Dire que le réel est menacé, attaqué aujourd’hui comme il ne l’a jamais été (ainsi qu’il nous est arrivé de le faire à de nombreuses reprises sur ce site même), c’est s’exposer à toutes sortes d’objections et de reproches : mettre en avant comme s’il s’agissait d’une notion claire et distincte le vocable porte-manteau par excellence, le réel (mal, voire pas du tout distingué d’un autre fourre-tout – la réalité). C’est s’exposer donc (en faisant de ce signifiant creux comme un tambour le maître-mot de la bataille ici engagée) à tenter de problématiser un enjeu d’emblée mal pensé, mal nommé. Et il est bien vrai qu’à plus d’un titre, « le réel », c’est le signifiant vide par excellence, le concept multicarte, béant et inconsistant (comme « la nature », « Dieu »...) à force de trop signifier et embrasser.
La preuve : ce ne sont pas seulement les doctrines philosophiques qui, au fil du temps, placent cette notion sous des conditions infiniment variables, ce sont aussi les disciplines et les sciences qui le jalonnent et le définissent dans l’horizon propre à leur recherche – le réel des historiens est singulièrement distinct de celui des sociologues et plus encore de celui des psychanalystes d’inspiration lacanienne, ceci pour ne rien dire des physiciens.
Il existe donc une forte présomption selon laquelle se lancer dans une bataille dont la prémisse et le principe seraient qu’il faut défendre le réel contre tout ce qui conspire aujourd’hui à le miner, ce serait partir à l’assaut d’une chimère – pur don-quichottisme. Le réel – quel réel ? Et la question ne serait-elle pas, plutôt, celle des conditions dans lesquelles les sujets humains perçoivent ou construisent ce qu’ils désignent comme (ou entendent par) le réel, l’inépuisable question postkantienne, donc, que « le réel » tout court qui, ici, serait, par excellence, l’idéalité vide ?
Il nous faut donc revenir ici à l’intuition forte, inébranlable dont nous partons : ce n’est pas seulement que nous éprouvons de plus en plus de difficultés à mener à bien l’opération en principe élémentaire consistant à nous assurer de la réalité d’un objet, d’un fait ou d’une action, et donc à nous en porter garants, par opposition à ce qui pourrait n’être qu’une construction imaginaire, une fiction, un mensonge, une falsification. C’est surtout que notre intuition fondée sur ce que nous observons dans le présent et ce que nous « sentons » de ce présent, nous porte à éprouver cette certitude immédiate : de puissantes forces s’activent à rendre le réel indistinct de l’imaginaire, de la fiction, du mensonge ; elles travaillent avec constance et en déployant toutes sortes de moyens jusqu’ici inédits à produire des simulacres en tous genres ; ceci de façon à saturer notre perception du réel et à rendre de plus en plus impraticable l’opération élémentaire consistant à faire le partage entre ce qui peut être défini comme le réel et ce qui n’en est qu’une ombre, une simulation, un double illusoire, une réalité-bis (une fiction visant à se faire passer pour le réel).
Bien sûr, il apparaît ici clairement que l’attaque contre le réel passe par l’altération de notre faculté de l’appréhender, à nous reposer sur lui, à le nommer et agir dans ce milieu (plutôt que dériver dans les eaux mêlées du réel et de l’imaginaire). Il s’agit bien de mettre à mal notre perception et notre intellection du réel, condition de notre capacité de nous déplacer dans le monde environnant et d’y agir. Mais s’en tenir à cette approche postkantienne fixée sur les conditions de la perception et de la connaissance élude l’essentiel : c’est bien le réel comme tel qui est attaqué et non pas seulement nos moyens de perception et d’intellection. L’approche constamment et résolument postkantienne de cet enjeu est biaisée par son parti anthropocentrique. Or, de quelque manière qu’on prenne le problème, c’est bien le réel lui-même qui est attaqué, sur tous les fronts – le passé historique, les objets du présent, les actions en cours, etc. Lorsque la Caste tente d’imposer l’évidence selon laquelle ce qui exige que les députés statuent, en urgence, c’est la prolifération de l’antisémitisme et non pas l’extermination de la population de Gaza, c’est bien le réel qui est en jeu, et pas seulement la diversion, une de plus, qui fait son œuvre. De la même façon, quand prospère le révisionnisme en matière environnementale, ce ne sont pas seulement nos facultés de percevoir le monde ou de nommer les choses qui sont attaquées, c’est bien le réel lui-même.
