Premier pont-aux-ânes – la caste européenne face à l’hybris israélienne, aujourd’hui
À Gaza, le génocide se poursuit, il est devenu, aux yeux du monde occidental, une routine – déplaisante, mais on s’habitue à tout, dirait-on. Il se double désormais de l’accélération de la colonisation (la conquête, il faut appeler les choses par leur nom) de la Cisjordanie. En France, cependant, une partie de la Caste commence à éprouver que l’on a atteint, sur le terrain, un cap dangereux – alors, de Macron en Horvilleur et Sinclair, on sort enfin de son silence ou on hausse d’un ton – la planification de la famine ajoutée aux bombardement meurtriers qui se poursuivent de plus belle, les plans d’évacuation d’une partie de la population de l’enclave – ça commence à faire beaucoup. On ne va pas aller, bien sûr, jusqu’à prononcer haut et clair le nom du crime (génocide), mais on dit enfin les choses : il y a quelque chose de pourri au royaume de Netanyahou. Mais ceci, bien sûr, à la condition expresse de ne pas toucher à Israël, à la puissance dévastatrice, nihiliste, expansionniste) d’Israël, comme si la folie Netanyahou était une chose et l’intangibilité de l’Etat sioniste, son immuabilité, son honorabilité, son intacte légitimité en étaient une tout autre. D’un côté la pure immanence – l’accumulation des crimes perpétrés par la bande de criminels au pouvoir à Jérusalem – et de l’autre l’intouchable essence d’Israël, vache sacrée vénérée par l’Occident, tabou absolu. On ne touche pas à Israël.
On tire d’autant plus pathétiquement sur la corde humanitaire et pleurnicharde que l’on se cantonne, lorsqu’il s’agit de se prononcer, face aux crimes perpétrés par l’État dit hébreu (pauvres Hébreux...), dans le registre affectif et sentimental : une honte, dit l’un, insupportable, renchérit l’autre, accablant et indigne, complète un troisième. Tout se passe comme si ces hommes et ces femmes de bonne volonté étaient équipés d’un mécanisme lacrymatoire qui, à l’approche des cent mille morts, déclenche un signal automatique et les réveille en sursaut – c’est qu’ils/elles sont équipés d’une conscience morale à retardement. Mais enfin, ils/elles se réveillent et statuent : au point où nous en sommes, il serait manifestement temps de dire (on ne parle pas de faire) un petit quelque chose.
Jusqu’alors, depuis le 7 octobre 2023, ces gens-là étaient surtout affairés à autre chose : à s’alarmer haut et fort de la vague déferlante d’antisémitisme qui, à les en croire, menaçait de submerger le pays. A s’indigner du peu d’empathie que suscitait auprès des non-Juifs, le calvaire (tout imaginaire) subi par leurs concitoyens juifs.
Alors ils vont le dire, en passant, avant de repasser à autre chose : qu’il faudrait qu’Israël cesse de jouer avec l’arme infâme de la faim ; qu’il faudrait songer à cesser de livrer des armes à Israël, trop visiblement, du moins ; que les projets de purification ethnique de la bande de Gaza sont déraisonnables ; certains iront même jusqu’à jouer avec l’idée d’une reconnaissance de la Palestine…
Mais toutes ces bonnes paroles qui n’engagent à rien ceux et celles qui les prononcent s’arrêtent rigoureusement aux portes de la Cité interdite, comme si ceux/celles qui les prononcent étaient saisi.e.s d’une crainte superstitieuse : quid d’Israël, quid de la puissance criminelle qui est, quand même, en toute visibilité, la matrice et le principe actif de toute cette désolation ? Question impie, scandaleuse, inconcevable, totalement hors sujet... C’est qu’elle suppose que l’on s’extraie de l’approche humanitaire des souffrances de la population de Gaza pour s’interroger sur la provenance de ce qui les réduit à ce dont est faite leur condition présente ; que l’on s’engage dans une réflexion dégrisée sur le massacre et le désastre en cours, qui les replacent dans leur durée, les recontextualisent dans la configuration (coloniale) où ils se situent ; et surtout, que ce qui y est en jeu soit clairement énoncé – l’extermination en cours comme paroxysme d’une entreprise de mort visant à la destruction d’un peuple et des fondements de son existence.
