L’écritoire philosophique / De Dieu qui vient à la langue

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Déjà évoquée dans un article précédent, la querelle du mutazilisme mérite ici une brève allusion car c’est à son occasion que la théologie musulmane prend une forme dont elle restera prisonnière pendant des siècles, cachant à la vue des simples fidèles comme des intellectuels en terre d’islam ce qu’il y avait de proprement original et déconcertant dans la religion dont ils ont reçu le legs. En effet, le débat autour de la nature du texte coranique, c’est-à-dire de la question de savoir s’il était créé ou incréé, aurait pu et dû donner lieu à un approfondissement dont les retombées auraient été très prometteuses sur le plan intellectuel. Non seulement pour la compréhension de la révélation coranique en tant qu’événement singulier, mais aussi pour la compréhension de la révélation en général, à travers la multiplicité des formes qu’elle est susceptible d’adopter selon les circonstances historiques et, aussi, selon les missions particulières qu’elle s’assigne.

La querelle du mutazilisme, avec la victoire, de facto, de la thèse ash’arite du Coran incréé a fait de ce qui est une idée philosophiquement audacieuse un dogme : un article de foi qui ne se prête pas à la discussion. Formuler des dogmes, c’est toujours faire reculer la liberté de philosopher dans la cité. C’est faire passer l’élan de la pensée vers la clarté de l’intelligence des choses pour un acte répréhensible et punissable. Ce qui, en soi, est une violence et un crime. Mais il y a une autre violence et un autre crime, cette fois contre la vérité. Car que signifie que le texte soit incréé ?

Pour la théologie officielle, cela signifie seulement que le contenu est inamovible. Qu’il n’y a pas lieu de relativiser les dispositions juridiques qui s’y trouvent en fonction de la diversité des contextes. Or il y a beaucoup plus dans cette affirmation. Il y a que Dieu s’adresse directement à l’homme dans la langue coutumière de ce dernier. Cette affirmation est presqu’aussi audacieuse que celle selon laquelle Dieu s’est fait homme, qu’il s’est incarné. Que le Coran soit incréé, cela signifie que, dans son contenu, il n’est pas séparable de Dieu lui-même : la relation n’est pas ici du produit à son producteur, elle est d’identité entre le locuteur et ce que, éternellement, il dit.

Or ce qui est infiniment important et que la théologie musulmane occulte par son dogmatisme, c’est ce geste qui consiste pour Dieu à parler une langue humaine. A faire résonner des mots et à enchaîner des phrases comme s’il avait une bouche, un larynx, une langue, un souffle… Donc un corps vivant. L’attribut de l’omnipotence, qu’on refusera d’invoquer quand il s’agit d’incarnation, au sens chrétien, devient un argument automatique pour justifier cette capacité de Dieu à endosser la condition du locuteur humain. Or cette idée d’omnipotence ne devrait pas empêcher de saisir le double mouvement : mouvement d’abaissement de Dieu à la langue d’un parler humain et d’élévation de la langue humaine dans laquelle Il parle à la dignité de langue divine.

Ce double mouvement est le dit fondamental et éternel de Dieu, dont l’énoncé littéral du texte coranique, s’il vient à en être coupé, ne peut plus justifier, en aucune façon, son statut de livre incréé. A moins qu’il ne le fasse sur décision théologique autoritaire : la divinité du texte est alors imposée aux consciences moyennant une démission intellectuelle, qui se meut en déchéance. Elle-même est vidée de son sens, dépouillée de l’actualité sans cesse recommencée qui la nourrit, à savoir cette invasion soudaine d’une parole qui bouleverse, interpelle, réquisitionne et engage tout en ayant le souci du soin pour celui qui écoute.

La réaction ash’arite contre la tentative mutazilite de désacralisation du texte en fait donc trop et pas assez. Elle va loin dans l’affirmation de la nature divine d’un texte qui a pourtant les caractères physiques d’un texte humain, mais elle passe à côté de cette dimension qui seule pourrait donner tout son sens à l’affirmation en question, et qui ouvrirait en même temps des perspectives exaltantes pour la pensée : celle du mouvement double d’abaissement de Dieu et d’élévation de la langue. Sa seule préoccupation est de figer le texte dans sa forme existante pour pouvoir en disposer comme d’une référence stable qui permet de gérer la communauté.

On a donc affaire à une irruption divine dans une langue humaine particulière et la théologie musulmane n’évoque la chose que pour la révoquer tout aussitôt, en s’intéressant uniquement à l’écho tardif de cette irruption en termes de discours énoncé et fixé, et non pas à l’événement lui-même de cette irruption, à sa signification profonde et déconcertante. Le « quoi » du texte recouvre le « que ». Ou, pour parler à la manière de Heidegger, l’étantité du texte occulte son « il y a ». Or le « il y a » est essentiel et il se prête à une méditation. En particulier du point de vue du fait qu’il se déclare à travers une personne sans importance sociale et à travers un peuple demeuré lui-même en marge des grands mouvements de civilisation, des grandes traditions religieuses et, bien sûr, des luttes hégémoniques régionales.

L’événement de la Révélation survient pour conférer une centralité mondiale à ce peuple disséminé aussi bien en raison de ses luttes tribales que de son culte polythéiste, sans poids sur l’échiquier des nations, culturellement arriéré – son système d’écriture est rudimentaire -, mais qui a malgré tout le sens de sa propre unité. Il survient aussi dans le contexte d’une lutte linguistique par poètes interposés, dont chacun représente le génie de sa tribu, et qui est à la recherche de la prouesse qui va tirer de lui des sensations fortes à travers l’écoute de sa propre langue. La découverte d’une parole autre à travers le personnage du Prophète le projette dans une expérience différente, qui n’est plus de compétition entre tribus, mais de rassemblement au sein d’un accent fédérateur. Qui n’est plus d’un verbe dont le maniement ouvre des mondes imaginaires, mais d’un verbe dont l’écho venu d’un ailleurs ouvre à la conscience de l’auditeur un espace infini auquel il ne peut répondre que par un don de soi…

On peut dire que Dieu s’invite à la joute des poètes, dans ce coin perdu du monde qu’est le désert d’Arabie, pour la transformer et, ce faisant, il donne à un peuple une unité et une dignité linguistique qui l’arrache à sa marginalité et qui lui confère un rôle historique.

Le regard de la chrétienté sur cet événement particulier ne pouvait être que d’incompréhension. Sans doute parce que le christianisme s’est conçu dès le départ comme une « émancipation » du cadre culturel juif, dont il est issu. Par sa Révélation, l’islam réaffirme au contraire le droit des nations, dans leur pluralité, à s’approprier l’Alliance et à le faire dans la reconduction de leur unité linguistique vivante. Pour lui, et c’est ce que lui enseigne sa propre expérience, Dieu investit les langues et en fait à la fois le lieu de Sa manifestation et ce par quoi les nations éprouvent leur propre unité et se rencontrent les unes les autres… Le partage de cette expérience est au cœur de la mission.

En ce sens, la politique internationale relève d’un projet éminemment religieux, où le jeu des langues revêt un rôle central, par un appel réciproque à la dignité : ne sont-elles pas toutes – y compris celles des peuples les plus humbles -, ce par quoi Dieu fait irruption dans la vie des hommes, en les parlant comme eux les parlent ?! C’est vrai de la langue arabe, et c’est vrai de toute langue qui, comme la terre qu’il habite, sert à l’homme de visage.

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