Conscience collective et lutte politique : Gaza met l’Occident à plat

Quelque chose s’est brisé sur le grand théâtre du mensonge qui, pendant de nombreuses décennies, a recouvert le système politique occidental de crimes, d’ombres, de justifications et de deux poids, deux mesures. Pour la première fois ces derniers temps, une cause – la Palestine – a explosé dans l’imaginaire collectif mondial et a fissuré, bien que de manière partielle et contradictoire, l’hégémonie des organes du pouvoir et de l’information. Cette rupture est réelle et doit être reconnue : c’est un fait. Mais le reconnaître ne signifie pas lui attribuer un sens libérateur ou cesser de voir les risques et les contours de l’absorption systémique.

La flottille a été une étincelle médiatique. Les voiles en mer, les feuilles sur les fenêtres, les hashtags et les places européennes sont progressivement devenus des symboles visibles, faciles à photographier, à distribuer, à applaudir. Ils ont produit un récit qui a comblé un vide symbolique : beaucoup se sont sentis autorisés à « être du bon côté ». Mais le geste visible n’est pas automatiquement synonyme de rupture ; C’est souvent le moyen le plus efficace par lequel le pouvoir absorbe la dissidence et transforme la colère en un spectacle gérable.

Ne reculons pas : le point qui est soulevé n’est pas nihiliste. Il faut dire ce que l’on observe avec une clarté théorique et une indignation politique : une grande partie de ces manifestations est structurellement exposée au risque de devenir un exutoire pour une conscience collective qui prétend se purifier par le rituel sans remettre en cause les mécanismes concrets générateurs de violence. Il ne s’agit pas d’une attaque contre les gens de la rue, dont beaucoup sont motivés par une véritable empathie : il s’agit plutôt d’une critique du régime de représentation qui tend à transformer la protestation en consommation symbolique, en mécanisme d’allègement moral pour ceux qui n’ont pas l’intention de changer quoi que ce soit de substantiel.

Cette protestation intensifiée, bien que marquée par la spontanéité et des actes concrets de lutte et d’obstruction dans les nœuds logistiques du pays, porte en elle de profondes contradictions. L’autosatisfaction pour un protagonisme tant attendu et tardif de la rue – répandu parmi beaucoup de ses participants – contraste avec l’implacable réalité : tout en se mobilisant pour la défense de ses compatriotes, Israël poursuit son œuvre génocidaire sans répit, massacrant les Palestiniens pour les forcer à se rendre sous le joug de nouveaux plans et arrangements imposés par le capital impérialiste avec l’aval d’une grande partie de la bourgeoisie compradore au pouvoir dans divers pays de la région.

Le système a toujours fait preuve d’une extraordinaire capacité d’absorption des fissures : il donne de la visibilité aux fractures, pilote leur rythme, sélectionne les porte-parole et, si nécessaire, réengage ces fragments dans un flux de consensus utile à la stabilité de l’ordre. Lorsque la dissidence n’est pas organisée politiquement, lorsqu’elle n’exprime pas de projet, de stratégie et de liens réels avec les subjectivités directement impliquées, elle est facilement neutralisée. Le carré spectacularisé devient ainsi un manteau qui cache et consolide les mêmes rapports de force qu’il prétend dénoncer.

C’est pourquoi l’étalon doit rester impitoyable : la vraie épreuve est le lien vivant avec la résistance, avec la réalité des villes bombardées, des maisons détruites et de la force populaire qui résiste. Sinon, nous glissons dans une solidarité qui reproduit le schéma colonial, réduisant Gaza à un vaisseau de pitié plutôt qu’à un protagoniste de la lutte. « All eyes on Gaza » risque de devenir un slogan vide de sens, dépassé par le caractère spectaculaire de l'action solidaire qui nous semble plus proche, plus représentative, plus facile à « défendre » parce qu'elle est articulée et présentée selon les normes familières au système lui-même : humanitaire, conforme aux paramètres du droit (occidental) et même héroïque en raison du risque qu'elle comporte. C'est une solidarité qui ne demande pas la confrontation avec les catégories « gênantes » de la lutte anticoloniale et antisystémique, de la résistance, de « l'autre », lointain, exotique, qui se dresse pour se défendre et impose une critique féroce de nos sociétés.

La flottille doit rester un cadre instrumental de la lutte anticoloniale, capable de reconnaître Gaza comme l’épicentre de la résistance. Mais pour l’essentiel, elle s’est élevée à un récit spectaculaire qui recentralise l’Occident en tant que protagoniste moral, reproduisant la figure du sauveur blanc et, finalement, consolidant la culture coloniale qui imprègne également le discours critique. C’est un mécanisme qui, plutôt que d’exprimer la solidarité, risque de produire un selfie moral, vidant la Palestine de sa force politique et la réduisant à un symbole passif. C’est précisément pour cette raison qu’il devient urgent de reformuler radicalement l’imagerie de la solidarité, sinon l’élan des places risque de se dissoudre au lieu de s’imposer comme une force transformatrice.