L’approche humanitaire et déplorative du crime perpétré par Israël à Gaza et en Cisjordanie, telle qu’elle monte d’un cran aujourd’hui, tend, dans les conditions présentes, à devenir le dernier recours de l’évitement de ce qui devrait être l’objet premier du débat public (tout particulièrement dans les opinions occidentales) – si l’on entend qu’un jour le tort infini subi par les Palestiniens trouve un terme non apocalyptique : quid d’Israël, entendu non pas seulement comme État, mais aussi bien comme puissance collective embarquant sa population ; quid d’Israël qui est, à l’évidence et comme tel, le principe actif du crime ? Les froncements de sourcils qui, aujourd’hui, se multiplient jusque dans les couloirs d’une diplomatie européenne pourtant blasée en la matière, les remontrances qui se donnent désormais à entendre régulièrement jusque dans les éditos de la presse d’extrême centre, l’accablement douloureux qui se lit sur les visages de la gauche morale – tous ces symptômes ne font qu’accuser les traits de l’approche rigoureusement schizophrénique du problème partagée par les membres de la Caste secoués, tétanisés par l’ampleur et la durée des crimes imputable à cette entreprise de destruction massive (celle qui se trouve actuellement subsumée sous le nom de Netanyahou). Cet évitement du problème, en tant que celui-ci est, de manière de plus en plus affichée, Israël et rien d’autre, relève d’un aveuglement proprement pathologique, lequel inclut des fractions entières de la dite gauche radicale, du côté de Médiapart, Lundimatin, etc.
Plus l’exterminationnisme conquérant de ce fer de lance du nouveau fascisme global qu’est la direction israélienne puise ouvertement, avidement, férocement dans la réserve infinie d’exception qui lui est accordée par les gardiens de l’hégémonie occidentale, et plus on se réfugie, parmi les gardiens des principes et des valeurs, dans le registre de l’affliction déplorative – aux Israéliens le ministère du sang, à nous celui des larmes. En coulisses, même, on en vient à pester ouvertement contre ces adeptes du tout est possible, tout est permis – mais pour le reste, on ne change pas de cap – on ne touche pas à Israël. Et l’on continue imperturbablement de faire semblant de croire que Netanyahou et sa bande ne seraient qu’une excroissance parasitaire ayant poussé au gré de circonstances défavorables sur le corps fondamentalement sain de l’Etat sioniste, une éphémère et regrettable sortie de route, dans l’attente d’un assuré retour aux fondamentaux légitimes et éclairés de la « seule démocratie du Proche-Orient », sous la houlette de cadavres politiques ambulants à la Ehud Olmert associé aux survivants exténués de la gauche « travailliste » (lol) israélienne.
C’est là non seulement une vue de l’esprit, mais surtout une fable destinée à endormir les enfants et à enfumer les plus grands. La vérité, c’est que plus la mortelle randonnée des dirigeants israéliens actuels accuse ses traits pathologiques, plus le présent éclaire le passé d’une lumière vive : le génocide en cours enchaîne tout naturellement sur la Nakba, la « réveille », en quelque sorte aux yeux des opinions occidentales. Plus, alors, la légende de l’Etat-réparation dû aux Juifs du monde entier en compensation de la Shoah affiche son imposture. Rétrospectivement, aussi bien à la lumière (noire) de Gaza qu’à celle de la colonisation galopante de la Cisjordanie, le trait colonial avant toute chose de la montée en puissance de l’Etat d’Israël s’impose comme une évidence. Mais ce qui entre aussi massivement dans le champ de visibilité, c’est cet autre trait : Israël, ce n’est pas qu’un Etat (une puissance armée) criminel, c’est une totalité, un monde qui, notamment, inclut une société. Le problème du présent, à vrai dire, ce n’est pas Gaza, c’est Israël, dans toutes ses dimensions et sous tous ses angles.
L’objet premier du trouble qui, en Occident, dans le monde blanc, dans les démocraties de marché du Nord global, suscite des conduites d’évitement et des dénis passifs est distinct : Israël, ça n’est pas qu’une machine militaire détraquée, hors contrôle.
