Les causes économiques du massacre de Gaza

Des événements tels que les guerres, une continuation notoire de la politique de l’État par d’autres moyens, ont une structure économique derrière eux. Essayons donc d’élargir la perspective et de chercher des raisons à l’extermination des Palestiniens qui vont au-delà des représailles déclenchées après la sanglante opération Tempête Al-Aqsa du 7 octobre.

Les plans de nettoyage ethnique, de transfert forcé de population et, en fin de compte, de génocide ne correspondent pas seulement au racisme inhérent à la doctrine sioniste, qui surgit avec toutes les particularités d’une idéologie colonialiste, et à la nécessité d’écraser la lutte de libération nationale palestinienne, mais correspondent également aux intérêts du capital occidental (israélien et autre). Ces plans s’inscrivent à leur tour dans le contexte plus large de l’affrontement inter-impérialiste qui voit les États-Unis (et leur subordonnée l’Europe) de plus en plus en difficulté structurelle vis-à-vis de leurs concurrents chinois. Une difficulté qui conduit l’impérialisme occidental à essayer d’utiliser la seule arme efficace dont il dispose encore et l’un des rares secteurs productifs dans lesquels il maintient une prédominance : la guerre.

Guerre pour les dépôts et plans d’expulsion

Quel est le poids du gaz et du pétrole dans le contexte du massacre en cours ? À l’heure où l’UE a fortement réduit ses approvisionnements en provenance de Russie, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (où se trouvent 57 % des réserves mondiales de pétrole et 41 % de ses réserves de gaz) ont connu une augmentation de la demande pour leurs ressources énergétiques.

Dans une situation où la crise économique devient de plus en plus grave, et où la crise qui affecte l’économie occidentale affecte Israël de la même manière, le contrôle des réserves et des voies de transit des hydrocarbures et de la monnaie avec laquelle ils sont valorisés devient de plus en plus important dans le cadre de l’affrontement inter-impérialiste avec la Chine, qui a marqué des coups importants en garantissant l’approvisionnement avec des accords signés avec la Russie. L’Iran et les pétromonarchies, favorisant le processus de pacification dans la région avec une importante action diplomatique aboutissant aux accords entre l’Iran et l’Arabie saoudite et, ce qui est encore plus dangereux pour les États-Unis, jetant les bases de la création du pétroyuan.

Entre 2009 et 2010, l’United States Geological Survey, une agence scientifique du gouvernement américain, a découvert suffisamment de gaz et de pétrole dans le bassin du Levant (Méditerranée orientale) pour garantir les réserves mondiales d’énergie fossile pendant 50 ans. Les États intéressés par cette position géostratégique cruciale, qui résoudrait le problème énergétique de l’UE et sa dépendance vis-à-vis des approvisionnements russes, sont la Syrie, le Liban, Israël, Gaza, l’Égypte, la Turquie et Chypre. Craignant le danger, le capital russe a immédiatement signé une série d’accords avec les pays côtiers pour construire des infrastructures dans le but d’orienter le flux d’énergie vers les marchés asiatiques afin d’obtenir de nouveaux clients tout en maintenant la position hégémonique dont il jouissait dans l’approvisionnement de l’Europe.

Les projets russes, cependant, ont rencontré la réaction des impérialismes concurrents : le gouvernement chypriote a subi une lourde attaque financière, après l’accord signé entre les Russes et les Palestiniens pour l’exploitation des ressources surplombant la bande de Gaza, l’agression israélienne a été déclenchée avec l’opération Plomb durci et la Syrie est devenue un objet prioritaire des processus de changement de régime aux mains des djihadistes.

