92 minutes pour convaincre de l’échec

Dans l’hémicycle tunisien, le fameux "discours 92" a agi comme un révélateur brutal. 92 minutes de démonstration gouvernementale, censées convaincre de la solidité économique d’un projet de budget, ont au contraire mis en lumière l’épuisement d’une institution réduite à un rôle décoratif.

Car malgré la longueur et l’insistance de la cheffe du gouvernement, ses chiffres et ses promesses ont été aussitôt démentis par plusieurs députés et par des spécialistes de l’économie, qui ont dénoncé leur caractère irréaliste et leur absence de fondement.

La réaction des élus, oscillant entre indignation et refus catégorique, traduit une lassitude profonde face à une scène politique où la parole parlementaire semble condamnée à l’impuissance. Le geste de certains députés, décidés à ne pas voter la loi de finances "même sur leurs cadavres", n’est pas seulement une posture dramatique; il dévoile l’évidence que l’État ne fonctionne qu’à travers les injonctions directes du chef de l’exécutif et de cercles opaques qui gravitent autour de lui.

Ce théâtre institutionnel, où le législatif et le judiciaire ne sont plus que des fonctions subalternes, a fini par perdre son vernis. Les députés, longtemps perçus comme des figurants dociles, commencent à se rebeller contre la mise en scène. La fracture est visible; d’un côté, une majorité contrainte au silence ou à la complaisance, de l’autre, une minorité qui ose, de bec et ongles, défendre la liberté d’expression et dénoncer la dérive autoritaire, le musellement des voix libres et l’instrumentalisation du droit.

Le décret 54, brandi comme outil de régulation, est désormais lu par certains élus comme une arme de répression et une mécanique destinée à neutraliser l’opposition et à assécher le débat public. Cette critique tardive, mais courageuse, rappelle que la liberté ne s’éteint jamais totalement. Elle subsiste dans les interstices, même au sein d’un appareil verrouillé.

Malgré les interventions comiques et parfois grotesques qui ont mis en lumière l’ignorance politique et la médiocrité intellectuelle de quelques députés, malgré les menaces proférées de manière sibylline à l’adresse du peuple tunisien (une députée allant jusqu’à prétendre que la survie de ce pouvoir dépasserait celle des contestataires), malgré tout, la tension n’a cessé de croître.

Dans ce climat, les partisans de Kaïs Saied, numériques ou robotiques, ont réclamé, une fois de plus, la dissolution du parlement; comme si cette procédure était devenue une habitude mécanique, une solution réflexe à chaque contestation, révélant l’incapacité du pouvoir et de ses larbins à tolérer la pluralité des voix et la contradiction politique.

La colère des parlementaires ne se limite pas à la question budgétaire. Elle touche au cœur du contrat politique; la justice, censée être indépendante, est accusée de se plier aux agendas du pouvoir. Les procès intentés contre des opposants, sans preuves tangibles, deviennent le symbole d’un paysage politique désertifié, où la contradiction est assimilée à la trahison.

Dans cette conjoncture, les slogans officiels perdent leur substance. Même l’invocation solennelle de la "trahison suprême" que représenterait la normalisation avec l’entité sioniste, se trouve discréditée par les pratiques économiques et commerciales souterraines qui contredisent le discours officiel. L’écart entre la parole et l’acte, entre la posture et la réalité, devient de plus en plus béant.

Or ce qui se joue aujourd’hui n’est pas seulement une querelle institutionnelle, mais une lutte pour la dignité du politique. Le parlement, qualifié par certains de simple prolongement de la présidence, révèle malgré tout des poches de résistance. Ces voix, minoritaires mais tenaces, rappellent que la démocratie n’est pas un décor interchangeable, mais une exigence qui se mesure à la capacité de dire non, de refuser la compromission et de défendre l’éthique contre la raison d’État.

Leur insurrection verbale, même si elle reste fragile et isolée, est le signe que la Tunisie n’a pas renoncé à son souffle de liberté. Elle témoigne que, derrière les façades autoritaires et le background despotique, il existe encore des consciences qui refusent de se vendre, des hommes et des femmes qui rappellent que la politique n’est pas seulement gestion et législation, mais aussi courage et vérité.

Ainsi, le "discours 92" n’aura pas marqué l’histoire par ses chiffres ou ses promesses, mais par le sursaut qu’il a provoqué. Dans un pays où les institutions semblent se dissoudre dans l’ombre d’un pouvoir solitaire, ce sursaut est précieux. Il rappelle que la fin d’un système ne s’annonce pas toujours par des révolutions spectaculaires, mais par des fissures, des refus, des indignations qui, en dernier ressort, érodent le socle des injustices. Et c’est peut-être dans ces fissures que réside l’espérance d’un renouveau. À condition, bien entendu, de ne pas continuer à mettre la charrue avant les bœufs.

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