On comprend aujourd’hui aisément ce dont l’anthropocène est le nom – la mise en péril de l’environnement (mais environnement, c’est encore le vocabulaire de l’anthropocentrisme ou du moins du biocentrisme), disons donc plutôt : la destruction de la planète et de ce qui l’entoure (l’atmosphère comme poubelle à satellites) comme matérialité. On comprend désormais aisément comment ces composants matériels (on évitera le mot passe-partout et confus de nature) sont menacés parce qu’on a sous les yeux la fonte des glaciers, la pollution des fleuves, des lacs et des océans, la montée des eaux, l’air empoisonné des villes, etc. Mais ce qu’on comprend beaucoup moins bien, c’est la façon dont d’autres pans ou dimensions du réel sont dégradés et détruits – le passé historique, la vie sociale, les cultures et les langues minoritaires, les fondements de la vie en commun, de la vie politique, etc. Les enjeux de la destruction du réel ne sont pas moins massifs dans ces domaines que dans celui de l’environnement. Le réel n’est pas moins attaqué par les formations discursives, c’est-à-dire le storytelling mis en circulation par les sergents de la domination, les militants de l’économie, les fabriques de discours que par les excavatrices, les bulldozers et les émissions toxiques de l’industrie chimique. Ce n’est qu’un problème de visibilité, de perception – la destruction du réel comme effet des proliférations discursives est infiniment plus subreptice que celle de la déforestation de l’Amazonie ou la construction de l’énième autoroute. Elle n’en est pas moins efficiente pour autant.
Nous devons faire un effort pour penser cette question (les attaques contre le réel) comme si elle ne passait pas par nous, par la perception que nous en avons – une condition dont l’effet est que nous confondons perpétuellement la conspiration contre le réel avec l’action négative sur nos facultés, avec la prise d’ascendant sur nos capacités de perception et d’intellection par cette orientation continue, cette propension destructrice des forces dominantes où entrent en composition principalement les militants de l’économie, du productivisme, de l’extractivisme et les activistes de la logocratie hégémoniste. Quand se multiplient ces prises d’ascendant autour des motifs de la disparition des classes, de l’inexistence des Palestiniens comme peuple, de l’invasion migratoire, des frontières de l’OTAN, c’est le réel lui-même qui est mis en danger, dans son intégrité historique, au même titre que quand se multiplient les discours négationnistes ayant pour objet le saccage environnemental. Il faut traiter les enjeux historiques et sociaux de la même façon que les enjeux environnementaux – comme des problèmes où sont en question non pas seulement nos milieux de vie mais tout simplement les fondements objectifs (distincts ici de la matérialité physique) du réel. Le passé historique et la vie des sociétés ne sont pas moins des composant(e)s (facteurs constitutifs) du réel que les montagnes, les fleuves et les glaciers dont on voit à l’œil nu aujourd’hui combien ils sont attaqués.
Le réel qui est sapé massivement et assailli de tous côtés aujourd’hui s’entend à la fois comme Realität, c’est-à-dire ensemble statique d’objets (au sens le plus extensif et variable du terme) et Wirklichkeit, c’est-à-dire réalité en devenir, en formation, (au sens dynamique du terme). Tout se passe comme si les formes contemporaines de la domination ne pouvaient se perpétuer sans que le réel soit constamment et aussi profondément, radicalement, extensivement mis à mal que possible. Les pouvoirs traditionnels, eux, se contentaient de produire des opérations cosmétiques sur l’épiderme du réel, adaptées aux modalités de leur domination – détruire ponctuellement une ville, en passer la population au fil de l’épée, par exemple. Un lien très clair s’établit entre la constance avec laquelle les puissances dominantes s’acharnent, en suivant leur ligne de mort, à dévaster le réel en profondeur et le dessein de le rendre aussi indéchiffrable que possible ; la détermination à y substituer un univers peuplé de fantasmagories. La Caste gouverne à la production de l’inintelligibilité du réel. Destruction en profondeur (gründlich) et processus actif d’obscurcissement du réel vont de pair.
Mais tout ce qui vient d’être dit, cela demeure du perçu, de l’intuition, peuplés d’évidences tangibles dans le présent, mais cela ne se tient pas pour autant à la hauteur de ce que devrait être une ontologie du présent. Ceci en premier lieu du fait que le motif du réel demeure ici trop vague, protoplasmique – pas un concept, justement, juste un massif ou un maquis. L’intuition, cependant, est conductrice : le nœud de l’affaire est qu’il faudrait produire ce geste de déliaison en conséquence duquel la question du réel cesserait d’être indissociable des enjeux de perception, sensation et intellection ; là où, précisément, la boucle se referme toujours et relance le subjectivisme humain, dans la mesure même où ce geste, cet effort relevant d’une décision, c’est bien toujours nous, c’est-à-dire un ou des sujets humains qui sommes appelés à le produire.