Parmi les différents gisements de pétrole et de gaz à la fin de l’année 2010, on a découvert Leviathan, situé à moins de 200 kilomètres des côtes de la bande de Gaza et d’Israël et qui se trouve donc en partie dans les eaux territoriales de Gaza, où se trouve également le champ appelé Gaza Marine (estimé à 1 000 milliards de mètres cubes de gaz) appartenant aux Palestiniens et découvert en 1999 par British Gas (aujourd’hui absorbé par Shell). [1]. L’histoire de la marine de Gaza est intéressante : en 1999, l’Autorité palestinienne (AP), qui détenait 10 % des parts, a signé un contrat avec British Gas (60 %) et Consolidated Contractors (30 %), une société privée palestinienne, mais Israël, dans le but de prendre possession du gaz à des prix défiant toute concurrence, a empêché l’opération. Avec la médiation du Premier ministre britannique Tony Blair (1997-2007), un nouvel accord a été conclu qui a permis à Israël de s’emparer des trois quarts des revenus futurs du gaz, en versant la part palestinienne sur un compte international contrôlé par les États-Unis et le Royaume-Uni.

En 2006, après avoir remporté les élections, le Hamas a rejeté l’accord. En 2007, Moshe Ya’alon, futur vice-Premier ministre (2009-2013) et ministre israélien de la Défense (2013-2016), a averti que « le gaz ne peut être extrait sans une opération militaire visant à éradiquer le contrôle du Hamas sur Gaza »[2] et en décembre 2008, l’opération « Plomb durci » a été lancée contre la bande de Gaza, dont l’opération en cours Iron Swords est la continuation à plus grande échelle, dans le but de s’emparer définitivement des réserves maritimes palestiniennes.

À la fin de l’opération, les champs gaziers palestiniens ont été confisqués par Israël en violation du droit international. En 2012, l’Autorité palestinienne, avec l’opposition du Hamas, a repris les négociations avec Tel-Aviv, mais les Israéliens ont boycotté les négociations, empêchant les Palestiniens de profiter des dépôts.

Début 2014, à la suite d’un accord entre l’Autorité palestinienne et la Russie, Gazprom s’est vu confier l’exploitation des champs maritimes et d’un champ pétrolier en Cisjordanie. L’accord se rapprochait de plus en plus de sa mise en œuvre effective lorsque le nouveau gouvernement d’unité nationale palestinien est né le 2 juin 2014, mais quelques jours plus tard, l’opération Bordure protectrice a été déclenchée par une nouvelle attaque contre Gaza. La tentative de la Russie de s’insérer dans la lutte pour le contrôle des réserves énergétiques de l’ensemble du bassin du Levant (Palestine, Liban, Syrie) a conduit à une nouvelle attaque israélienne avec l’approbation des États-Unis.

Au fil des ans, les gouvernements israéliens ont élaboré un plan visant à transformer leur pays en une plaque tournante pour le transport de gaz vers l’Europe. Entre 2021 et 2022, Israël et l’Égypte, en conjonction avec l’augmentation des prix des ressources énergétiques provoquée par la guerre en Ukraine et la recherche désespérée de ressources alternatives par les Européens, ont tenu des réunions secrètes sur l’exploitation des gisements au large des côtes de Gaza, accompagnées de la signature d’un mémorandum entre l’Égypte et Israël avec l’approbation de l’Autorité palestinienne[3].

L’objectif d’Israël est de s’emparer de l’immense richesse des gisements de gaz qui appartiendrait aux Palestiniens, à la fois la marine de Gaza et une partie du Léviathan. Comme l’a noté la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), les pertes subies par les Palestiniens sont estimées à des centaines de milliards de dollars[4]. D’autre part, l’investissement militaire dans l’extermination des Palestiniens doit être remboursé, car il entraîne des pertes économiques estimées à 260 millions de dollars par jour[5].

