L’âge de l’interminable ressassement

L’époque présente est au ressassement infini et infiniment déprimant. La substance du ressassement, c’est la répétition mécanique des mêmes pensées et énoncés usés jusqu’à la corde. Le ressassement est le revers de l’implacable clôture de l’époque – plus de lignes de fuite, c’est-à-dire de possibilités (d’espérances) d’évasion hors des conditions exténuantes du présent. Ce présent est placé sous le signe de la version noire ou satanique de l’heureuse fin de l’Histoire que prédisaient les chantres béats (à la Fukuyama) de la démocratie libérale, au terme du siècle dernier, après la chute de la puissance soviétique. Ce qui, dans cette configuration, tient lieu ironiquement et lugubrement de démocratisation globale d’un monde ayant surmonté les antagonismes et contradictions principales qui le minaient (au temps de la Guerre froide), c’est un rigoureux enfermement dans un âge, (une sphère sans ouvertures) où, d’une manière toujours plus manifeste, prévalent les purs et simples rapports de force, les faits accomplis, la terreur, la guerre en devenir.

Dans ces conditions où prévaut chez les gens ordinaires le sentiment (ou plutôt la pure sensation) d’être pris en otages par une Histoire hors de ses gonds (devenue folle ou enragée), la pensée du présent et la perception de l’environnement général tendent à se figer. Les idées en rapport avec la vie publique et le cours des choses se pétrifient sous l’effet d’une sorte de suffocation, d’un accablement qui colonisent les subjectivités. La pensée se trouve arrêtée, immobilisée dès lors qu’elle subit l’emprise d’une époque se présentant comme un présent dont la marque singulière est la répétition pure de conditions ayant pour trait premier que « nous », les gens, n’avons aucune prise sur lui – qu’il nous surplombe comme une puissance inflexible et nous menace comme un danger mortel, imminent. C’est le fameux syndrome du TINA, pas d’alternative à ce dont nous subissons les conditions et les conséquences comme une calamité affligeant le présent, qui nous affecte, chacun et tous, qui nous accable, nous condamne à l’impuissance, nous voue à assister en spectateurs à notre propre absence de toute prise sur qui se tient au fondement de notre existence collective.

Le ressassement commence à exercer son emprise là où nos subjectivités sont colonisées par ce régime (historique, par antiphrase) de la répétition pure de ce qui nous voue à l’impuissance et la passivité. Il s’apparente à ce titre à la grande plainte du vieillard évoquée par Deleuze – ce perpétuel lamento prenant pour objet les maux qui l’accablent, sur la somme des injustices qui lui sont faites, sur tout ce qui conjure à transformer le peu d’existence qui lui reste en enfer.

Le ressassement est cet éternel bégaiement de la créature affligée face aux horreurs du présent, à son incarcération dans cet aujourd’hui dévasté. Il a pour fondement l’arrêt sur image, le statisme le plus dirimant, là où le flux du temps vécu à l’échelle collective semble s’être figé, où la succession des instants fondée sur la différence associée à la mobilité, à la fluidité apparaît comme suspendue sous l’effet d’un sort jeté aux humains par une puissance inconnue – un « destin » innommable. L’arrêt de l’écoulement du temps produit celui de la capacité de renouvellement de nos idées, sensations et impulsions face à un présent constamment changeant. Le flux du temps est ce qui stimule notre capacité à différer d’avec nous-mêmes et nos propres perceptions du présent et idées du monde. C’est alors que nous entrons dans le temps du grand bégaiement, dont la première des caractéristiques est l’empêchement d’enchaîner d’un son sur un autre, d’une syllabe sur une autre, d’un mot sur un autre – soit d’enchaîner en différant, en se déplaçant, c’est-à-dire en s’extrayant du cercle maudit de la répétition pure.

La pensée du mobile (qui est la condition générale sous laquelle nous vivons) se doit d’être elle-même mobile, c’est-à-dire ouverte à la nouveauté et orientée à ce titre vers la création. Le ressassement s’installe quand les conditions générales de la mobilité apparaissent enrayées. Il est l’état subjectif qui correspond à cette immobilisation forcée. Lorsqu’on pense et parle au milieu du flux (le flux étant par excellence notre milieu de vie), on le fait assurément en prenant appui sur des principes directeurs, des idées rectrices générales selon lesquels nos pensées et nos discours s’orientent. Cette condition ne s’oppose pas à l’affrontement de l’inédit, tel que celui-ci survient dans la succession infinie des instants présents, au contraire, elle la soutient. Les principes généraux, les idées rectrices appareillent notre pensée et, à ce titre, ils sont la condition même pour que nous puissions faire face à la différence de l’instant t d’avec l’instant t’.

Lorsque s’instaure l’ère du ressassement, il en va tout autrement. L’instant t’ est perçu comme la pure réplique mécanique et accablante de l’instant t et le cours du temps s’enlise dans la réitération du même. La pensée s’embourbe à son tour dans cette perception d’un temps amorphe et elle s’atrophie, n’ayant plus à faire face à la nouveauté à inventer et improviser face à celle-ci. La répétition en tant que mécanique plaquée sur le vivant rabougri se présente alors comme le succédané de la pensée vivante saisie par l’évolution. Le ressassement, c’est le régime de la pensée arrêtée face à l’illusion (car il s’agit toujours d’une fantasmagorie plutôt que d’une réalité établie) de l’immobilité du monde environnant et du présent. Il est, dans la dimension des relations du sujet (ou d’un ensemble de sujets) avec le monde environnant, mais aussi le temps social et historique, l’équivalent de ce qu’est la rumination dans l’ordre des affaires dites privées, le domaine par excellence dans lequel l’atome social tourne en rond ou piétine sans fin, en proie à ses petits et grands problèmes et dilemmes existentiels, affaires de famille, pauvres petits secrets, etc.

Le ressassement, c’est un radotage étendu à l’échelle de la pensée du monde et du présent : les mêmes blocs d’énoncés, les mêmes mots clés, les mêmes pensées en kit, la même morale de grande surface, les mêmes clichés et formules creuses glanées dans la parlerie communicationnelle – le bruit de la télé, la rumeur informe des rézos... En ce sens, il entretient des relations étroites avec l’écholalie : le sujet ressassant répète sans fin des phrases et des bouts de phrases empruntés à l’air du temps et qu’il/elle combine avec son propre stock d’idées reçues. Le sujet ressassant, c’est, en bloc ou pack, un Bouvard & Pécuchet dont la réserve de lieux communs se réduirait de plus en plus à la portion congrue – les deux anti-héros flaubertiens disposaient, du moins, d’un stock de clichés et de banalités suffisant pour constituer un « dictionnaire ». Voué au piétinement perpétuel et au mimétisme somnambulique, le sujet ressassant/ruminant (mânes de Nietzsche...) voit sa réserve d’idées fixes et de ritournelles se rabougrir de jour en jour ; ce n’est pas simplement, comme on pourrait être porté à le dire, qu’il se contente de « vivre sur ses acquis », c’est carrément qu’écrasé sous la chape de plomb d’un présent toujours plus énigmatique et accablant, il se trouve réduit à ne plus donner libre cours qu’à une brassée d’obsessions, énoncées sur un mode toujours plus simplifié et stéréotypé. L’affect déprimé en détermine la couleur et la modalité, ouvertement réactives – il/elle est « dégoûté.e », « indigné », « en colère », il/elle « a honte » (de tout – l’état du monde, les autres, lui-même, etc.).

Mais ces dispositions affectives sont sa prison dorée, sa tour d’ivoire. Le ressassement vit en couple avec l’inertie, l’apraxie, la démission, l’abandon. Il « tonne », comme dirait Flaubert – mais en chambre. Traduit en personnage conceptuel, on dira : le ressassement incarné, c’est Oblomov au temps de Gaza, la perpétuelle fatigue de celui-ci face à un monde auquel il ne comprend plus rien et dont il se détourne. C’est le style tardif de la procrastination, un enfermement peuplé de velléités et de gestes inachevés – il faudrait, on devrait... Le ressassement est une bulle, un écran, une protection contre les outrages qu’inflige un monde désaxé à la créature déprimée. Celle-ci s’y tapit et s’y sent à l’abri de la perpétuelle réitération des mêmes gémissements et lamentations.

Le ressasseur est un Jérémie reclus dans sa geignardise – sa longue plainte adressée à un Ciel vide – pourquoi les choses vont-elles si mal, de pire en pire, pourquoi le monde est-il sens-dessus-dessous, le présent si mortifère et nos existences à ce point disjointées ? Le ressassement établit celle/celui dont il sature les sensations et les pensées dans une zone de confort innommable. Il le maintient en état de passivité désolée, plus éloigné que jamais du domaine de l’action, là où les vivants sont comptables de leur propre sort plutôt qu’otages d’un destin aveugle. Il ne consiste pas simplement en la répétition en boucle des mêmes énoncés, il se tient au fondement du culte du même – rien ne bouge, rien ne saurait bouger, et la vocation du vivant blotti dans les bras de sa perpétuelle dépression est d’être le desservant de cette immuable condition, de la staticité et du marasme comme état décrété définitif des choses. A la racine du ressassement se tient une ontologie de l’immobile ou plutôt de l’immobilisé : tout s’est bloqué sur le présent état de catastrophe et plus rien ne bougera jamais. C’est le régime de l’éternité molle (comme le sont les montres de Dali), l’ontologie du temps marécageux.

Le ressassement est le parfait contrepoint (l’alibi) de la passivité. Ce qui nous désole et dont l’état de désolation sature nos discours ne donne aucune prise à l’intervention en vue de redresser le cours des choses. Le ressasseur est le spectateur bavard du désastre qu’il ponctue inlassablement du même pépiement, comme le moineau, le pinson – une note, parfois deux, toujours les mêmes. À ce titre, le ressassement est tout sauf une conduite singulière, individuelle – il est l’expression directe d’une attitude collective qui elle-même définit les conditions d’une époque : celle où les opinions confondues du monde occidental, du Nord global, des démocraties libérales en cours d’illibéralisation accélérée assistent hébétées, inertes et psittacistes à la destruction de Gaza, à la liquidation du peuple palestinien, à la mise en coupe réglée du Moyen-Orient par l’Attila israélien.

Il est ce marmonnement perpétuel qui accompagne la procrastination, laquelle est, comme lui, captive de la répétition pure - demain je m’y mettre, demain je m’y mettrai, ad libitum, demain je me prononcerai contre la destruction de la Palestine, demain je secouerai mon inertie, mañana, mañana... Tant qu’on ressasse, on est protégé contre la tentation de se dresser contre l’intolérable, de lutter, de devenir actif. Le ressassement est une cuirasse contre la composition d’une force qui s’oppose aux puissances de destruction et de mort. Il est la version atomisée, dispersée, individualisée de la grande plainte de la masse stupéfiée par l’étendue du désastre : hier encore, elle croyait au progrès, à la démocratie, elle se voyait immunisée contre les calamités d’antan. Et la voici rattrapée par le régime de terreur qui s’abat sur les Palestiniens, tandis que s’épaissit sur la ligne d’horizon le spectre de la guerre.