Dans ce contexte, il y a un risque de recul sur le plan politique et discursif, même lorsque l’indignation pour la flottille s’inscrit dans la perplexité face à un droit international violé. C’est là que la contradiction s’ouvre : nous invoquons une fois de plus une légalité qui, depuis deux ans - et en fait depuis plus de sept décennies - n’a jamais été du côté des Palestiniens, mais qui a effectivement été systématiquement utilisée contre eux. Gaza l’a révélé avec une clarté définitive, mais elle est ignorée, continuant à brandir un droit qui reste le privilège exclusif des citoyens occidentaux.

Il s’agit d’une dynamique paradoxale qui non seulement réhabilite un système déjà discrédité, mais le repropose comme cadre interprétatif du regard sur la Palestine. Un mouvement discursif intrinsèquement colonial : réaffirmant des normes, des catégories et même des accords déséquilibrés (comme lorsque Oslo est cité pour démontrer la légalité présumée de l’entrée dans les eaux de Gaza) qui ont toujours fonctionné comme des cages contre la résistance palestinienne. Ainsi, même la dissidence finit par alimenter l’hégémonie occidentale, consolidant sa centralité analytique et politique et liquidant les timides avancées décoloniales de ces deux années de mobilisations, qui avaient au contraire révélé les fractures du système mondial et entrelacé les luttes de nos communautés avec la libération de la Palestine.

Et c’est là que se révèle la contradiction la plus profonde : la conscience de la complicité occidentale dans la mise en œuvre du génocide s’évanouit derrière la demande de simples garanties diplomatiques, de protection des navires, de protection des citoyens européens, de couloir humanitaire. L’axe se déplace : non plus la nécessité d’un changement radical dans les relations économiques, militaires et politiques avec Israël, mais la défense des prérogatives individuelles, du statut civil, des interventions humanitaires qui précèdent et annulent la politique. Ainsi, les responsabilités des gouvernements sont réduites à la simple relation avec leurs propres citoyens, tandis que la complicité structurelle de l’Italie et de l’Europe dans la machine coloniale sioniste, dans le pillage systématique des ressources palestiniennes et dans leur reconversion en une clé néocoloniale reste cachée.

Si le mouvement horizontal ne parvient pas à tisser un véritable pont entre la conscience éveillée en Occident et les exigences d’autodétermination et de pratique politique d’en bas à Gaza, alors il ne produira qu’un nouveau rite d’auto-absolution au lieu d’une conscience politique capable de se transformer et de se libérer véritablement.

Cela dit, il faut éviter un malentendu fondamental : toute spontanéité n'est pas manipulable, et tout protagonisme, surtout chez les jeunes, n'est pas naïf. Il existe un noyau d'espoir réel : une génération de jeunes et une classe ouvrière qui expriment une sensibilité morale, des pratiques de communication horizontales et des formes de solidarité étrangères à la logique hypocrite et dépassée des partis incompétents. Cette partie est politiquement précieuse et doit être défendue contre toute utilisation instrumentale. Mais la défendre signifie aussi lui confier une tâche : ne pas abandonner l'analyse politique aux versions officielles. Cela signifie organiser et traduire cette sensibilité en pratiques qui ont un impact sur les dispositifs du pouvoir. Ceux qui descendent dans la rue aujourd'hui ne peuvent échapper à une question décisive : avec quelle clarté politique ? Il ne suffit pas de faire partie d'un regroupement imposant pour participer à une lutte.

La position à adopter est donc celle de l'attaque : dénoncer sans timidité la composante auto-absolutrice, encore omniprésente, et proposer immédiatement - avec des propositions et des actes concrets - une stratégie alternative de lutte conjointe plutôt que solidaire, car la libération de la Palestine est une étape décisive vers la libération de l'emprise oppressante de l'impérialisme. Il ne faut pas se laisser aller à la nostalgie du conflit idéal ; il faut construire des outils de lutte : des réseaux de solidarité qui ne se limitent pas aux initiatives internationales, des campagnes de pression visant les infrastructures économiques et diplomatiques, des actions de boycott politiquement incisives, un soutien matériel direct et coordonné à ceux qui résistent, des connexions organisationnelles qui placent au centre les revendications des subjectivités palestiniennes et non les reflets de l'image des militants occidentaux.

Nous devons rester sur nos gardes face aux dérives qui peuvent trahir cet élan : la cooptation médiatique qui domestique et déforme les récits même à des fins électorales ; l’ambition de nouveaux dirigeants improvisés, sans formation politique et obsédés par leur propre protagonisme ; les mouvements assis à côté du salon, les mêmes qui, jusqu’à hier, se tordaient dans des numéros d’équilibriste pour ne pas déranger les associés des kibboutzim ; et surtout l’illusion que la solidarité symbolique peut valoir autant qu’une véritable lutte. Un mouvement authentique se mesure à la capacité de déstabiliser non pas l’imagination emballée, mais les structures matérielles du pouvoir.

La véritable épreuve de force consiste donc à transformer la sensibilité collective en politique concrète, et non en consommation symbolique. Ceux qui brandissent aujourd'hui le drapeau palestinien doivent assumer cette responsabilité : soit ils se mettent au service de la résistance, soit ils deviennent – peut-être sans le savoir – complices de sa neutralisation. Il n'y a plus de temps pour les alibis et les rituels consolateurs. L'heure est venue de faire un choix : construire des instruments de contre-pouvoir ou laisser la brèche se refermer au profit de ceux qui commandent.

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