Les champs de la Méditerranée orientale et (à titre subsidiaire) les plans américains d’une route alternative à la BRI sont deux éléments qui aident à comprendre le massacre en cours visant à contrôler la côte palestinienne avec la gestion conséquente des canaux commerciaux. Cela aide à comprendre les plans d’expulsion de plus de deux millions de personnes – et pourquoi des maisons civiles, des hôpitaux, des camps de réfugiés, des écoles, des abris sont sciemment bombardés – dans le but de nettoyer la bande de Gaza. Lorsque Netanyahou, à l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2023, a montré une carte du « nouveau Moyen-Orient » qui n’incluait pas la Palestine, il décrivait déjà la mise en œuvre de ces plans.

Un document du ministère israélien du Renseignement, daté du 13 octobre, recommande la déportation des Gazaouis (2,3 millions ou quelque chose comme ça) vers la zone désertique du Sinaï égyptien, empêchant les Palestiniens de mettre le pied près des frontières d’Israël (qui ne sont pas légalement délimitées puisque les sionistes visent la réalisation du Grand Israël). Le plan est divisé en trois phases : 1) forcer la population installée dans le nord de la bande de Gaza (plus d’un million de personnes), soumise à des bombardements massifs, à se déplacer vers le sud ; 2) Faire entrer l’armée israélienne à Gaza afin d’occuper toute la bande de Gaza et d’éliminer les positions du Hamas ; 3) transférer la population sur le territoire égyptien d’où elle n’aura jamais à revenir[6]. L’Egypte, dont la situation économique est grave, s’est vu proposer d’annuler l’intégralité de sa dette extérieure (135 milliards de dollars). Cependant, Al-Sissi a refusé, du moins pour l’instant, l’offre, probablement parce qu’il ne veut pas trouver dans la maison les hommes du Hamas issus des Frères musulmans que l’Égypte a interdits.

Pour éviter toute ambiguïté, il convient de rappeler que ces plans ne sont pas dictés par la colère suscitée par les victimes israéliennes de l’attentat du 7 octobre, mais constituent la mise en œuvre d’un projet préexistant inhérent à la nature et aux objectifs ultimes du sionisme. Netanyahou a proposé cette solution dès 2017[7].

Imec et le canal Ben Gourion

D’un point de vue structurel plus général, ces projets pourraient bien s’inscrire dans le cadre du corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC) et du rôle qu’il joue dans la concurrence cruciale entre les États-Unis et la Chine. L’IMEC a été présenté lors du sommet du G20 à New Delhi (septembre 2023) avec un protocole d’accord signé par l’Inde, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’UE et prévoit un rôle explicite pour Israël : « L’IMEC sera composé de deux corridors distincts, le corridor oriental reliant l’Inde au golfe Persique et le corridor nord reliant le golfe Persique à l’Europe. Il comprendra un chemin de fer qui, une fois achevé, fournira un réseau de transit transfrontalier navire-rail fiable et rentable pour compléter les itinéraires de transport maritime et routier existants, permettant aux biens et services de transiter vers, depuis et entre l’Inde, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël et l’Europe »[8], dans le but ultime de créer une alternative à la BRI de la Chine et au corridor Nord-Sud indo-russe.

L’IMEC, comme beaucoup de projets américains irréalistes pour contrer la BRI sur le plan économique (le contraste a été plus fructueux sur le plan militaire en déstabilisant le corridor russo-ukrainien, la Syrie, etc.), a des faiblesses puisqu’il veut impliquer des pays, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en tête, qui ont d’énormes intérêts énergétiques et commerciaux avec Pékin tout en endommageant le corridor de transport international Nord-Sud. Le jeu est assez grossier et assez évident : un corridor de transport conçu pour contourner les trois principaux vecteurs de l’intégration réelle de l’Eurasie – et les membres des BRICS Chine, les États-Unis d’Amérique. La Russie et l’Iran – faisant miroiter une carotte tentante du « diviser pour régner » qui promet des choses qui ne peuvent pas être réalisées »[9]. Israël joue ici la fonction d'« extension impériale » de la puissance américaine dans l’une des régions les plus importantes du monde[10].

