Grammaire de la complicité : Gaza et le repositionnement occidental

« Ce n’est pas le moment de polémiquer », disent-ils. « Il est temps de s’unir, de sauver ce qui peut l’être, même en se bouchant le nez ». Ou même « facile de faire une révolution avec le cul des autres ».

Le chantage moral selon lequel toute critique du récit racheté constituerait une division dans la masse critique « utile » consolide la vérité troublante : l’unité évoquée n’a jamais existé. Quoi qu’il en soit, l’appel à une telle unité pro-commodo sert plus à désamorcer la réflexion qu’à renforcer la mobilisation.

Ceux qui ne découvrent Gaza qu’aujourd’hui, ceux qui séparent aujourd’hui le crime génocidaire de sa légitimation et de sa planification laïque, ceux qui s’indignent aujourd’hui sans remettre en question les prémisses de l’ordre, ne construisent pas d’alternative. Il cherche simplement une issue morale. Et ce chemin, trop souvent, passe par la dépolitisation de la résistance et la déresponsabilisation de l’Occident.

La proposition qui est nécessaire n’est pas l’unité formelle. C’est la conscience politique, une pensée qui sait nommer le fascisme non seulement dans ses excès symboliques et sanglants, mais dans sa forme répandue. C’est une œuvre culturelle qui sait documenter, désamorcer et combattre l’esprit réactionnaire-colonial qui traverse la société occidentale à tous les niveaux : institutionnel, médiatique, académique, émotionnel. Résister aujourd’hui, c’est refuser l’assimilation. Cela signifie comprendre que Gaza n’est pas une frontière et que la lutte n’est pas seulement pour sauver des vies aujourd’hui, mais aussi pour empêcher ce système de continuer à les détruire demain.

Il y a quelque chose de plus dangereux que la barbarie : la gestion rationnelle de la barbarie. L’Occident libéral, aujourd’hui, est en train de se repositionner. Après des mois de consensus explicite, de justifications morales et sémantiques pour le (non-)génocide à Gaza, il s’ouvre maintenant à des critiques modérées, à des déceptions sélectives, à des condamnations calibrées. Ce repli ne découle pas d’une prise de conscience : il s’agit d’une stratégie immunitaire. Il sert à protéger le noyau intact de l’idéologie qui a rendu le génocide possible. C’est-à-dire qu’il sert à préserver son propre fascisme.

Car oui, il faut commencer à utiliser ce terme dans toute sa densité conceptuelle, en tant que catégorie analytique. Le fascisme qui a produit – et produit – le génocide à Gaza est un fascisme qui a appris à se déguiser en civilisation, à parler le langage de la sécurité, à se présenter comme un gouvernement complexe. C’est un fascisme technocratique intégré, administratif. Il n’explose pas, il organise.

Dans ce contexte, Israël ne représente pas une déviance, mais un seuil au-delà duquel le paradigme libéral révèle son visage nécropolitique. La violence n’est pas une exception, mais une forme de rationalité. Ce n’est pas l’état d’exception, mais le dispositif de la normalité et Gaza n’est pas l’erreur mais le résultat.

Ceux qui dénoncent aujourd’hui les « dérives » du gouvernement israélien, en l’isolant d’une société qui les a voulus, produits et incorporés, participent activement à cette normalisation. La critique sélective devient une forme d’exemption morale : l’excès est stigmatisé pour sauver l’ordre. Les moyens de légitimer la fin sont condamnés. Ce schéma n’est pas nouveau : c’est la figure même du rationalisme colonial, qui pendant des siècles a su nommer la douleur sans jamais prendre en charge la blessure.

Le problème n’est pas Netanyahou. Ce n’est pas Ben Gvir ou Smotrich. C’est toute l’architecture épistémique d’un État qui se définit comme « juif et démocratique » tout en fondant son identité sur l’éloignement permanent de l’autre. C’est une démocratie fondée sur l’ingénierie ethnique, sur l’extraction coloniale du territoire, sur un régime juridique différentiel qui distingue les humains des sous-hommes. C’est le triomphe de la souveraineté comme gestion de la vie d’autrui et son annulation.

Mais ce qui rend cette forme de fascisme encore plus inquiétante, c’est sa projection mondiale. Israël n’est pas seulement un allié : c’est un paradigme. Et Gaza est le laboratoire avancé d’une gouvernance que l’Occident observe, retravaille, reproduit. Drones, algorithmes, check-points, zones rouges : la guerre contre l’ennemi intérieur a déjà eu lieu à l’intérieur de nos frontières. Gaza n’est pas loin : c’est une préfiguration.

C’est pourquoi le repositionnement actuel des médias et de la politique occidentale - avec son ton réédité pour l’occasion, ses éditoriaux sur la « disproportion désormais inacceptable », ses appels formels à un cessez-le-feu - n’est pas un signe de rupture. Il s’agit d’un dispositif de continuité. Il sert à préserver le principe éliminatoire sur lequel toute l’architecture du présent a été construite : le principe selon lequel certaines vies doivent disparaître pour que le monde continue de fonctionner. C’est la logique du sacrifice qui a toujours présidé au libéralisme : sacrifier l’autre pour sauver sa propre cohérence interne.

En ce sens, parler aujourd’hui des « excès » du sionisme est un geste profondément idéologique. Parce qu’il présuppose qu’il y a un sionisme amendable, acceptable, peut-être à réformer. Mais le sionisme – en tant que projet d’État et ontologie politique – est déjà en lui-même un dispositif d’exclusion. Sa forme la plus brutale n’est pas une dégénérescence : c’est un accomplissement.

Le fascisme contemporain n’a pas besoin de bottes ou de salutations romaines. Il a besoin de données. Des juristes. Des algorithmes. De narrateurs qui savent pleurer les victimes et justifier les bourreaux. Des experts qui parlent de « paix » après que l’interlocuteur eut été physiquement anéanti. Des rédactions qui posent la mauvaise question : « Quand la guerre va-t-elle se terminer ? » au lieu de demander : « Quand allez-vous rendre la terre, les vies, le droit à la subjectivité ? »

C'est l'air du temps. Un zeitgeist dans lequel les pleurs ont remplacé la politique, la prudence équilibrée a remplacé la justice, et le deuil est devenu un acte d'auto-absolution. L'Occident n'a pas cessé de soutenir Israël : il change de code, masquant sa complicité dans le deuil. Nous ne sommes pas face à la fin d'un ordre, mais à sa pleine manifestation. Gaza n'est pas l'abîme qui nous oblige à choisir entre la civilisation et la barbarie : c'est le lieu où se révèlent les conditions réelles de la civilisation elle-même. Non pas ce qui contredit l'Occident, mais ce qui le révèle. Il n'est alors pas nécessaire d'espérer un réveil moral. Il faut désamorcer la machine qui a produit ce présent. Nous devons comprendre que le fascisme ne revient pas : il est devenu une forme de raison, un style de gouvernement, une économie de l'affection. Et ceux qui le dénoncent aujourd'hui sans le reconnaître en eux-mêmes, dans leur langage, dans leurs institutions, dans leurs compromis, continueront à faire partie du problème.

L'heure n'est pas aux réconciliations tardives. Il est temps de procéder à des soustractions radicales. Car ce que nous appelons "paix" dans les conditions actuelles n'est que le nom élégant de l'oubli.

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