Ce bloc de violence armée en perpétuelle expansion inclut des gens, n’existerait pas sans les gens qu’il embarque. La puissance destructrice israélienne inclut les gens qui la peuplent et la servent et dont les dispositions non pas seulement ségrégationnistes et vindicatives mais massivement exterminationnistes sont apparues au grand jour et se sont manifestées de manière tonitruante après le 7 octobre 2023 et confirmées au temps de l’agression contre l’Iran. La pulsion de mort et la passion éradicatrice dont ont fait les frais et continent de payer le prix les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ne se sont pas seulement emparées d’une caste politique hors contrôle et d’un appareil militaire en folie, elle sont un flux soutenu par de puissantes intensités qui parcourt, irrigue, met en ébullition et en mouvement toute une société chauffée à blanc par des affects fascistes – dans les petites comme dans les grandes choses.
La « parole qui se libère » et qui en appelle désormais ouvertement à une « solution finale » de la question palestinienne est un indice probant de la formation, si ce n’est d’un consensus à proprement parler, du moins d’une disposition partagée et majoritaire en faveur d’une résolution « définitive » de la supposée question palestinienne – et donc, en faveur de ce qui en constitue le corollaire inévitable, la marche vers le « Grand Israël ». Une telle option suppose, comme nul ne l’ignore, et surtout pas en Israël, le recours aux moyens les plus violents – une combinaison de purification ethnique par le biais de déplacements forcés et massifs de la population palestinienne, d’attrition perpétuelle exercée sur le corps collectif que constitue cette population et, comme à Gaza ou parfois même en Cisjordanie, des bains de sang de forme génocidaire, via les bombardements répétés, la destruction systématique des infrastructures et du cadre de vie, la ghettoïsation, le recours à l’arme de la faim, etc.
Contrairement à la fantasmagorie que tentent d’accréditer ceux des sionistes qui se cramponnent à l’idée que le cœur du problème est l’excès de zèle de Netanyahou et des ultras de la colonisation rassemblés autour de lui, ce dont Israël et la séquence qui a suivi ont été les révélateurs est criant : il n’existe, en Israël, aucune paroi, pas même une membrane qui séparerait un appareil étatico-militaire tourné vers la guerre et sans cesse porté à succomber à la tentation de la démesure, carrément amok, d’une société, elle, policée par la douceur des mœurs démocratiques et ne rêvant que de vivre en paix et en bonne entente avec ses voisins. Ce qui est au contraire toujours visible, ce sont les interactions de plus en plus denses entre un pouvoir imbu de son omnipotence et assuré de son impunité et une population de plus en plus recluse dans sa bulle tapissée de présomptions suprémacistes. Cette société est moins prise en otage par la mégalomanie criminelle du pouvoir qu’embarquée dans un rêve toxique, celui d’une expansion infinie, d’une conquête sans fin.
S’il est une chose qui a aujourd’hui radicalement déserté la population juive d’Israël, dans l’immense majorité de ses composants, c’est bien l’intérêt pour la cause de l’autre, la capacité même à envisager, si peu que ce soit, le différend israélo-palestinien dans la perspective de cet autre (palestinien). Quand des Israéliens vouent aux gémonies Netanyahou et sa bande, c’est à propos de leur « gestion » de l’épineux problème des otages – dans le pur et simple entre soi, donc. La question de la survie du peuple palestinien, le génocide en cours à Gaza, ça n’est leur problème que pour autant que s’y trouve imbriqué le sort des otages. Et pour le reste, ils ne trouvent rien de particulier à redire, dans leur immense majorité, à l’accélération et la systématisation de la colonisation (en vue de l’annexion) de la Cisjordanie.
L’israélo-centrisme autarcique et allergique à toute prise en considération du tort infligé aux autres n’avait encore jamais atteint un tel degré de perfection, si l’on peut dire, et ceci, précisément, au temps de la destruction de Gaza, au temps du génocide et de la tentative de liquidation définitive du peuple palestinien. La boucle exterminationniste entamée avec la Nakba, en 1948, se boucle sur cette scène, ce moment où l’enfermement morbide de la population israélienne (le peuple ? Si c’est le cas, drôle de peuple enfermé dans son devenir-génocidaire...) dans sa seule et unique perspective, les yeux rivés sur sa ligne de force expansionniste touche à son paroxysme. Où se boucle la boucle de l’auto-ghettoïsation d’une puissance enfermée dans ses présomptions d’intangibilité liée à une condition d’exception cultivée sur l’humus du plus obscur des désastres – la Shoah.