Il s’agirait donc, pour tenter de s’évader hors du cercle du subjectivisme humain, de l’anthropocentrisme commandant toute approche du réel, de poser des principes ou de donner force de loi (d’axiome) à des notions premières telles que : le sommet de l’Everest souillé de déchets du fait de l’affluence des alpinistes en quête de performance, la Mer de glace, à Chamonix, qui fond inexorablement, ce sont bien des désastres que nous enregistrons, des désastres programmés par l’intervention, la présence, l’activisme irresponsable, aveugle et débridé des humains. Mais ce sont avant toute chose des éléments de réalité. Ils existent, ils sont là, désormais, indépendamment non pas de notre présence envahissante et destructrice, assurément, mais de la perception que nous en avons, des sensations que nous éprouvons à leur vue, directe ou indirecte, des opérations intellectuelles que nous pouvons réaliser lorsque nous prenons la mesure du désastre que ces « objets » subissent, du fait de l’empreinte sur eux de la présence humaine. Si, demain, nous disparaissons comme espèce, suite à un cataclysme pandémique ou une apocalypse nucléaire, ils seront toujours là, comme réalité, dans l’état de destruction où nous les avons laissés. C’est par cet effort d’objectivation que nous devons commencer – et il ne se limite pas à une réforme de notre entendement. Il vise au contraire à séparer la question de notre entendement d’avec ce qui est – et tant pis s’il s’agit là, bien sûr, inévitablement, d’une opération de notre entendement.
On pourrait appeler ça la preuve par l’anthropocène : la dégradation irrévocable de ce que nous percevons comme notre environnement ou nos espaces de vie, telle que nous en sommes les témoins (telle qu’elle constitue l’objet de nos perceptions et efforts d’intellection), c’est un fait ou un ensemble de faits, et pas seulement l’objet de nos soucis, de notre déploration, c’est-à-dire d’opérations subjectives reconductibles à la condition humaine et aux limites imposées par sa finitude. L’anthropocène nous reconduit irrévocablement au réel : l’Everest salopé et la Mer de Glace qui disparaît, c’est du réel massif et compact, irrévocable, irréductible à sa condition de défis pour la pensée humaine dont nous devons prendre acte et que nous devons faire l’effort de problématiser. Le premier élément du dogme ou de l’a priori à instaurer ici tiendrait en deux mots : ça existe – et même ça existe tellement que nous sommes menacés désormais d’en crever. Et c’est ici, dans ce déplacement brutal de la proposition que nous nous détachons du subjectivisme et du criticisme kantien – la tradition majeure de la modernité philosophique – à l’heure du danger mortel, le réel revient vers nous, en boomerang, débordant de toutes parts l’in-finie, l’interminable discussion autour des conditions dans lesquels nous, humains, le percevons, en produisant la connaissance, le mettons en phrases.
S’agit-il pour autant de retourner au type de réalisme prôné par la philosophie à coup de marteau-pilon que pratique Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme ? En un sens élémentaire, bien sûr, la cause que promeut Lénine dans ce texte dirigé contre ceux de ses camarades qu’il accuse de succomber à un idéalisme pur et simple hérité de Berkeley en passant par le physicien Mach et Avenarius va dans le sens ici indiqué : le réel existe, indépendamment de ce qui est en jeu dans la perception que les humains peuvent en avoir. Mais en vérité, la position de Lénine est philosophiquement intenable, pour de nombreuses raisons : la rigoureuse séparation qu’elle promeut entre le spirituel et le matériel, focalisée sur la question de la cause première – quel est le déterminant en première instance, l’esprit ou la matière ? – mais le langage, le discours, la culture (etc.), c’est du spirituel ou du matériel ? Idem pour ce qui est de la séparation entre monde intérieur et monde extérieur – ce dualisme forcené (qui reproduit et reconduit le dualisme de la tradition classique – le corps et l’esprit) ne tient pas – le langage, le discours, la culture, c’est du monde extérieur ou du monde intérieur ? Enfin, la théorie de la connaissance : les opérations produites par le cerveau humain comme « reflet » du monde extérieur – le degré zéro de la représentation : l’esprit comme « miroir » du monde extérieur, opération passive et uniforme. Mais comment rendre compte alors de la diversité des miroirs et des ruptures de perspectives d’un sujet à l’autre, d’un groupe humain à l’autre ? Comment faire la différence entre un bon miroir qui livre la connaissance vraie (scientifique) et un faux miroir (qui rend la réalité méconnaissable), si ce n’est en s’abritant derrière le paravent tous usages de « la Science » (majuscule) dont nous savons aujourd’hui qu’il a partie liée avec la production du désastre – la destruction du réel ?