En outre, il faudra comprendre ce qu’il restera du processus de consolidation des accords d’Abraham entre Israël et les États arabes (qui en sont venus à constituer une sorte d’équivalent politique du projet économique IMEC dans le but ultime de limiter la pénétration chinoise et d’isoler de plus en plus l’Iran diplomatiquement et économiquement), déjà affaibli par l’accord de mars 2023 entre l’Iran et l’Arabie saoudite négocié par Pékin, après le nouveau massacre dans la bande de Gaza. Gaza aurait le potentiel de devenir une plaque tournante importante pour les principaux corridors de transport tels que la BRI et l’IMEC.

Au-delà de la taille, qui compte dans ces cas-là, du projet IMEC, qui n’est certainement pas comparable en taille à la BRI, on ne sait pas de quel financement il bénéficie, il y a le risque que les pays individuels doivent s’autofinancer eux-mêmes alors que le capital chinois a déjà réalisé de nombreux et concrets investissements pour des milliards de dollars. Cependant, Pékin pourrait bénéficier de la création d’une autre route de transit vers l’Europe et étant donné que les Saoudiens et les Émiratis ont de nombreux projets en cours avec la Chine, il est difficile de penser que les infrastructures à construire (le réseau ferroviaire saoudien voit en Chine un investisseur important, tandis que la gestion des ports des Émirats arabes unis est étroitement liée aux entreprises chinoises pour la connexion avec le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord) ne peuvent pas voir une collaboration avec la Chine. D’autant plus si l’on considère que sur la route de l’IMEC il y a des tronçons entiers en copropriété avec la Chine et qui font partie de la BRI comme les ports de Haïfa, du Pirée et de Gwadar ou le chemin de fer des Balkans entre la Grèce et l’Europe centrale[11].

Enfin, le canal de Suez, qui reste la principale route commerciale de la région (12 % du commerce mondial passe par cette route), continue d’offrir des avantages plus importants. Mais c’est précisément là que le plan énergétique israélien se connecte au projet de canal Ben Gourion, un projet qui prévoit de relier Gaza et Ashkelon au golfe d’Aqaba dans la mer Rouge (260 km) créant un nouveau corridor, une alternative au canal de Suez (193 km), pour le commerce mondial et l’énergie.

L’idée du canal israélien, dont le coût est estimé entre 16 et 55 milliards de dollars, est née des expériences passées de l’État sioniste, qui a vu l’accès au canal de Suez fermé de 1948 à 1956 et en 1967-1975 avec des États arabes bloquant les routes terrestres, endommageant les importations de pétrole et le commerce israélien avec l’Afrique de l’Est et l’Asie.

Le canal, qui traverserait Israël, la Jordanie, l’Égypte et les territoires palestiniens, créerait un corridor à travers la Palestine occupée, offrant à Israël un passage maritime stratégique qui lui permettrait de modifier l’équilibre régional des forces et de renforcer davantage Israël. L’élimination des Palestiniens de la bande de Gaza ouvrirait une route directe vers la mer Rouge, réduirait les temps de transit et les coûts associés, et permettrait d’économiser des milliards de dollars dans la construction du canal lui-même : « Celui qui contrôle le canal aura une énorme influence sur les routes d’approvisionnement mondiales en pétrole, en céréales et en transport maritime. Avec Gaza rasée, cela permettrait aux concepteurs du canal de littéralement couper les coins ronds et de réduire les coûts en détournant le canal directement vers le centre du territoire. Le seul problème est la présence de Palestiniens qui occupent la bande de Gaza.

Les dommages économiques pour l’Égypte seraient énormes, étant donné que le canal de Suez rapporte aux finances de l’Égypte plus de 9 milliards de dollars par an. Mais la Turquie serait également lésée (également exclue de l’IMEC) puisque le projet de canal Ben Gourion toucherait la route de transport énergétique et commercial Bassorah-Europe axée sur la Turquie.