Si donc nous entreprenons de réfléchir dans une perspective historique à ce qui, à strictement parler, fait époque dans l’anéantissement de Gaza, en nous efforçant de nous tourner vers l’avenir en dépit de tout ; si nous nous obstinons à imaginer qu’une issue non cataclysmique au conflit israélo-palestinien est possible, une issue qui n’épouserait pas les traits de la plus lugubre des fins de l’Histoire (en forme de réalisation de la dystopie netanyaho-trumpiste, un pur et simple copier-coller de la déportation massive des Juifs européens en Ouganda ou à Madagascar telle que l’imaginaient les dirigeants nazis avant d’opter pour l’extermination dans les usines de la mort de l’Est européen) – alors, il faut partir de cette prémisse qui change totalement les termes de la conversation occidentale, orientaliste et néo-colonialiste : ce ne sont pas les Palestiniens qui sont le problème, qui sont un facteur de désordre dans la région et au-delà ; c’est Israël comme foyer de violence en perpétuelle expansion, comme force destructrice et, comme on le voit en grand aujourd’hui à Gaza, facteur permanent de chaos – puissance de mort pour dire les choses sans ambages. Le tout d’Israël, exclusivement orienté vers la guerre en permanence (caricature nihiliste de la révolution permanente de Trotsky), laquelle suppose la mise en alerte et la mobilisation idéologique, le placement sous condition d’urgence sans fin d’une population destinée à la guerre et soudée artificiellement par l’exécration de l’ennemi – le Palestinien fantasmagoriquement désigné comme l’en-trop et le parasite occupant abusivement la terre des Juifs.
Il ne faut jamais oublier que, par un biais ou par un autre, à un moment de leur vie ou un autre, directement ou indirectement, ce sont tous les citoyens israéliens juifs, hommes et femmes, qui se sont trouvés embarqué.e.s dans la guerre désignée et vécue comme éternelle et immémoriale contre les Arabes, entendus ici comme les Palestiniens privés de leur nom, ceci de génération en génération, depuis trois quarts de siècle. Il ne faut pas oublier qu’Israël, démocratie-Potemkine, est avant tout une stratocratie, c’est-à-dire un poste avancé de l’Occident, un Fort Saganne blanc en terre arabo-musulmane, au Proche-Orient. Une stratocratie, c’est-à-dire un Etat militaire dont l’envers ou l’avers est une société entièrement tournée vers la guerre, une société-pour-la-guerre. Ceci dans toutes ses dimensions – l’éducation en forme de mise en condition des enfants dès leur plus jeune âge, en forme d’inculcation de l’esprit de Massada, forteresse assiégée, avec la paranoïa qui va avec (ce ne sont pas seulement les Arabes qui veulent notre mort, c’est le monde entier qui conspire contre nous) ; mais aussi bien l’investissement massif et systématique dans les technologies de pointe à usage militaire et qui, on l’a vu, ont fait merveille, si l’on peut dire, dans le contexte de la destruction de Gaza et de ses prolongements tous azimuts.
Le problème, au sens de l’urgence qui repousse à l’arrière-plan toutes les autres complications, ce n’est pas l’ordre du jour humanitaire, c’est l’effort de pensée, c’est-à-dire le radical redéploiement de l’entendement de la situation, l’effort sur soi qui sont requis pour, enfin, regarder les choses en face ; id est, concevoir que l’obstacle épistémologique que nous devons enfin surmonter, c’est ce mouvement de recul, ce réflexe conditionné qui nous portent à prendre la tangente lorsque, nous rapprochant du cœur du sujet, nous commençons à brûler (un jeu d’enfants – « froid, froid... chaud... tu brûles ! ») ; le problème, c’est que nous sommes portés, d’instinct, à nous défiler dès lors que nous sommes tout près de concevoir que le fond du problème, c’est, structurellement, la matrice de la puissance israélienne ; le big bang qui a résulté de la rencontre entre une idéologie sioniste, toxique dans ses prémisses même, et les ressources de l’État, dans un environnement général où les puissances victorieuses, au lendemain de la Seconde guerre mondiale étaient disposées à apporter leur bénédiction à cette union.
