Ceux qui ont peur

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Dans son roman « Ceux qui ont peur » (Editions Gallimard 2019, traduit de l’arabe par François Zabbal), c’est l’histoire contemporaine d’un pays, le sien, que nous raconte Dima Wannous. La Syrie de l’intérieur, celle des gens ordinaires dont on a si longtemps étouffé les cris et les voix.

Alors que la tragédie qui se déroule sous nos yeux depuis 2011 et dont on ne compte plus les victimes semble sombrer dans l’indifférence et la lassitude, l’auteure nous invite en rappel à emprunter une autre porte que celle du politique, pour s’immerger dans le «royaume de la peur». Parmi ses habitants, Soulayma et Nassim dont les destins se croisent dans la salle d’attente d’un cabinet psychiatrique. Loin d’être un détail, ce lieu constitue l’espace dans lequel la parole se dépose. Une parole salvatrice par moments, débordante par d’autres mais surtout en quête de sens à donner au meilleur comme au pire en tout un chacun.

De la peur à l’exil lointain ou intérieur

Deux destins se scellent ainsi dans une liaison amoureuse où s’entremêlent des corps lessivés, tant leurs âmes épuisées y ont délesté une peur devenue trop lourde. Elle est partout, elle a des visages multiples et suinte par tous les pores. C’est une compagne quotidienne sous une dictature qui a cruellement sévi pour la semer durablement dans les esprits. « La peur est sans doute la sensation sur laquelle il est difficile de fonder l’âme. On peut cohabiter ou se réconcilier avec elle. Elle croit à l’intérieur sans relation avec ce qui se trouve hors du corps. C’est un bel imaginaire, fertile, qui se renouvelle à tout instant ».

Mais « La peur est épuisante, exténuante » se dit Soulayma auprès de son père malade. Il ne s’agit pas ici de la peur proprement dite mais plutôt de la « peur de la peur », celle qui annihile toute velléité de rébellion. C’est « une peur préalable à celle de l’arrestation, la poursuite judiciaire ou l’interdiction de voyager », c’est « la peur de devoir affronter ses angoisses » et surtout celle de la survie après avoir « senti l’odeur de la mort ».

Est-ce elle qui a jeté Nassim sur le chemin de l’exil ? Ou bien est-ce une autre forme de terreur, celle que Soulayma tente de calmer à coup d’anxiolytiques : la peur de la perte ? Celle qu’on « ne ressent pas mais qui croit dans l’âme, enfle et se voit pousser des bras des jambes et des yeux. Celle qui nous fixe et que nous ne voyons pas. Elle déboule dans nos veines et nous ne la sentons pas venir avant qu’elle explose sous la forme d’une crise de panique. »

Peu importe, la peur traque toute possibilité d’amour, elle tétanise les corps et leur interdit la jouissance de la vie et de la liberté.

Du bonheur impossible

Alors, semble s’interroger Soulayma, qu’en est-il du bonheur, où est-il quand la réalité triste et éprouvante ne lui a laissé aucune chance ? « Le bonheur ne s’imprime pas dans la mémoire. Son ombre légère, diaphane et passagère s’estompe d’un coup devant la tristesse et seule celle-ci subsiste, solidement campée […] occupant l’espace dévolu aux autres sentiments au point de me laisser croire que je ne n’ai rien connu d’autre».

Du bonheur elle n’en trouve non plus aucune trace dans le roman inachevé laissé par Nassim avant son départ et qui ressemble étrangement à sa propre vie jamais racontée.

Loin de s’en étonner, elle reconnaît dans cette similitude la marque du totalitarisme « Nous formons tous une seule histoire. Nous étions des clones à l’école, dans la rue, dans les salles de cinéma encore ouvertes à Damas, dans les théâtres, dans les bureaux administratifs, et voilà que nous devenons une histoire unique, la copie maladive l’un de l’autre… »

Pourtant, elle ou le personnage du roman de Nassim ont somme toute éprouvé du bonheur dans un temps révolu. Ce temps lointain d’avant la conscience de la peur. Elles l’ont éprouvé dans l’étreinte nourricière du père adulé et dans des lieux témoins de l’insouciance.

C’est pour le retrouver que Sulayma se réfugie dans l’intériorité car désormais plus rien ne subsiste et la peur a déchiré des amitiés d’enfance, des familles aux appartenances, aux accents multiples et aux opinions diverses.

Notre humanité à l’épreuve

Le roman dans le roman est une métaphore de la petite histoire dans la grande. C’est une quête d’amour désespérée, empêchée par la peur, d’une femme pour un amant, un père, un pays. Celle de deuils impossibles tant que subsistent dans les interstices de la peur, la douceur des souvenirs d’enfance, la possibilité de l’étreinte de l’aimé et l’espoir du retour à la patrie.

L’ouvrage dont l’écriture puissante nous happe dès les premières lignes, raconte la Syrie mais parle aussi de nous. C’est un voyage entre la raison et la folie qui convoque entre Beyrouth et Damas nos mémoires meurtries, nos mélancolies, nos peurs et nos espérances. Et c’est bien à Damas, ce lieu porteur d’un trop plein d’Histoire, cette matrice de l’universalité, que vient s’échouer notre humanité imparfaite, cruelle et vulnérable.

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