Les dettes américaines et les intérêts du complexe militaro-industriel

Les États-Unis creusent un nouveau trou dans leur dette (dette publique qui se traduit par des intérêts privés, puisque c’est dans les poches des entreprises privées que les milliards destinés au complexe militaro-industriel finissent par la destruction connexe de l’État-providence et des allégements fiscaux pour les entreprises)[13] avec l’annonce par Biden d’un financement de 100 milliards de dollars, qui remplissent la fonction équivalente de ce que l’on appelle l’assouplissement quantitatif (facilitation du crédit, grandes injections de liquidités qui, dans une phase capitaliste expansive, peuvent favoriser la production de marchandises et de valeur, tandis qu’en crise, l’excès de surproduction de marchandises détermine une contraction du taux de profit et une pléthore de capital monétaire) [14] destiné à l’Ukraine, Israël, Taïwan pour le plus grand bonheur des grandes entreprises d’armement telles que Raytheon, Lockheed Martin, Boeing, General Dynamics, Northrop Grumman, etc.

Ce n’est pas un mystère qu’au moins une partie de l’administration américaine, liée au complexe militaro-industriel et représentée politiquement par la combinaison de néoconservateurs et de libéraux de « droite », pense à un conflit sur trois fronts (Russie, Iran et Chine). En ce qui concerne la Russie, la guerre par procuration se déroule (principalement) en Ukraine, un nouveau front qui risque de s’étendre au Liban et, finalement, à l’Iran, s’est ouvert en Palestine et enfin, ce qui est le conflit principal du point de vue du grand affrontement inter-impérialiste, c’est celui avec la Chine qui pourrait être facilité à commencer par la question de Taïwan ou de la mer de Chine méridionale.

Depuis un certain temps déjà (les présidences d’Obama, de Trump, de Biden) les États-Unis tentent de réduire leur immense dette extérieure par une politique protectionniste avec la grande crainte que les créanciers asiatiques, Chine en tête, n’utilisent également leurs actifs pour prendre le contrôle d’entreprises américaines, approfondissant ainsi un processus de centralisation du capital entre les mains des Chinois : « la concurrence économique moderne féroce, Avec les énormes déséquilibres internationaux qu’elle génère, elle peut toujours conduire à des affrontements militaires pour d’innombrables courants. En paraphrasant Clausewitz, nous pourrions aller jusqu’à dire qu’en fin de compte, la guerre est la continuation du capitalisme par d’autres moyens. [15]

Le bloc impérialiste occidental n’est pas autosuffisant en termes d’énergie et de matières premières, c’est pourquoi les États-Unis ont essayé de normaliser les relations entre Israël et certains pays musulmans (les pétromonarchies en premier lieu) afin de garantir à l’État sioniste les approvisionnements nécessaires et d’inclure les pays producteurs de pétrole et de matières premières dans le soi-disant « friend shoring »Les États-Unis sont conçus pour affronter les capitaux russes et chinois. Le problème, comme le rappelle Emiliano Brancaccio, c’est que la question palestinienne a été laissée en suspens, ce qui équivaut à « oublier » une bombe sous la table des négociations : « En substance, dans les négociations pour la « normalisation » des relations entre Israël et les producteurs arabes d’énergie, ceux qui ont agi pour laisser la question palestinienne non résolue ont en fait plus ou moins consciemment touché une profondeur beaucoup plus grande. Allant jusqu’à bousculer le projet américain de division de l’économie mondiale en blocs. Ce n’est qu’en prenant en compte ce point de fragilité systémique de la « localisation d’amis » [16] qu’il est possible de saisir le sens et les implications générales de l’agression du Hamas sur le territoire israélien, le début de la réaction militaire de Tel-Aviv et les conséquences menaçantes non seulement à Gaza mais dans tout le Moyen-Orient. Le tournant des États-Unis vers cette forme de protectionnisme unilatéral est actuellement le principal déclencheur d’attitudes humaines malheureuses à l’égard de la guerre.

