La « harboucha » (pilule) que Kaïs Saied veut nous faire avaler "

Décor figé, toujours le même : Kaïs Saied, campé derrière son bureau comme un surveillant général qui se rêve chef de guerre. Le regard figé dans la caméra, le ton sentencieux, il déroule son monologue martial contre les « ennemis intérieurs » qu’il désigne selon l’humeur du moment. Ce 8 août, sa cible était claire : l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Et pour que le message passe, il a convoqué la Première ministre, contrainte de jouer la figurante silencieuse dans ce théâtre d’ombres.

Le timing n’est pas un hasard : la veille, le siège de l’UGTT était pris d’assaut par ses partisans. Et loin de condamner, Saied blanchit ses troupes : « Ils n’avaient pas l’intention de s’introduire dans les locaux », lâche-t-il, comme un chef de clan couvre ses hommes de main. Le message est clair : ce qui s’est passé est non seulement toléré, mais assumé.

Pour enrober le tout, il sort de son chapeau un vieux numéro d’Ech-Chaab, daté du 13 janvier 1978, et un article du grand Mohamed Guelbi, journaliste et plume libre qui défia la dictature à visage découvert. Ce texte, intitulé Le Carnaval, fut écrit quelques jours avant la grève générale de l’UGTT, réprimée dans le sang par la police et l’armée, avec l’arrestation de la direction syndicale au grand complet.

Kaïs Saied détourne cet article, comme un faussaire qui retouche une toile pour en trahir l’âme. Il ose prétendre que si Guelbi vivait aujourd’hui, il écrirait… contre l’UGTT ! Il tronque, coupe, falsifie, jusqu’à omettre la conclusion – pourtant l’un des textes les plus puissants écrits contre l’arbitraire :

« Enfin, supportez de ma part et d’autres que nous vous disions toujours la vérité sans fard, et ne vous comportez pas avec nous comme le loup qui a dévoré l’agneau. Nous avons le droit de nous abreuver à la source de la parole et de l’expression, car il n’est pas établi que nous sommes la corruption et que vous êtes "les gens bons". Ce qui importe aujourd’hui, c’est que vous portez la responsabilité de notre destin présent. Il vous est possible de nous jeter en prison si vous en avez l’envie, mais sachez que vos prisons ne pourront contenir la liberté de penser. Et si vous pouvez nous arrêter, vous ne pourrez jamais arrêter l’avenir ni le destin. Quant aux questions d’assassinats… elles ne nous effraient pas car nous ne serons pas présents pour lire l’annonce de la mort. Mais si nous montons auprès de Dieu et quittons cette terre, souvenez-vous seulement que nous laisserons derrière nous nos enfants – et qui sait – ils pourraient demain gouverner vos enfants et leur viendrait l’idée, Dieu nous en préserve, de se venger. »


…

Voilà la vérité que Saied passe sous silence. Voilà la gifle que Guelbi adressait à la dictature d’hier – et qui tombe aujourd’hui sur le visage des autocrates d’aujourd’hui.

Et pour donner un vernis historique à sa manœuvre, Saied convoque Mohamed Ali El Hammi et Farhat Hached. Mais il « oublie » Taher Haddad, le compagnon de Hammi, l’homme qui osa briser les tabous sur la condition des femmes, qui réclama l’éducation, le travail, la fin du mariage forcé et une lecture moderniste de la charia. Un oubli délibéré, à quelques jours du 13 août, journée nationale e la femme, alors que son règne a marqué le plus grand recul des droits des Tunisiennes depuis l’indépendance : effacement politique, violences, arrestations de militantes pacifiques.

Comparer les modestes locaux où se réunissait El Hammi (années 1920-1930) aux hôtels où se tiennent certaines réunions de l’UGTT relève du grotesque — surtout de la part d’un président qui vit dans un palais financé par le contribuable, cumule des avantages sans limite pour lui et sa famille, et s’est assuré une rente à vie qui ferait rêver les plus voraces.

Et comme si cela ne suffisait pas, Saied s’invente un passé militant : il se dit présent en 1978 (il avait 20 ans, déjà … sic), en 1984 ( 24 ans re sic), à quelques mètres de Fadhel Sassi au moment où il tombait sous les balles. Or, aucune photo, aucun article, aucun témoin. Ses anciens collègues le décrivent comme un homme qui fuyait les manifestations et évitait soigneusement tout contact avec la rue.

Derrière cette grandiloquence et ces citations mutilées, le projet est limpide : décapiter l’UGTT, l’isoler, la discréditer, pour en faire un appendice docile du régime.

La pilule qu’il veut nous faire avaler, c’est celle de la disparition des contre-pouvoirs sous couvert de « volonté populaire ». En 1978, on a refusé de la prendre. En 2025, il faudra la recracher avec la même détermination.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات