Ahmed Néjib Chebbi : L’une des rares continuités démocratiques de l’histoire récente de la Tunisie.

Il est des destins politiques qui, à force d’épreuves et de sacrifices, finissent par incarner davantage qu’un simple itinéraire partisan. Celui d’Ahmed Néjib Chebbi appartient à cette rare catégorie.

Octogénaire aujourd’hui, figure du militantisme tunisien depuis plus d’un demi-siècle, il a affronté avec la même ténacité le régime autoritaire de Bourguiba puis la machine policière et mafieuse de Ben Ali.

On peut, certes, contester certaines de ses options politiques ou de ses alliances passagères; on peut lui reprocher d’avoir parfois cru, à contre-temps, en des réformes impossibles au sein d’appareils verrouillés. Mais nul ne peut honnêtement lui dénier la constance de son engagement pour la démocratie, le pluralisme et les libertés publiques.

En vérité, le discours, officiel ou populiste, cache mal l’injustice qui s’abat aujourd’hui sur lui, et il est difficile d’y voir autre chose qu’une tentative mal déguisée de salir un parcours exemplaire. Le voir plier ses habits pour rejoindre la cohorte des prisonniers politiques que le pouvoir actuel a jetés dans les geôles sous l’accusation fantasmée de complot contre la sûreté de l’État, constitue un moment charnière dans l’histoire récente de la Tunisie.

De toute évidence, le pays, qui avait rêvé de rompre définitivement avec les pratiques d’avant 2011, semble replonger à pas décidés dans les réflexes les plus sombres de son histoire politique. Mais encore une fois, les laudateurs du régime, cette cour bruyante et servile, s’empressent de salir le parcours d’un homme qui a pourtant payé de sa liberté et de sa carrière pour défendre des idéaux que beaucoup prétendaient jadis partager.

Par extension, ces nouveaux croisés du pouvoir, souvent les mêmes qui, hier encore, juraient fidélité à la démocratie, trouvent dans leur allégeance au régime un moyen d’assurer leur survie dans un paysage intellectuel et politique désertifié. Cette pseudo-élite intellectuelle et politique, qui se drapait autrefois dans les habits du courage moral, se révèle désormais incapable du moindre sursaut. Elle théorise la soumission, maquille l’arbitraire en souveraineté et applaudit de façon impudique chaque arrestation comme si elle participait à quelque grand rituel de purification nationale.

Une évidence trop souvent occultée est que ce débat, parasité par des polémiques annexes, détourne l’attention de l’essentiel: la justice. La tristesse qui s’en dégage est d’autant plus impérieuse que l’ampleur de la bévue politique est manifeste, et la conscience citoyenne ne peut rester insensible à cette injustice.

Simultanément, la mécanique politique qui s’emballe poursuit son œuvre avec une cruauté presque impondérable. Le procédé est connu: détruire la réputation avant même de s’attaquer à la personne. On accuse, on insinue, on répète à l’envi. On fabrique des récits calomnieux, on arme des légions numériques qui, sous couvert d’anonymat, répandent le soupçon, la haine et la délation. Néanmoins, derrière cette façade clinquante se cache une fragilité profonde: la peur panique du débat réel, de la contradiction et du moindre face-à-face démocratique.

Certes, Si Néjib n’est pas un saint ni un héros infaillible. Sa carrière politique a connu des impasses, des désillusions, parfois même des contradictions. Toutefois, sans conteste, l’histoire politique se mesure moins à la pureté des trajectoires qu’à la constance des principes. Et sur ce terrain, presque tous les détenus politiques incarnent la quintessence même d’un engagement où acuité et méticulosité se conjuguent, jamais dissous dans l’opportunisme ou l’avidité de pouvoir.

Dès lors, l’incarcération d’un opposant est toujours signe d’un régime qui doute, qui vacille, qui s’enferme et qui s’isole. Le pouvoir qui se dit invincible mais qui voit dans un vieil homme aux mains nues une menace existentielle confesse par là même sa vulnérabilité. En toute vraisemblance, la prison de Si Néjib n’est pas seulement une injustice personnelle: elle dit quelque chose de plus vaste et de plus grave. Elle révèle la faiblesse d’un système politique qui, faute de légitimité réelle, cherche à gouverner en toute latitude par la peur, l’intimidation et l’effacement de toute voix indépendante.

Or, les régimes passent, les geôles s’ouvrent et les injustices s’effacent. Ce qui demeure, ce sont les silhouettes de ceux qui ont résisté, parfois maladroitement, souvent héroïquement, aux dérives autoritaires. Et dans cette galerie de visages, Ahmed Néjib Chebbi a déjà sa place. Non pas parce qu’il serait un modèle absolu, mais parce qu’il incarne l’une des rares continuités démocratiques de l’histoire récente de la Tunisie.

Et, à terme, c’est précisément ce que ses détracteurs, aussi bruyants qu’éphémères, ne comprendront jamais; l’incarcération d’un opposant peut satisfaire le pouvoir un temps, mais jamais bâillonner durablement la mémoire collective.

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