Plus généralement, il ne faut pas oublier que les guerres du point de vue capitaliste, en particulier dans une phase de crise mondiale de surproduction, ont l’avantage de transférer la plus-value aux vainqueurs (la guerre ne crée pas de nouveaux surplus) et par un processus de destruction de la surproduction excédentaire, elles jettent les bases d’un nouveau cycle d’accumulation. Les armes, comme toute autre marchandise, doivent être consommées afin d’éviter une crise de surproduction dans le secteur, et les États-Unis sont le premier producteur mondial ainsi que le pays dont le budget prévoit des dépenses militaires de 877 milliards de dollars en 2022, soit 39 % du total des dépenses militaires mondiales (un chiffre trois fois supérieur au montant dépensé par la Chine)[17]. D’où l’explication de la « troisième guerre mondiale fragmentaire ». Toujours avec le danger que, dans une tentative désespérée de sauvegarder un système politique et économique impérialiste de plus en plus à la dérive, il se transforme en une cour de guerre mondiale. Une éventualité d’ailleurs largement redoutée dans les milieux militaires américains qui prévoient un conflit avec la Chine d’ici 2025[18].

Risques d’aggravation du conflit et des prix du pétrole

L’intérêt des États-Unis pourrait être un Moyen-Orient déstabilisé qui nuirait à la BRI et à l’INSTC – surtout à un moment où Washington a accumulé une série d’échecs ici tels que le retrait d’Afghanistan, la défaite substantielle en Syrie, la capacité réduite à faire pression sur les pétromonarchies qui refusent d’augmenter la production pour faire baisser les prix, le chemin vers la réalisation du pétroyuan, une pénétration diplomatique (et militaire) de plus en plus forte dans la région de la Russie et de la Chine, qui ont réussi à désamorcer l’une des principales armes de la division pour régner de l’impérialisme occidental, favorisant la reprise des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran – mais pas au point de déclencher un conflit régional pour l’instant, du moins pour une partie de l’administration américaine, étant donné qu’à l’heure où nous sommes en vue des élections, une nouvelle guerre coûterait la défaite Biden (ou qui que ce soit pour lui), il n’en reste pas moins que l’opportunité de déclencher un conflit avec le Hezbollah et plus encore avec l’Iran est toujours la cible des néoconservateurs et des « humanistes de droite » qui expriment les intérêts du complexe militaro-industriel qui fait une affaire en or avec la guerre en Ukraine et qui se frotte déjà les mains face à l’allocation de 100 milliards de dollars supplémentaires pour fournir des armes à Israël, L’Ukraine et Taïwan et qui soutiendrait avec enthousiasme le projet sioniste d’impliquer le Liban et l’Iran dans le conflit qui obligerait alors les États-Unis à intervenir directement : « Pour les États-Unis, forcer le Moyen-Orient à disparaître est donc un moyen de l’empêcher de devenir l’un des principaux alliés de la Chine et de la Russie. Un conflit militaire avec l’Iran, que ce soit en Syrie ou en Irak ou sous la forme d’une attaque directe contre l’Iran, repousserait la politique du nouveau Moyen-Orient de plusieurs décennies. » [19]

Pour l’instant, l’Iran et le Hezbollah se sont comportés avec prudence, mais les dangers viennent de la poursuite du massacre et de la position de soutien (presque) inconditionnel des États-Unis.

La stratégie mise en place semble être de commencer une nouvelle guerre après chaque défaite. Après le retrait d’Afghanistan, l’explosion du conflit avec la Russie en Ukraine a été favorisée et après la défaite en Ukraine, une partie de la classe dirigeante américaine prépare une nouvelle guerre au Moyen-Orient, malgré le risque réel d’une nouvelle débâcle.