En bref, le réalisme léniniste ne nous aide guère, tant ses prémisses philosophiques, héritées de l’Anti-Dühring de Engels, sont indigentes. En fait, l’axe de sa bataille – le « monde extérieur » existe, indépendamment des perceptions que nous en avons – est tout différent de ce que nous avons ici en vue : il faut défendre le réel contre les attaques dont il fait l’objet de la part de la Caste qui s’active en vue de son obscurcissement, dans le prolongement de son acharnement à le détruire – le récit du présent dégradé en storytelling dans le prolongement direct de la destruction des fondements de la vie et, au-delà, de la planète comme étant global.
Lénine campe dans une conception étriquée du réel réduit à sa dimension matérielle et dont les sujets humains ne seraient que des spectateurs extérieurs – étrange. Son dualisme forcené le tient éloigné d’une approche inclusive du réel. Mais en même temps, il a l’intuition de ce à quoi conduit la distorsion postkantienne : la focalisation sur le sujet humain au détriment du réel ou plutôt le réel constamment perçu comme second par rapport à la question princeps – les conditions et les limites de la connaissance humaine. Le réel devient l’arrière-plan de cette question première et dernière. Depuis Kant, la philosophie est rigoureusement anthropocentrée, enfermée dans le cercle des conditions de la perception et de la connaissance, tout tourne sans fin autour de cette question, tout y revient – et du coup, le réel se trouve constamment en instance de déréalisation, comme ce qui est en jeu (second) dans la perception et la connaissance du monde environnant ou du milieu de vie par les sujets humains. C’est sans doute bien l’une des raisons pour lesquelles l’anthropocène nous est tombé dessus comme par surprise – nous avons constamment tenu à distance ce que nous nommions vaguement « la nature », hors de nous. Plus on s’enfonce dans l’ornière de la tradition postkantienne (dernier avatar : le constructivisme), plus on s’éloigne du réel. D’où le sursaut de la phénoménologie – retour à la « chose même ». Mais le dessein affiché glisse rapidement vers une phénoménologie de la perception ou pire, une religion du « vécu » – rechute dans l’ornière.
Le problème du retour au réel se pose toujours en situation, chaque situation est singulière. Y compris philosophiquement, le champ de l’actualité déborde sur celui de la philosophie et de la continuité de ses débats. Le temps du retour au réel de Nizan à l’heure des Chiens de garde n’est pas le même que celui du Sartre des Situations, qui n’est pas le même que celui du Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme, lequel est bien différent du nôtre. C’est un motif flottant, en redéploiement constant. On éprouve périodiquement le sentiment que le débat public, les formes dominantes des discours nous ont radicalement éloignés du réel. Que la vie intellectuelle, les penseurs, la philosophie ont congédié le réel. C’est le sens de la charge de Nizan contre la Sorbonne néo-kantienne de Brunschwicg – elle préfère tout ignorer de ce qui se passe dans les faubourgs ouvriers où sévit la tuberculose. C’est le motif de l’idéologie, comme moyen de gouvernement des élites et qui vise à brouiller la réalité aux yeux des masses. L’idéologie comme filtre ou miroir déformant. Si le manifeste incandescent de Nizan, en faveur du retour au réel est très populaire dans le monde étudiant en 1968 et ensuite, et c’est que le mouvement se voit alors comme l’annonciateur et l’agent de ce retour, comme irruption du réel dans le monde de la domination dominé par les fantasmagories. Le faux réel fabriqué par la domination à l’usage des masses. Le spectacle selon Debord et les situs.
Dans la perspective de Lénine, lorsqu’il écrit Matérialisme et empiriocriticisme, se proclamant crânement « chercheur en philosophie », effectuant ce raid sauvage dans le monde de la philosophie, cette effraction dans un espace en principe réservé à l’Académie a une vocation précise : elle mobilise la philosophie matérialiste non-universitaire (et son père fondateur Engels) contre le néo-kantisme académique ; c’est un règlement de compte avec la philosophie idéaliste (telle qu’elle est censée avoir corrompu l’intelligentzia révolutionnaire) qui est inséparable du combat politique – la philosophie matérialiste comme condition première d’une politique révolutionnaire.
