermement averti qu’il défendrait sa souveraineté sur la région, y compris par des actions militaires (zerohedge.com 27 et 28 7 2020). Dans le même temps, la Banque de Chine a annoncé la possibilité d’abandonner le système Swift de transactions financières (zerohedge.com 29 7 2020). Si cela se produit, la perspective que la Chine commence à abandonner ses avoirs en dollars soulève d’énormes questions sur son avenir.

Dans ce climat, les annonces de la plus forte baisse annualisée du PIB (-32,9%) de l’histoire du pays, associées à un chômage massif, à la faim et à l’incertitude sur la poursuite de la relance budgétaire, contribuent à brosser un tableau avec des lignes fortes rappelant les turbulences qui ont frappé les années 30 du siècle dernier.

L’Argentine en situation d’urgence nationale

Le pays s’approche d’une urgence nationale unique dans son histoire : une progression incontrôlable des infections et des décès liés au Covid-19, alors que la capacité hospitalière est au bord de l’effondrement et que se complique gravement la situation économique locale et internationale.

Les grands créanciers extérieurs font bloc et exigent de nouvelles conditions que le gouvernement considère comme inacceptables. Dans ce climat, les « pouvoirs de facto » et le journalisme de guerre [Grupo Clarín, La Nación, Infobae, etc] grondent pour exiger un accord pour que « les investissements futurs soient possibles ». Cela est assaisonné par des menaces de fuite des devises et de dérive de l’inflation si ce n’est pas accepté, des critiques du gouvernement pour avoir trop émis et dépensé, et des demandes de subventions de toutes sortes pour stimuler la reprise économique. La perte persistante de réserves et le désespoir infantile pour le dollar donnent de la musique à ce théâtre.

Les « pouvoirs de facto » ne se demandent pas comment ils peuvent contribuer à atténuer la faim et à contenir la pandémie. Au lieu de cela, ils exigent que les dépenses budgétaires soient contrôlées et que l’économie soit rapidement relancée pour augmenter les exportations.

C’est-à-dire que le gouvernement approfondisse à tout prix la rigueur budgétaire et la matrice productive actuelle, celle qui a garanti l’impunité dans son contrôle monopolistique / oligopolistique des domaines clés de l’économie locale, des décennies de dépendance technologique, d’endettement et de fuite des capitaux et de domination sur la politique et l’économie du pays, même en période d’ouverture financière.

La clameur des « pouvoirs de facto » n’est pas accidentelle. Elle survient dans le contexte d’une grave crise financière et économique internationale d’une nature sans précédent et d’une durée inconnue. Une crise qui, ajoutée à l’impact de la pandémie et à une économie dévastée par la gestion de Macri et du FMI,préfigure un désordre brutal.

Ce dernier, paradoxalement, ouvre l’opportunité de donner une autre orientation à la croissance économique future : croissance avec une forte présence d’un État entrepreneurial, qui garantit la sécurité alimentaire, le développement du marché intérieur, la création d’emplois, le développement technologique local et l’intégration des chaînes de valeur tant dans l’industrie que entre elle et l’agriculture.

Cela terrifie les « pouvoirs de facto » et ils se plient à la nouvelle vague qui exige pour la post-pandémie une substitution des PDG et des directeurs financiers par des gestionnaires productifs. C’est une erreur dangereuse. Ce qui se fait aujourd’hui définit ce que sera notre avenir. De même, si les politiques mises en œuvre aujourd’hui approfondissent la matrice productive actuelle, les causes structurelles de la crise économique brutale que nous traversons aujourd’hui se reproduiront. Celle-ci n’est pas une simple conséquence de la pandémie, ni de Macri et du FMI. Ces facteurs s’ajoutent aux causes structurelles qui viennent de loin.

Dans des moments comme ceux-ci, lorsqu’un ancien président dérape vers Paris dans des circonstances où s’accumulent les preuves contre lui d’espionnage illégal et de magouilles économiques de toutes sortes, lorsque le pouvoir judiciaire se barricade contre une réforme qui tente d’imposer des limites à ses manigances, Lorsque les doigts de BlackRock se serrent pour extraire plus de sang à une économie vide et incapable de se maintenir, en ces temps-là, les paroles prononcées par le général José de San Martín en 1819 devant l’avancée de l’armée espagnole, sont particulièrement éclairantes :

« Nous devons faire la guerre comme nous le pouvons. Si nous n’avons pas d’argent, de viande et un peu de tabac, ils ne nous manqueront pas ; Lorsque les vêtements seront usés, nous nous habillerons avec les tissus que nos femmes font pour nous et sinon, nous marcherons en chiffons comme nos compatriotes indiens. Soyons libres, le reste n’a pas d’importance ».


* Mónica Peralta Ramos a étudié sociologie à l’Université de Buenos Aires et elle est docteur dans cette discipline de l’Université René Descartes des sciences humaines de la Sorbonne, à Paris. Attaché en sciences et technologie à l’ambassade d’Argentine à Washington, USA (1992) ; Professeur à l’Institut d’Etudes Latinoaméricaines, Université de Londres, GB (en 1992). Elle combine ses activités d’enseignante et de chercheuse dans les domaines de l’économie politique, de la sociologie et de l’anthropologie, et a été conseillère politique et analyste. Ella a publié « Etapas de acumulación y alianzas de clase en la Argentina, 1930-1970 » ; « Acumulación del capital y crisis política en la Argentina, 1930-1974 » ; « From Military Rule to Liberal Democracy in Argentina » y « La economia politica Argentina. Poder y clases sociales (1930-2006) »

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