Si, en paroles, l’administration américaine semble vouloir exercer une certaine forme d’endiguement des représailles israéliennes, en réalité, en plus de continuer à fournir des armes à Tel-Aviv, elle a envoyé son impressionnante force navale dans la région et est intervenue directement en bombardant à plusieurs reprises les milices pro-iraniennes en Syrie : « Washington a médité sur les conséquences possibles d’une éventuelle défaite israélienne à Gaza immédiatement après la défaite de l’OTAN en Ukraine. Plus personne n’aurait peur de l’Occident. Le ressentiment accumulé au fil des décennies suggère une sauvagerie incontrôlable, dont le Hamas a donné un avant-goût. Les grandes puissances occidentales ont donc décidé de fermer les yeux sur le massacre qui est en train de se dérouler. Ils sont conscients qu’ils permettent et facilitent le génocide, mais ils craignent surtout d’avoir à rendre des comptes pour les crimes commis dans le passé et ceux d’aujourd’hui. Ce qui est en jeu à Gaza, ce n’est donc pas la question palestinienne, mais la suprématie occidentale, l’imposition de ses règles et les avantages indus que l’Occident en tire. Les tensions n’ont jamais été aussi fortes depuis la Seconde Guerre mondiale. »[20]

Les Européens sont en grand danger, les guerres au Moyen-Orient ont des conséquences régulières sur le marché de l’énergie avec une réduction de l’offre et une hausse des prix. La Banque mondiale a rédigé un rapport à l’issue de l’opération Tempête Al-Aqsa pour évaluer les conséquences sur l’évolution des prix du pétrole, en esquissant trois scénarios différents de gravité croissante : dans le premier, comparable aux conséquences du renversement de la Libye de Kadhafi en 2011, il y aurait une réduction de l’offre comprise entre 0,5 et 2 millions de barils par jour avec une hausse des prix comprise entre 3 et 13 % ; dans le second, assimilé aux conséquences de l’attaque contre l’Irak en 2003, il y aurait une contraction comprise entre 3 et 5 millions de barils par jour avec une augmentation des prix comprise entre 21 et 35 % ; Enfin, le troisième scénario, comparable à l’embargo pétrolier de 1973 suite à la guerre du Kippour, la réduction serait comprise entre 6 et 8 millions de barils par jour avec une hausse des prix comprise entre 56 et 75%[21]. Il est facile d’en déduire que les conséquences seraient dévastatrices, principalement pour l’économie européenne, surtout si le conflit venait à s’élargir et plus encore dans le cas de l’implication de l’Iran et/ou du Yémen avec un blocus des principaux corridors de transport de gaz et de pétrole (détroit d’Ormuz et/ou Bab al-Mandab) .

Pour l’instant, il est peu probable que les pays producteurs du Moyen-Orient prennent des mesures qui, sur le modèle de la crise de 1973, pourraient décider d’augmenter le prix du pétrole ou de frapper Israël et ses alliés d’un embargo. À cet égard, l’Algérie, le Liban et l’Iran ont proposé lors du sommet arabo-islamique de Riyad (11 novembre) d’arrêter les livraisons à Israël et à ses alliés, mais la mesure semble avoir été rejetée par les Émirats arabes unis et Bahreïn.

Les Européens verraient leur dépendance vis-à-vis des États-Unis encore renforcée pour des approvisionnements (en tout cas quantitativement insuffisants) à des prix élevés, ce qui s’ajouterait aux conséquences fâcheuses obtenues par Washington avec la guerre par procuration contre Moscou qui a conduit à une coupure des précieux approvisionnements énergétiques russes (sans parler du sabotage de Nord Stream) à bas prix qui ont permis à l’économie européenne de rester compétitive. La seule alternative serait de se tourner à nouveau vers Moscou la queue entre les jambes.