À l’âge du ressassement, le questionnement qui soutient la relation du sujet moderne à l’actualité – qu’arrive-t-il ? de quoi aujourd’hui est-il fait, spécifiquement, singulièrement ? ; que nous arrive-t-il dans notre présent, en particulier ? – s’efface au profit des sensations crépusculaires, dans toute la déprimante indistinction de celles-ci – mon Dieu, quelle horreur ! comment des choses pareilles sont-elles encore possibles de nos jours ? etc. La relation sagittale du sujet moderne au présent qu’il scrute, qu’il s’active à déchiffrer, qu’il évalue à l’aune des idées rectrices qui appareillent son jugement s’efface au profit de l’accablement, avec les effets de démoralisation et la paralysie qui en découlent. La tentation devient irrésistible, alors, de s’enfouir la tête dans le sable et de tenter d’oublier ce présent détestable en s’enfermant dans une bulle de futilité et en vaquant à ses petites affaires ; en interposant un écran opaque d’indifférence entre le désastre en cours et les existences rabougries des habitants du Nord global, encore relativement préservées des calamités qui s’abattent sur ceux que piétinent les chevaux de l’Apocalypse.

Or, précisément, l’idée selon laquelle le monde présent serait devenu indéchiffrable à force d’être entraîné dans une spirale désastreuse, cette idée-là n’est pas une idée – juste une sensation, la chair de poule de la pensée. Elle est l’effet de la saturation (ou du débordement) du jugement (de la faculté de juger) par un affect ou un cocktail d’affects réactifs, placés sous le signe de l’horreur. Ce n’est pas pour rien que le Cœur des ténèbres de Conrad s’achève sous le signe de la répétition de ce même mot, le pur ressassement de l’horreur, la répétition étant ici la signature de l’enfermement dans le pur affect associé au désastre et à la désolation – Horror ! Horror ! Horror ! – et ainsi à l’infini.

Mais précisément, l’affect pur est ici ce dont il est urgent de se desceller en vue de revenir vers la seule question qui importe : de qui notre présent est-il fait, qu’est-ce qui fait la singularité d’aujourd’hui ? – en se fondant sur l’idée véritablement rectrice selon laquelle rien ne fait que, dans un principe, une époque (ou un présent) placé sous le signe du désastre soit moins intelligible, indéchiffrable qu’un.e autre qui serait placée, elle.lui, sous un signe opposé. Le motif de l’objet par définition intelligible (nous en avons fait l’expérience avec la montée de la désastreuse théologie de la Shoah) associe étroitement les affects saturés par la désolation aux calculs d’intérêts les plus cyniques. Dans notre présent, la montée du découragement et du gâtisme politique associé au rehashing de la grande plainte va comme un gant aux stratèges du chaos et aux pèlerins du nihilisme. Si un épais voile d’ombre s’est abattu sur le présent, si aujourd’hui est une nuit politique opaque, il ne reste plus alors au bon peuple qu’à s’en remettre à la garde de leurs guides équipés de puissants fanaux. Le culte de l’inintelligible, le nouveau cliché selon lequel le présent est désormais, par définition, indéchiffrable car sens-dessus-dessous, toutes ces sensations partagées alimentent un nouveau grégarisme – celui de la masse apeurée, égarée, en quête, donc, de maîtres non pas tant éclairés qu’équipés de lanternes réputées magiques. Des bonimenteurs qui, infailliblement, la conduisent à l’abîme.

La catastrophe du présent (Benjamin) n’a rien d’inintelligible. Trump, comme signe d’époque, n’a rien d’un mystère. L’illibéralisation des démocraties libérales n’est pas tombée du ciel ; nous pouvons en faire la généalogie. Le nouveau fascisme n’est pas un phénomène si nouveau et inattendu que nos capacités analytiques soient désarmées face à lui. Le problème, ce n’est pas la supposée illisibilité du présent, c’est notre pauvreté en facultés imaginatives et en courage de la vérité. Plus que jamais, la balle est dans notre camp. Les hauteurs béantes de la catastrophe ne suffisent pas à être l’alibi de notre frivolité. C’est nous qui, en premier lieu, sommes comptables de notre durable établissement dans l’élément du futile, avec les douteuses satisfactions et les bénéfices secondaires qui s’y attachent. Ce n’est pas la première fois que l’époque est glauque. Mais ce qui fait la différence avec d’autres âges, c’est que nous avons égaré le fil qui nous reliait à la tradition du combat.

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