L’illusion sécuritaire …

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Enfin ! La République a accouché d’un gouvernement dystocique qui va pouvoir se mettre au travail et dont on va pouvoir juger l’efficacité sous peu. En attendant, je continue ma rétrospective de la vie politique tunisienne des années soixante …

Juillet 1961, guerre de Bizerte. Inférieurs en nombre et en armement, mal préparés, les militaires et les nombreux résistants tunisiens essuyèrent une lourde défaite avec un bilan humain désastreux. L’armée avait mal vécu ce sacrifice inutile qui n'avait pour but que de redorer l’ego de Bourguiba, puisque quelques mois plus tôt, un début d’accord diplomatique avait été conclu avec De Gaulle, prévoyant l'évacuation de la ville par les militaires français. (1)

À la même époque, la scission yousséfiste divisait encore le pays. Les arguments de la sédition (soutien aux nationalistes algériens, adhésion au panarabisme nasserien, rejet de la francophilie et du modernisme excessif de Bourguiba) trouvaient encore écho chez une grande partie de la population. La dure répression des partisans de Salah Ben Youssef et son assassinat, le 12 Août 1961, alors que l'opinion publique avait les yeux rivés vers Bizerte, suscitèrent un profond malais. (2)

Puis, l'affaire des palais de Bourguiba, dénoncée par le Parti Communiste Tunisien dans son journal ” Tribune du progrès ”, constitua un autre élément d’exaspération. La population comprenait mal que Bourguiba lui avait demandé de faire des efforts, alors qu'en même temps, une bonne partie du budget de l'État était consacrée à la construction de ses demeures (3) et de son mausolée de Monastir …

C’était dans ce contexte que les militaires et les réseaux de résistants décidèrent de comploter contre le Président, dès septembre 1961. Suite à une dénonciation, une vaste opération policière fût lancée et des barrages policiers étaient établis un peu partout sur les routes du pays et sur les artères principales des grandes villes.

La plupart des conjurés furent arrêtés chez eux. Un communiqué officiel annonça qu'un complot contre la sûreté de l'État avait été déjoué à Tunis et qu'une information serait ouverte devant le parquet militaire de Tunis. Le 27 Décembre, les déclarations de Bourguiba et Bahi Ladgham, Secrétaire d'État à la Défense, avaient fait valoir l'implication d'une partie étrangère et qu'une surveillance plus active du pays s'imposait. Les journaux du Parti Communiste Tunisien furent suspendus à la suite d'informations judiciaires et le 7 Janvier 1963, Driss Guigua, directeur de la Sûreté Nationale, fût remplacé par Béji Caïd Essebsi. (4)

Vingt-six personnes, accusées de complot contre la sûreté de l’État et un procès très expéditif, médiatisé, qui dura cinq jours à la caserne de Bouchoucha et un verdict qui tomba après vingt-trois heures de délibération : treize prévenus (huit militaires et cinq civils) condamnés à mort, le reste des conjurés écopant de peines de prison, à vingt ans de travaux forcés pour la plupart (5). Parmi les suppliciés, le commandant feu Salah Hachani, père fondateur de l’institution militaire. Ses enfants, dont certains sont mes amis virtuels, pourront éclairer de leurs commentaires, les brimades vécues à leur tour, après le décès de leur père …

Les condamnés à mort furent immédiatement exécutés dans un lieu tenu secret et jetés dans une fosse commune. Les autres peines furent purgées au bagne ottoman de Ghar El Melh pendant trois ans, puis à la prison de Borj Erroumi à Bizerte. Les conditions de détention et le déroulement des interrogatoires étaient considérés comme très durs et le recours à la torture fût systématique, attesté par les inculpés. Pendant huit ans, ils étaient emprisonnés dans un sous-sol humide, été comme hiver, sans jamais voir un rai de soleil, le pied attaché au mur par une chaîne de soixante centimètres de long. (5)

Quelle est la finalité de cet épisode douloureux pour la Nation ? Se cachant derrière l’habillage sécuritaire, la première République avait pu fédérer un large électorat, enclin à ne jamais exprimer la moindre opposition au pouvoir. Dorénavant, tout anti-bourguibiste dans l’âme ne se sentira jamais assez héroïque d’émettre une opinion et subir l’oppression d’un Président sans garde-fous législatif, exécutif et judiciaire.

La banalisation de la violence politique à l’encontre des opposants était devenue le paradigme constitutionnel, fier de ses détestations, de ses exclusions et expéditions punitives. Après avoir jeté aux oubliettes le Beylicat, réduit au silence les Youssefistes et Communistes, mis au pas l’Armée, la République de Bourguiba s’était affirmée par la force puis construite sur la négation du principe d’égalité et la redondance de la propagande.

Lui, avait le droit de chasser son prédécesseur après un coup d’état en l’humiliant, en faisant assassiner son épouse et appauvrir sa descendance. Il était autorisé à éliminer toutes les hypothétiques forces du mal qui voulaient lui ôter son bien. Et il lui était permis d’installer à bas bruit, son totalitarisme aveugle à travers des réseaux filtrants et oppressants. ” La gloire des grands hommes doit toujours se mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir ”. (6)

Entraînant dans son sillage la cupidité pour le pouvoir, la brutalisation politique de la société, la haine envers l’Histoire des autres et ses théories pseudo-savantes au nom de l’Occident civilisateur en nous éloignant du respect de notre religion, le voilà qui sera délogé par un militaire, contemporain de ceux qu’il fit exécuter.

À la bonne heure que ce complot avait fini par aboutir cette fois-ci, car le peuple n’en pouvait plus d’être suspendu aux humeurs bipolaires d’un Président sénile, grabataire et dément, qui ne pouvait pas présider aux destinées du pays.
À ceux qui veulent le déterrer pour nous ramener son épouvantail dans le quotidien stressant d’aujourd’hui, je leur rappelle que la Tunisie a choisi le chemin de la Démocratie, fût-il encore long et épineux.

Et il faut s’en féliciter chaleureusement. On ne peut plus désormais juguler les ardeurs sociales et démocratiques en étant claquemuré dans des certitudes despotiques et en piétinant les corps et les libertés des autres.

Plus que jamais, les désordres de la Tunisie actuelle ne sauraient excuser les graves dérives de celle d’hier, pour la simple raison que les conventions des droits de l’homme et du citoyen sont maintenant respectées. Nous pouvons critiquer un fait politique, émettre des avis interrogatifs, interpeler un Président ou un membre de son gouvernement, sans craindre pour sa vie.


Notes

Il y a des reproches qui louent et des louanges qui médisent (7). Comprenne qui voudra ...

(1) Tahar Belkhodja, Les trois décennies Bourguiba. Témoignage, éd. Publisud, Paris, 1998, p. 35

(2) Michel Camau et Vincent Geisser, Habib Bourguiba. La trace et l'héritage, éd. Karthala, Paris, 2004, p. 395

(3) Noura Boursali, Bourguiba à l'épreuve de la démocratie. 1956-1963, éd. Samed, Sfax, 2008, pp. 125-126

(4) Noura Boursali, ” Le complot de décembre 1962. Fallait-il les tuer ? ”, Réalités, 25 juin 2006

(5) ” Le complot de 1962 s’invite dans l’actualité ” , Leaders, 9 janvier 2013

(6) La Rochefoucauld. Maximes et Réflexions diverses. Folio classique, p. 69

(7) La Rochefoucauld. Maximes et Réflexions diverses. Folio classique, p. 68

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