NOTES

[1] Voir Felicity Arbuthnot, « Israel Gas-Oil and Trouble in the Levant », Global Research, 13 décembre 2013 ; Felicity Arbuthnot – Michel Chossudovsky, »Vidéo : « Rayer Gaza de la carte » : l’agenda des gros sous. Confiscation des réserves maritimes de gaz naturel de la Palestine, Global Research, 4 novembre 2023.

[2] Manlio Dinucci, « Gaza, le gaz dans la ligne de mire », il manifesto, 15 juillet 2014.

[3] Voir Rasha Abou Jalal, « L’Égypte persuade Israël d’extraire le gaz naturel de Gaza », Al-Monitor, 6 octobre 2022

[4] Voir CNUCED, Les coûts économiques de l’occupation israélienne pour le peuple palestinien : le potentiel non réalisé du pétrole et du gaz naturel, Genève 2019.

[5] Voir Galit Altstein, « War Budget Leaves Netanyahu Caught Between Markets and Politics », Bloomberg, 12 novembre 2023.

[6] Voir « Une note du ministère israélien du Renseignement recommande l’expulsion des Gazaouis vers l’Égypte », Réseau Voltaire, 31 octobre 2023.

[7] Voir Sue Surkes, « Netanyahu proposed settlement Palestinian in Sinai, Mubarak says », The Times of Israel, 30 novembre 2017.

[8] « Memorandum of Understanding on the Principles of an India – Middle East – Europe Economic Corridor », Maison Blanche, 9 septembre 2023

[9] Pepe Escobar, « La guerre des corridors économiques : le stratagème Inde-Moyen-Orient-Europe », The Cradle, 25 septembre 2023.

[10] Voir Ben Norton, « Pourquoi les États-Unis soutiennent-ils Israël ? Une analyse géopolitique avec l’économiste Michael Hudson », Geopolitical Economy Report, 12 novembre 2023.

[11] Voir Salman Rafi Sheikh, « L’avenir du corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe », New Eastern Outlook, 10 octobre 2023 ; Maria Morigi, « Corridors économiques : le cimetière des projets occidentaux pour contrer la Chine et la BRI », Marx XXI, 4 octobre 2023.

[12] Yvonne Ridley, « Une alternative au canal de Suez est au cœur du génocide des Palestiniens par Israël », Middle East Monitor, 5 novembre 2023. Voir aussi « Le canal Ben Gourion derrière le motif canado-américain pour soutenir le génocide d’Israël », Internationalist 360°, 13 novembre 2023.

[13] Pour une analyse de la fonction dette, voir Carla Filosa – Gianfranco Pala – Francesco Schettino, Crise mondiale. Le capitalisme et l’épidémie structurelle de surproduction, l’AntiDiplomatico, Rome 2021, pp. 90-109.

[14] Voir Francesco Schettino – Fabio Clementi, Crise, inégalités et pauvreté, La Città del Sole, Naples-Potenza 2020, pp. 79-85.

[15] Umberto De Giovannangeli, entretien avec Emiliano Brancaccio, « Derrière la guerre, il y a toujours de l’argent », l’Unità, 1er novembre 2023.

[16] Emiliano Brancaccio, « Israël, Gaza et la guerre économique mondiale », Econopoly, 27 octobre 2023.

[17] Voir Sipri, « Trend in World Military Expenditure », avril 2023.

[18] Voir Dan Lamothe, « U.S. General Warns War with China Is Possible in Two Years », The Washington Post, 27 janvier 2023.

[19] Salman Rafi Sheikh, « Pourquoi les États-Unis ciblent-ils l’Iran ? », New Eastern Outlook, 8 novembre 2023.

[20] Thierry Meyssan, « La perpétuation de la domination occidentale l’emporte sur la vie des Palestiniens », Réseau Voltaire, 31 octobre 2023

[21] Voir « Implications potentielles à court terme du conflit au Moyen-Orient pour les marchés des produits de base : une évaluation préliminaire », Special Focus, octobre 2023, p. 16.

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