L’Ecritoire Philosophique / Nous et l’Ethique (I)

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Partagé entre l’exigence de modernité et le besoin de préserver son identité, le monde arabe se trouve également face à une équation autour de laquelle s’épuisent beaucoup de ses ardeurs intellectuelles : conjuguer l’attachement à la religion musulmane et une conception plus universelle du devoir – l’éthique ! Avec cette précision que la solution européenne de la même équation ne serait pas transposable. Ou, en tout cas, que le travail de conciliation entre religion et éthique mené par les philosophes européens ne dispenserait pas les intellectuels de culture arabo-musulmane de développer la formule particulière qui exprimerait, de la manière la plus appropriée, l’accord possible entre leur propre héritage religieux et l’engagement éthique.

Ce souci d’affirmer sa particularité suscite parfois, et à juste titre, le soupçon qu’en réalité l’effort ne viserait pas tant à s’approprier l’espace universel de l’éthique qu’à noyer cette dernière dans les arguties d’une théologie philosophante : ce que Ibn Khaldoun appelait déjà «el kalâm el mutafalsif»… Par quoi il dénonçait peut-être implicitement un discours asservi à la loi du dogme, qui veut pourtant se donner l’air de jouir de la liberté philosophique de raisonner. De fait, on observe aujourd’hui un discours tendant à nous persuader, par exemple, que la philosophie des droits de l’homme est déjà contenue dans la doctrine de l’islam authentique. Y est-elle contenue pour que des obligations particulières, et parfois en contradiction avec les droits de l’homme, se maintiennent inchangées ? On ne répond pas à cette question…

Cette prétention à se «mettre à niveau» à peu de frais, en se payant de mots, est certainement l’une des causes fondamentales du retard accumulé par la pensée arabe.

Cela étant dit, un tel soupçon dirigé contre tout travail de conciliation en général aurait d’autant plus de pertinence s’il s’appuyait sur un savoir positif concernant la bonne façon de le mener. Sans quoi il risque d’être accusé lui-même d’être le fruit sans saveur de la faiblesse intellectuelle, de la paresse et d’une tendance maladive à la suspicion… Ou de l’incapacité de s’émanciper du modèle européen de résolution de l’équation.
Il faut dire que la tâche n’est pas facile. Non seulement il s’agit de trouver une formule nouvelle, sans loucher sur le voisin comme font les mauvais élèves les jours d’examen, mais il faut de plus déboucher sur une conception qui soit plus englobante.

Autrement dit, il ne s’agit pas uniquement de trouver une formule cohérente qui puisse tenir honorablement aux côtés de la formule déjà existante telle qu’elle a été conçue par le génie philosophique européen : il s’agit de trouver une formule cohérente qui élargisse la précédente. Un peu comme on dirait que la théorie de la relativité d’Einstein est, par rapport à la théorie de la gravitation de Newton, un autre mode d’explication du mouvement universel, mais qu’elle est aussi un mode d’explication qui l’embrasse et l’enveloppe.

La bonne façon d’engager le travail de conciliation, par conséquent, est de ne pas se contenter de se conformer à des normes établies, mais de faire preuve, d’emblée, d’une ambition révolutionnaire… Ne pas se ranger à l’ordre de l’éthique tel que défini par la philosophie occidentale, mais avoir la volonté de le transformer de l’intérieur, dans le sens de plus de rigueur.

L’épreuve est à peine concevable pour une pensée qui a pris l’habitude d’un certain mépris de soi, mais elle est nécessaire, incontournable.
Ce qui signifie que l’éthique moderne, issue de la pensée européenne depuis Rousseau et Kant, est une éthique qu’il faut connaître, mais pas comme une réalisation à imiter. Plutôt comme un système à bouleverser, à bouleverser de façon féconde. Ce qui suppose qu’elle soit connue et comprise dans sa dynamique. Et admirée aussi comme conquête de la pensée : la chose n’est pas contradictoire ! Non seulement elle n’est pas contradictoire, mais elle est éminemment utile pour rompre avec la triste habitude des comparaisons qui sombrent dans l’auto-satisfecit et le dénigrement de l’autre.

Il y a donc une double exigence : ne pas se soumettre, mais mieux connaître. Voire aimer ! D’autant que, contrairement à ce qu’un esprit sommairement instruit pourrait croire, la question de l’éthique connaît en Europe de nombreux retournements au fil de son histoire. Il faut savoir se perdre pour commencer dans les délices dialectiques de la Profession de foi du vicaire savoyard : ce texte de Rousseau, qu’il met dans la bouche, non d’un libertin, mais d’un homme pieux, est un réquisitoire aussi subtil que puissant contre la volonté des hommes d’église de toutes religions — et nous n’en manquons pas — de conférer aux prescriptions particulières de leurs croyances l’autorité de lois universelles.

L’éthique, libérée de la mâchoire du dogme, débouche ici sur ce que Rousseau appelle une «religion naturelle», où la voix du sentiment, plus que celle de la raison, dicte à l’homme ce qu’il doit faire et s’abstenir de faire, de quelque horizon qu’il vienne… Il faut suivre Kant, soucieux d’ancrer l’écho de cette voix intérieure au cœur de la raison, en dégageant cette dernière de la tâche de connaître les choses de ce monde, dont elle ne recueille de toute façon que les phénomènes.

Si Rousseau s’en méfiait, c’est parce qu’elle était toute à sa passion de la connaissance : ce que saint Augustin appelait la libido sciendi. En lui redonnant sa vocation «pratique», tournée non vers la connaissance des choses mais vers l’action parmi les hommes, Kant la ramène à sa rectitude, ou à la rectitude de son autonomie : car elle se donne à elle-même ses propres lois ! Et n’admet celles qui lui viennent de la religion — lois extérieures — que pour autant qu’elles entrent en résonance avec les siennes propres.

Le citoyen cosmopolite d’aujourd’hui doit beaucoup à ce réaménagement kantien de la raison dans sa relation avec autrui : un réaménagement grâce auquel l’homme s’interdit par sa raison de traiter tout homme, lui-même compris, «simplement comme moyen» et s’enjoint donc de le traiter «toujours en même temps comme fin»… Il faut encore suivre l’attaque de Hegel contre ce qu’il appelle la «moralité subjective» de Kant et l’universalisme formel de sa raison législatrice. A quoi il oppose le sujet qui, dans son action avec et contre autrui, accomplit l’œuvre dialectique de la Raison : l’Esprit se révélant à l’homme dans le devenir de l’Histoire…

Non pas à travers des textes sacrés dont il s’agirait de suivre les prescriptions en en sondant le sens spirituel, mais à travers les différents actes de la grande dramaturgie du monde, dont il s’agit de saisir le message ultime, à savoir le triomphe effectif de l’Esprit par le biais de sa «Phénoménologie» (dont Hegel nous livre précisément la clé !)…

Il faut suivre encore Nietzsche qui, sur les ruines fumantes des religions constituées, achève d’abattre la fable de l’Esprit hégélien — relique d’une pensée désormais archaïque —, pour ne laisser d’autre triomphe que celui du surhomme et de la morale de son nihilisme inspiré…

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