Une analyse des informations disponibles suggère que le mérite revient à des think tanks bellicistes de Washington, des lobbyistes et des régimes autoritaires du Moyen-Orient.
Tout s’est passé très vite. Il y a deux semaines, le Texas a annoncé qu’il désignait les Frères musulmans et un groupe musulman américain influent comme organisations terroristes étrangères. La semaine dernière, Donald Trump a suivi en ordonnant à son administration d’envisager des sanctions contre des branches des Frères musulmans en Égypte, Jordanie et Liban. Aujourd’hui, la Commission des affaires étrangères de la Chambre discute d’un projet de loi allant encore plus loin, exigeant que l’administration Trump désigne tous les groupes liés aux Frères musulmans comme organisations terroristes.
Ce mouvement soudain a surpris de nombreux observateurs. Trump avait envisagé cette désignation lors de son premier mandat, mais y avait renoncé. À l’époque, les diplomates et militaires américains estimaient que le groupe ne remplissait pas les critères d’une organisation terroriste. En réalité, il ne s’agit même pas d’un groupe unique : près de 100 ans après sa création, ce mouvement islamiste a inspiré une multitude d’organisations, dont la majorité n’a jamais eu recours à la violence. Celles qui prônent la violence, comme le Hamas, sont déjà classées terroristes par les États-Unis.
Les agences de renseignement s’opposent depuis longtemps à cette désignation. En 2017, la CIA avertissait qu’une telle mesure « alimenterait l’extrémisme » et provoquerait des complications diplomatiques, car de nombreux partis politiques dans la région sont affiliés aux Frères musulmans. Des experts en sécurité nationale estiment aussi que cela détournerait des ressources des menaces réelles comme Al-Qaïda ou Daech.
Alors pourquoi cette initiative controversée est-elle soudainement sur le point d’aboutir ? L’analyse montre que deux acteurs influents sont à la manœuvre : des think tanks bellicistes à Washington et des gouvernements du Moyen-Orient.
Les think tanks en première ligne
Le principal acteur est la Foundation for Defense of Democracies (FDD), connue pour ses appels au changement de régime en Iran. Sa branche de lobbying, FDD Action, a publié le mois dernier une « alerte politique » affirmant que les Frères musulmans soutiennent « méthodiquement et insidieusement » des organisations terroristes au Moyen-Orient. Elle appelle les États-Unis à « travailler de concert avec les gouvernements régionaux qui ont déjà interdit » le groupe.
Un autre acteur est l’Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (ISGAP), qui a publié une analyse de 265 pages accusant les Frères musulmans de conspirer depuis des décennies pour infiltrer l’Occident. Cette étude s’appuie sur des documents dont l’influence réelle est largement contestée par les spécialistes de l’islam politique.
Ces deux think tanks ont des points communs : des liens étroits avec Israël et les Émirats arabes unis (EAU). FDD s’est d’abord présenté comme visant à « améliorer l’image d’Israël en Amérique du Nord » et continue d’accueillir d’anciens officiers israéliens. ISGAP a longtemps été financé par Israël. Les deux entretiennent aussi des relations privilégiées avec les Émirats, qui ont désigné les Frères musulmans comme terroristes en 2014 pour étouffer l’opposition après le Printemps arabe.
Le rôle des Émirats et d’Israël
Les Émirats sont « obsédés » par les Frères musulmans, selon Khaled Elgindy du Quincy Institute. Ils ont même menacé en 2014 de suspendre un contrat d’armement avec le Royaume-Uni si Londres ne réprimait pas le groupe. Récemment, l’ambassadeur émirati aux États-Unis a participé à un atelier politique au Capitole avec ISGAP, juste avant l’annonce de Trump. Un conseiller du président émirati a salué la décision comme « stratégique et historique ».
Israël, de son côté, voit dans cette désignation une opportunité pour interdire des partis palestiniens influents. Un ministre israélien a même appelé à bannir le Council on American-Islamic Relations (CAIR).
Des relais à Washington
À la Maison-Blanche, Sebastian Gorka, directeur de la lutte antiterroriste, qualifie les Frères musulmans de « grand-père de toutes les organisations terroristes » et remercie FDD pour ses efforts. Au Congrès, le représentant Mario Diaz-Balart (R-Fla.), proche de l’Égypte, est le principal promoteur du projet de loi. Celui-ci irait bien au-delà de l’ordre de Trump en imposant une interdiction généralisée, sans distinction entre branches violentes et non-violentes.
Enfin, Ileana Ros-Lehtinen, ex-députée républicaine devenue lobbyiste pour les Émirats, pourrait jouer un rôle clé. Elle a rédigé en 2020 un rapport assimilant les Frères musulmans à Al-Qaïda et Daech, et entretient des liens personnels avec Diaz-Balart et Marco Rubio.
Conséquences
Selon Raed Jarrar de l’ONG DAWN, cette mesure serait « un cadeau gratuit aux régimes autoritaires » pour réprimer la liberté d’expression et l’organisation politique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, notamment en Jordanie et en Tunisie.