Ce qui est requis ici, c’est donc avant tout une approche généalogique du problème, qui remonte à ses sources, qui en identifie la provenance. Prendre les choses par le bout humanitaire, qui est aussi celui de l’affect affligé et du pathos, c’est se condamner à traiter le symptôme tout en évitant soigneusement l’étape du diagnostic, le moment où le nom de la maladie doit être prononcé. Ce qu’il faut affronter, c’est bien la question de la provenance et du statut de la puissance criminelle par laquelle la famine arrive à Gaza, dans le prolongement du génocide. Ce qu’il faut affronter aussi bien, c’est cette figure clé : comment le fascisme par en haut, le fascisme de l’Etat, en Israël, mobilise les gens et produit un fascisme d’en-bas, un fascisme des gens, précisément, et qui les porte à prêter la main de mille façons à l’extermination et la déportation des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie – un fascisme militaire, mais populaire aussi. Conservez en mémoire ces photos mises en ligne par les perpétrateurs eux-mêmes, où l’on voit des groupes de soldats osant poser, hilares et triomphants sur les ruines de Gaza, avec, pour bonifier le tout, quelques cadavres de Palestiniens – bref, comme des amateurs de safari, le pied posé sur leur trophée ; la campagne de Gaza comme remake de l’Opération Barbarossa. Comme la guerre est jolie, en version digitalisée, quand elle consiste à massacrer une population sans défense…
La schizophrénie blanche face à Gaza et tout ce qui s’y condense, s’associe moins à un phénomène de déficience morale (mais à cela aussi...) qu’en premier lieu à une absolue carence de faculté imaginative, de courage de la vérité, dirait Foucault. Elle consiste à percevoir la destruction de Gaza par une puissance criminelle (et dont le nom et l’adresse sont pourtant on ne peut plus publics) comme une sorte de catastrophe naturelle, équivalente à un tremblement de terre, un typhon, un tsunami, ce qu’on appelle (à tort, de plus en plus, tant le « naturel » est devenu un faux-semblant à l’âge de l’anthropocène) un désastre naturel en très grand. L’avantage de cette perception, c’est en premier lieu qu’elle permet d’éluder ce qui fait que le désastre est en premier lieu un crime et, dans le même sens, de verser dans son approche lacrymatoire, affligée et déplorative – la faute à personne, la faute au destin, un fatal enchaînement d’événements, l’énonciation du nom du crime (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide...) étant à l’occasion opportunément évitée, pour ne rien dire du nom (propre, si l’on peut dire) du criminel, le perpetrator. Et pour cause : il se trouve être notre ami, le tout-proche auquel nous unissent tant de liens, et des plus intenses, pour les raisons (plus obscures qu’on ne l’imagine généralement) que l’on sait – celui avec lequel nous communions sans fin dans le souvenir du crime dit absolu et absolument singulier. Celui dont, pour cette raison, rien ne saurait nous séparer, quoi qu’il fasse ou plutôt, quoi qu’il commette, dans le contexte actuel, comme dans tant d’autres occasions où s’est donnée libre cours la brutalité sans nom de l’État sioniste.
Ce qui, dès lors, va se substituer à une approche politique du différend mortifère qui oppose les Palestiniens à leurs oppresseurs et aux formes d’action qui devraient en découler, c’est le comptage accablé des victimes et les objurgations molles adressées au conquérant enragé. Ces approches pseudo-humanitaires du conflit reposent toujours sur des plans fixes, des gros plans sur la misère du monde figée sur l’instant t, sur fond de décontextualisation radicale : tout se passant comme si les crimes de masse perpétrés par l’Etat d’Israël à Gaza aujourd’hui se laissaient entièrement réduire à la condition de conséquence directe et exclusive du raid meurtrier du 7 octobre 2023, comme si l’enchaînement des causes et des conséquences renvoyant à la scène primitive de la création violente de l’État d’Israël demeurait indétectable, comme si le 7 octobre était un commencement absolu, comme si la transformation de Gaza en un immense ghetto et un lieu de non-vie pour la population qui y est parquée, soumise à une multitude d’attritions, n’avait pas pris forme de longue date…
Il faut souligner ici ce facteur de grande importance : l’inquiétude manifestée par les gouvernants et les élites du monde européen face à la fuite en avant des dirigeants (et de la société) d’Israël ne les conduit en rien à infléchir la trajectoire de leur engagement sur l’autre front, celui du softpower et de l’engagement idéologique au côté du parti du génocide – là où l’immunité et l’intangibilité d’Israël se prorogent à coup de propagande tous azimuts et tous usages contre « l’antisémitisme » et d’intensification perpétuelle de l’agitation islamophobe, impulsée d’en haut, de tout en haut. La schizophrénie des élites, c’est cela aussi : tout se passe, et d’une façon toujours plus marquée, comme si les deux fronts étaient séparés par une frontière étanche, comme si l’inflation discursive de bas étage autour du motif de l’antisémitisme supposément galopant et l’activisme islamophobe ne constituaient pas le complément et le supplément directs (le grand arrière) de l’accélération, sur le terrain, en Palestine, de la réalisation du « Grand Israël » passant par le massacre et la purification ethnique.
