Les pipelines de la honte

Le rapport d’Oil Change International, publié en plein cœur de la COP30, a fait l’effet d’un électrochoc. Il a mis des mots, des chiffres et des cargaisons sur une vérité que beaucoup préféraient laisser dans l’ombre; la guerre menée contre Gaza n’a pas été portée par l’occupant seul, mais soutenue par les réservoirs d’une vingtaine de pays qui, entre novembre 2023 et octobre 2025, lui ont livré plus de 21 millions de tonnes de pétrole et de produits raffinés.

À travers ces chiffres se dessine une véritable carte de la complicité mondiale où se croisent grandes puissances, partenaires stratégiques et capitales arabes. Une carte où les proclamations de solidarité s’effritent dès qu’on suit le tracé des pipelines et où l’on comprend que ceux qui refusent de voir tombent dans le panneau d’une illusion soigneusement entretenue.

Azerbaïdjan et Kazakhstan arrivent largement en tête: près de 70% du brut consommé par l’occupant provient de leurs champs pétrolifères. La Russie, la Grèce et les États-Unis complètent ce tableau en devenant des fournisseurs essentiels de produits raffinés. Washington étant, fait notable, le seul à expédier du carburant militaire JP-8, indispensable aux avions de combat.

Mais ce n’est pas cette donnée qui secoue le plus; c’est la présence de pays arabes parmi les 152 cargaisons raffinées arrivées dans les ports israéliens. Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Algérie, Qatar: quatre noms qui suffisent à fissurer l’illusion d’un front arabe uni, quatre noms qui, verbatim, apparaissent dans le rapport comme autant de preuves d’une complicité énergétique.

Car il ne s’agit pas ici d’une simple ligne de rapport. C’est une faille morale. L’Arabie saoudite, affirme le document, aurait facilité le plus grand nombre de cargaisons en utilisant l’Azerbaïdjan comme paravent logistique, brouillant les pistes sans pour autant en effacer la responsabilité. Les Émirats et le Qatar, engagés dans une politique de diversification de leurs débouchés énergétiques, se retrouvent eux aussi impliqués dans une chaîne d’approvisionnement qui alimente, très concrètement, la machine de guerre sioniste.

Quant à l’Algérie, souvent perçue comme l’un des soutiens les plus fermes à la cause palestinienne, sa présence dans les données rappelle que les intérêts énergétiques finissent souvent par dicter la cadence des engagements diplomatiques. On pourrait croire que ces pays ont fait un montage de rien, une justification fragile pour masquer la realpolitik qui les pousse à privilégier leurs marchés au détriment de leurs principes.

Reste le cas particulier de l’Égypte et de la Jordanie. Aucune cargaison pétrolière en provenance de ces deux pays ne figure dans les données. On pourrait croire à une forme de neutralité, mais leur proximité géographique et leurs relations économiques avec les sionistes invitent à d’autres questions.

L’Égypte exporte du gaz naturel vers l’occupant en vertu d’accords bilatéraux déjà anciens, et la Jordanie, secouée par des fragilités énergétiques chroniques, navigue entre dépendances et pressions, notamment américaines. Leur absence du tableau pétrolier ne signifie donc pas leur innocence; elle renvoie plutôt à une zone grise, faite de silence, de pragmatisme et d’accords annexes.

À ce stade, on pourrait mettre la main au feu que cette neutralité apparente n’est qu’un paroxysme de contradictions, où l’équilibre fragile entre discours et pratiques finit par se briser.

Le pétrole, au fond, n’est pas seulement un carburant, il en est un miroir. Il reflète les écarts entre les discours et les actes, entre les déclarations publiques et les décisions prises loin des caméras. Chaque cargaison de brut, chaque tonne de kérosène ou de diesel n’est pas une abstraction technique; c’est le carburant des avions qui rasent Gaza et des chars qui avancent sur ses décombres.

Dans cette économie de guerre, les États arabes qui apparaissent dans les chiffres portent une part de responsabilité directe; ceux qui n’y figurent pas ne peuvent se réfugier derrière une innocence confortable. Parce qu’en temps de guerre, la complicité ne s’écrit pas seulement en mots mais aussi en tonnes de carburant livrées à l’occupant.

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