Le silence forcé des palais

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Bourguiba fût-il un politicien honnête ou devrait-on considérer cette assertion comme un oxymore ? C’est une de ces questions que l’on est encore en droit de se poser, tant en Tunisie, le présent, guidé par les mauvais apprentissages d’antan, est un passé qui recommence. Même s’il avait longtemps fait semblant, cet homme est à rebours du modernisme dont il se prétendait, puisqu’il fût le fossoyeur des palais Husséïnite qui appartiennent à l’Histoire d’une Nation et non à la sienne, pétrie de rancune et d’égo.

Scrutons d’abord la jubilation qu’il avait eu à se défaire du palais beylical de Dar Al Tej de la Marsa qui était un chef d’œuvre architectural en 1958. Sur Wikipédia, pour un absent des lieux comme moi, on peut lire que, construit par Mahmoud Bey au début du dix-neuvième siècle, Dar Al Tej avait été édifiée sur une ancienne demeure de l’époque hafside. Modernisé et rénové en profondeur par Mohamed Bey, ce palais avait connu une nouvelle vie à partir de 1855.

Pour l’anecdote, ce seront plusieurs éléments du palais de la Mohammedia qui avaient été transférés pour embellir l’édifice. Marquée par de nettes influences européennes, l’architecture des lieux sera représentative de celle des palais et grandes demeures du dix-neuvième siècle.

Malheureusement, il ne subsiste de Dar Al Tej que de rares cartes postales et photos d’époque. Livré aux pics des démolisseurs, le palais a en effet laissé sa place à une cité résidentielle qui fait face à Ksar Essaada, devenu l’hôtel de ville de la Marsa.

Fallait-il démolir ce palais à la dynamite et effacer ainsi une trace historique ? Est-ce qu’un État vigoureux, impartial, exigeant pour lui-même, aurait-il dû subir les assauts machiavéliques d’un Président paranoïaque et certains de ses sbires qui n’avaient jamais assumé l’Histoire de leurs prédécesseurs, refusant de patrimonialiser un tel joyau architectural du passé ?

Il n’en reste pas moins que la disparition de ce palais a fait perdre à la Marsa et au pays tout entier un lieu de mémoire essentiel qui aurait pu abriter de nos jours un beau musée Husséïnite ou un centre culturel de renom …

Un peu plus loin, un autre palais beylical qui faisait la joie et le prestige de Hammam-Lif, est jusqu’à nos jours, livré à lui-même, pillé et squatté par de nombreuses pauvres familles qui en ont fait un lieu d’habitation précaire.

Situé au pied du Bou Kornine, ce palais d’une grande sobriété initiale, remonte à 1826. Fondée par Husseïn II, cette demeure Beylicale avait été aussi habitée par M’hamed Bey et Naceur Bey. Moncef Bey en avait également sa résidence permanente durant la seconde guerre mondiale, juste avant son exil forcé …

Et enfin, pour terminer cette triste énumération, le Palais personnel de Lamine Bey lui avait été confisqué, sans aucun procès équitable, pour devenir Beit Al-Hikma, l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts, sise à la nouvelle Avenue de la République, un autre pied de nez à la Dynastie Husséïnite …

Plus de soixante années cinq plus tard, la question se pose toujours de savoir ce qui avait véritablement motivé la destruction, la dégradation ou le détournement du legs de la Dynastie Husséïnite. Alors que pour la première fois de l’Histoire universelle, un homme est poursuivi par la Cour Pénale Internationale pour des crimes de guerre qui concernent des attaques contre des édifices religieux et des monuments historiques, soupçonné d’avoir dirigé la destruction des mausolées de Tombouctou en 2012, le djihadiste malien Ahmad Al Faqi Al Mahdi comparaît devant la CPI, qui doit déterminer si les preuves sont suffisantes pour ouvrir un procès à son encontre.

Mechtild Rossler, directrice de la division patrimoine et du centre du patrimoine mondial à l’Unesco, explique cette procédure dans un article passionnant. Quelle différence sur le fond entre un terroriste et un Président en col blanc, lorsqu’il s’agit de s’attaquer au patrimoine historique d’une Nation, lorsque l’on sait qu’en France, par exemple, la destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien inscrit au titre des monuments, constitue un délit sanctionné par l'article 322-3-1 du Code pénal ? …

Alors quid de l’action de Bourguiba le despote, qui voulût domestiquer l’Histoire en prenant sa revanche sur les Beys, grave dérapage démocratique, puisqu’il n’en n’avait jamais référé à son peuple, dont une partie, la plus diplômée, continue à lui trouver des excuses ?

Avait-il une ordonnance de l’État, c’est-à-dire un permis de démolition, pour nous empêcher de pouvoir transmettre un patrimoine architectural aux générations qui nous suivent ? Comment des bâtiments de cette importance-là, qui dépendent des ministères de la Culture, n’avaient-pas été classés monuments historiques par la Direction Générale du Patrimoine ? Comment, depuis tant d’années, les différents Présidents de notre Nation, n’avaient-ils jamais pu lever le petit doigt pour dénoncer toutes ces pratiques délictueuses, sinon par aveuglement idéologique ou amateurisme passif ?

Ajoutant l’insulte à l’injure, ce comportement irresponsable est indigne des Présidents qui ont géré notre Nation, Bourguiba d’en avoir été l’initiateur et les autres de n’avoir jamais rectifié le tir selon l’impartialité de leur conscience. Ces gestes de destruction, d’abandon ou de confiscation patrimoniale, en catimini ou en grande fanfare, font que, aujourd’hui, j’accuse Bourguiba, ses successeurs et tous les ministres de la Culture des différents gouvernements de la République Tunisienne de non-assistance à patrimoine historique en danger.

Je les accuse d’avoir fait disparaître à jamais, de nombreuses pages de notre Histoire passée. Je les accuse enfin de vandalisme post-révolutionnaire envers leurs prédécesseurs, pour n’avoir pas su protéger les témoins du passé et pour avoir voulu les ôter de la conscience collective ...

On peut s’épuiser en conjecture, mais le mal est déjà fait. L’homo politicus n’est qu’un Homo Samiens qui aura perdu toute sa sagesse, qui parle dorénavant faux et creux. Quand dans un pays, le pouvoir encense un palais mortuaire, trouve le budget pour l’entretenir et qu’entre temps, il laisse périr d’autres témoins de l’Histoire, c’est que l’échelle des valeurs n’est pas la même pour tout le monde. La Russie a su préserver les palais de ses Tsars et la France ceux de ses Rois, car ces pays sont développés. Intellectuellement avant tout …

À la violence d’appropriation qui ne cesse de s’étendre, à la violence d’agression sans bornes envers un passé récent dont le but est de blesser, d’humilier ou de le détruire avec ses acquis et ses maladresses, le traitement requis pour les uns est de nature à sacrifier les autres devant l’autel de la Vérité. Et comme je l’ai toujours écrit : personne ne fût parfait. Ni les Beys, ni Bourguiba. Et pour les observateurs extérieurs que nous sommes, je ne demande que le même traitement pour tous, sans mensonges, sans exagérations et sans part pris …

Au final, ce que renvoie l’image de Bourguiba à certains inconditionnels de la politique et de la société civile, n’est rien d’autre qu’une rhétorique très flatteuse pour mieux fabriquer de l’hagiographie faussement démocratique à propos d’un Dictateur. L’important n’est pas ce que nous pensons du passé, mais ce que nous devenons avec lui pour rester dans la chaîne dynamique de l’Histoire et renvoyer aux peuples qu’elle n’est pas un fétichisme pour certains et une perversion pour d’autres ...

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