D’une manière toujours plus visible, les dirigeants européens vont se trouver écartelés entre la nécessité de prendre leurs distances d’avec le cours enragé et de plus en plus ouvertement fasciste de la politique israélienne et leur solidarité idéologique de fond avec ce qui constitue le fondement de cette politique : le choc des civilisations, la collision (raciale, religieuse, culturelle) entre deux mondes – celui de l’Occident chrétien-démocratique-blanc, dont Israël constituerait l’avant-poste au Proche-Orient et celui que constitue le perpétuel danger arabo-musulman, menace tout à la fois interne et externe, réserve inépuisable de fantasmagories apocalyptiques et sécuritaires.
Mais comment donc, par quel miracle, ceux dont la politique s’aligne de plus en plus sur celle des néo-fascistes et démagogues populistes dont le motif de la « submersion » de l’Europe blanche par les hordes d’envahisseurs issus pour la plupart de l’inquiétant monde arabo-musulman, comment ces dirigeants pourraient-ils rompre avec ce qui constitue la matrice coloniale de la politique de terre brûlée et de conquête dans laquelle sont engagés à corps perdu les dirigeants israéliens aujourd’hui ? Comment pourraient-ils se séparer effectivement de cette fuite en avant guidée au fond par les mêmes prémisses que celles qui fondent leur propre politique – la racialisation à outrance des relations entre Nord et Sud, l’activisme toujours plus bruyant et fébrile autour de la production de la séparation (de la construction de l’antagonisme) entre les mondes – celui des Blancs, de la démocratie occidentale « judéo-chrétienne » et celui (ou ceux) des autres, de tous les autres, les arabo-musulmans au premier chef, constamment associés à des motifs comme l’invasion, l’insécurité, le fanatisme, la violence et le terrorisme ?
Ce dont il est aujourd’hui urgent et en quelque sorte vital que les élites dirigeantes européennes se séparent, aux yeux de leurs opinions et du monde en général, c’est le génocide à Gaza et la conquête accélérée, sans fard, de la Cisjordanie. C’est aussi ce qui, d’un même tenant, les contraint à marquer la distance d’avec la politique de l’administration américaine au Proche-Orient – en tant que celle-ci consiste à accompagner, parrainer et soutenir sans réserve, la production du chaos et le Drang nach Osten en cours dans les territoires occupés. Mais pour le reste, en régime intérieur, la fabrication de l’ennemi intérieur (l’antisémite, l’islamiste) est indissociable du cours blancocentrique, xénophobe, autochtoniste adopté par les vicaires de la « forteresse Europe » qui régentent aujourd’hui la quasi-totalité des pays de l’Union européenne. Sur ces motifs généraux, ceux-ci sont à l’unisson avec les dirigeants israéliens – les pèlerins d’une nouvelle poussée (ou d’un dernier soubresaut ?) de l’hégémonisme naturel du monde blanc, avec la matrice coloniale qui ne s’en détache pas. Le reste est question de configuration locale, de circonstances particulières, de moyens et de style. D’où les contorsions, toujours plus pathétiques, toujours plus périlleuses, auxquelles sont voués les dirigeants européens face à ce qui est devenu aujourd’hui le problème israélien (et non plus palestinien), pour les temps à venir.
Fondamentalement, il leur faut bien continuer, aveuglément, à se montrer solidaires avec l’État colonial israélien, avec cette puissance dans son fondement colonial même – tout en prenant leur distance d’avec la brutalisation perpétuelle des moyens auxquels recourt cette puissance, dans son usage du fait accompli fondé sur cette maxime : « tout nous est permis, tout est possible en vue de poursuivre notre marche en avant ». C’est là, pour les élites européennes d’aujourd’hui, un casse-tête sans solution, la quadrature du cercle.