Une République née dans l’euphorie de l’indépendance
Le 25 juillet 1957 marque une rupture historique majeure dans l’histoire contemporaine de la Tunisie : la proclamation de la Première République. Cet événement intervient à peine un an après la déclaration d’indépendance du 20 mars 1956, dans un contexte où la population tunisienne, encore marquée par la sortie de la colonisation française, ne revendiquait pas explicitement ce changement de régime. Les mobilisations antérieures, telles que celles du 9 avril 1938, portaient principalement sur l’autodétermination, la fin des privilèges coloniaux et la mise en place d’institutions représentatives, plutôt que sur l’instauration d’une république en tant que telle.
Une République importée : Entre aspirations élitistes et absence de consensus populaire
L’idée républicaine en Tunisie ne procède pas d’une revendication populaire spontanée. Elle s’inscrit plutôt dans une dynamique élitiste et modernisatrice, portée par une frange dirigeante du mouvement nationaliste. Inspirée à la fois par la Quatrième République française et par le modèle kémaliste turc, cette orientation se heurtait à un contexte régional et identitaire particulier, où l’idéal d’une nation arabe unifiée primait souvent sur l’idée d’un État républicain.
La proclamation de la République fut donc moins le résultat d’un processus démocratique concerté que l’aboutissement d’une stratégie politique menée par Habib Bourguiba et l’Assemblée constituante présidée par Jellouli Fares. L’abolition de la monarchie husseinite et la destitution de Mohamed El-Amine Bey, le 25 juillet 1957, consacrèrent un nouveau régime dont les contours demeuraient encore flous mais portaient déjà l’empreinte d’une modernité autoritaire.
L’évolution de la culture politique : Entre modernisation et rupture symbolique
Dans l’immédiat après-indépendance, la République se superpose à une société tunisienne en pleine mutation. Les réformes impulsées par Bourguiba visent à moderniser les institutions et à consolider un État centralisé. Cependant, cette modernisation n’a pas été accompagnée d’une pédagogie républicaine auprès de la population.
L’imaginaire collectif demeure marqué par une distinction héritée de l’époque monarchique entre « rizk el-Hakem » (les biens du gouvernant) et le bien commun. Cette perception, qui associe les espaces publics à une propriété impersonnelle et négligée, contribue à une faible appropriation citoyenne des infrastructures collectives. La dichotomie entre espace privé (propre) et espace public (sale) en demeure une manifestation tangible, illustrée par l’état récurrent de dégradation des rues et plages tunisiennes, chaque été.
La fête nationale de la République : Une commémoration en quête de sens
Chaque 25 juillet, la République est officiellement célébrée en Tunisie. Cependant, cette commémoration souffre d’une ambiguïté persistante dans la conscience collective : le mot « République » est souvent confondu avec des notions voisines telles que patrie, État ou nation. Ce flou conceptuel empêche l’émergence d’un sentiment républicain fort et contribue à un désengagement citoyen vis-à-vis des biens publics.
Cette lacune se traduit par une loyauté fluctuante, davantage tournée vers les personnes au pouvoir que vers les institutions elles-mêmes. Le passage d’un dirigeant à un autre tend à redéfinir la relation des citoyens à l’État, accentuant la confusion entre gouvernance éphémère et continuité républicaine.
Les carences de la pédagogie républicaine : Un déficit structurel
Depuis 1957, aucun projet politique majeur n’a réellement entrepris de construire une culture républicaine partagée. Ni les régimes successifs, ni la transition post-2011 n’ont su ou voulu développer une véritable éducation civique axée sur les fondements, les valeurs et les obligations républicaines. Cette absence se manifeste dans la méconnaissance des institutions, dans le manque de respect pour l’espace public et dans une citoyenneté vécue davantage comme une appartenance identitaire que comme un engagement civique.
Pour une refondation républicaine : Enseigner et transmettre
Face à ce constat, la consolidation d’une culture républicaine en Tunisie passe par une refonte en profondeur des mécanismes d’éducation et de sensibilisation civique. Cela suppose :
• Un enseignement structuré de l’histoire et des principes républicains dès l’école primaire, incluant leurs racines antiques et leurs évolutions contemporaines.
• Une communication publique réformée, valorisant la République comme cadre pérenne de la vie commune et non comme simple émanation du pouvoir en place.
• Une implication de la société civile, pour réhabiliter les biens et espaces publics comme patrimoine collectif.
La République doit être pensée comme le socle de la « tunisianneté » moderne, garantissant droits et obligations, tout en protégeant une identité nationale ouverte sur son histoire et sur l’avenir.
La République, un idéal à réinvestir
Soixante-huit ans après sa proclamation, la République tunisienne demeure une construction inachevée. Sa légitimité ne peut se réduire à une simple date commémorative ; elle doit s’incarner dans des pratiques et des valeurs partagées. Redonner sens à l’idéal républicain exige un effort conjoint de l’État, des institutions éducatives et de la société dans son ensemble. Ce n’est qu’à cette condition que la République cessera d’être une notion abstraite pour devenir une réalité vécue, défendue et transmise de génération en génération.