La justice tunisienne invente la philanthropie délictueuse

Il faut parfois se pincer pour croire ce que l’on lit dans les attendus judiciaires. En novembre 2016, Rached Ghannouchi reçoit en Inde la Gandhi International Peace Award, une distinction honorifique accompagnée d’une dotation financière. Dans un geste présenté comme philanthropique, il décide de donner l’intégralité de la somme au Croissant-Rouge tunisien. Mais ce qui aurait pu passer pour un acte de générosité exemplaire s’est transformé, quelques années plus tard, en procès d’ordre douanier.

La justice tunisienne a en effet considéré que le transfert de cette somme n’avait pas respecté les procédures légales; le chèque a été remis directement à l’organisation humanitaire, sans passer par le circuit officiel de la Banque centrale. Résultat: un jugement condamnant Ghannouchi à deux ans de prison et à une amende, au motif d’une "infraction d’ordre douanier".

Un raisonnement qui frôle l’absurde; transformer un don caritatif en délit administratif. On peut inférer de cette décision une vision en apesanteur de la justice, une posture hors-sol assumée qui confond la circulation des capitaux avec celle des bonnes intentions. C’est le jour et la nuit entre l’intention humanitaire et la sanction judiciaire, mais qu’importe; l’institution préfère l’incongru au sens commun.

La véhémence des juges à punir un donateur illustre une logique absconse; le bien devient mal, la générosité se mue en transgression, et la récompense se transforme en pièce à conviction. Derrière cette mascarade, c’est toute l’opinion publique qui se voit sommée d’accepter que la charité soit suspecte, que l’altruisme soit incongru, et que la solidarité soit passible de prison.

Ce procès n’est pas seulement une anecdote judiciaire. Il est le symptôme d’une bureaucratie qui préfère l’orthodoxie des formulaires à l’évidence du bon sens. On punit la vertu comme on sanctionnerait un contrebandier, on criminalise la générosité comme on traquerait un fraudeur. Voilà une justice qui, au lieu de protéger l’intérêt général, s’acharne à démontrer que l’absurde peut être appliqué avec rigueur.

Mais derrière l’apparente technicité d’une "infraction douanière", il faut lire un arrière-plan éminemment politique. Dans un climat où les institutions cherchent à affirmer leur autorité face aux figures de l’opposition, chaque geste devient prétexte à sanction. C’est une manière de rappeler, avec une ferveur punitive calculée, que nul n’est intouchable et que la justice peut se faire instrument de régulation politique.

En somme, ce jugement n’est pas une simple décision; c’est un chef-d’œuvre d’incongruité institutionnelle, une démonstration éclatante que dans certains palais de justice, la logique marche sur la tête.

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