Il faut alors que le conspirateur se fasse philosophe – pari risqué. L’idéalisme nourrit la fuite hors de la réalité, or le combat révolutionnaire se produit dans la réalité. Le préalable est donc d’avoir rétabli les droits de la réalité dans le débat entre intellectuels révolutionnaires, dans l’affrontement avec la philosophie idéaliste qui s’est infiltrée dans la tête d’une fraction de l’intelligentzia révolutionnaire. Le lien s’établit directement, sans médiations, entre la lutte sur le front philosophique (contre Mach et ses disciples dans la social-démocratie russe) et le combat politique – la lutte contre le « gauchisme » (refus de participer aux élections à la Douma) de Bogdanov, Bazarov et consorts – tous disciples de Mach et Avenarius, justement. Le « retour au réel » suppose ce raccourci, ce compactage entre philosophie et politique – périlleux, très périlleux. Il est toujours dangereux d’abolir les intervalles, les espaces séparateurs, d’inverser la dynamique du découplage des domaines propres à la modernité (Claude Lefort) – le décompactage comme geste et condition de modernité. Si on recompacte, on dessine une ligne de force qui conduit non pas au rétablissement de la monarchie absolue mais à l’invention du totalitarisme comme forme singulièrement moderne – la modernité déviée, hors de ses gonds.
Notre problème est différent de celui qui se pose dans cette configuration. Lénine et Nizan voient la philosophie idéaliste (néo-kantienne) comme idéologie de la domination. Prêt-à-porter de la domination et de l’exploitation capitalistes. L’idéologie est perçue dans cette perspective comme un voile interposé entre la réalité et les sujets humains, un prisme déformant. L’idéologie est une chape, elle forme un tout, elle présente une cohérence comme ensemble de discours et système de représentation, « vision du monde ». Son régime, c’est celui de l’unité, de l’ensemble intégré où toutes les « parties » forment un tout. L’idéologie, en ce sens, a une architectonique.
Nous ne vivons plus du tout sous ce régime de la domination. Ce à quoi nous avons affaire, ce sont des flux. On ne peut plus parler du tout d’ « idéologie bourgeoise », idéologie de la bourgeoisie comme idéologie dominante, molaire, structurée comme telle. Plus rien qui relève d’une architecture globale et présente une cohérence quelconque. Seulement des flux, des input, des signes, des intensités, des messages, des effets de saturation ; une prolifération dense, instable, constamment changeante. La Caste est allégée de toute idéologie globale, elle n’agit plus selon des visées stratégiques, des plans, des doctrines, des visions du monde, elle agit par impulsions, un amalgame de coups de tête et d’idées fixes, whims, en fonction d’intérêts à court terme, elle n’a plus d’idées à proprement parler – à part se maintenir au poste de commandement, dominer, gouverner au prix du chaos et de la destruction de la planète et, désormais, au-delà…
La Caste a la tête vide, plus d’idées, elle ne se meut plus que par automatismes, le temps du cerveau reptilien. En dernière instance, le seul intérêt stable qui maintient la Caste en vie et la met en mouvement, c’est la perpétuation de son pouvoir, pas même son autorité, moins encore sa légitimité. Elle ressemble de plus en plus à ce titre aux monarchies résiduelles, dans les démocraties européennes – peu leur importe d’être des spectres, des bouffons – la seule chose qui les préoccupe vraiment, c’est le maintien de leur statut dynastique – avec la liste royale qui l’accompagne, au frais du citoyen, le cochon de payant.
L’idéologie structurait le monde intérieur des dominés. Elle leur donnait, elle peuplait/meublait les cerveaux, les agençait – aux conditions de la domination. Maintenant, il s’agit simplement de les occuper, dans les deux sens du terme – l’occupation, au sens de l’occupation d’un pays par une puissance étrangère et l’occupation au sens où il faut occuper les enfants, les distraire. L’occupation ne passe plus par l’idéologie (qui est architecturée, structurée, un long discours, un édifice) mais par la saturation et la succession ininterrompue des inputs, des messages ou des signes. Il ne s’agit plus de structurer la vision du monde des gouvernés et des dominés aux conditions des gouvernants et des maîtres de l’économie, de formater ou façonner une vision du réel (une perspective sur le réel) favorable à la domination (ce que les marxistes appellent l’aliénation) ; il s’agit désormais de pulvériser toute perspective cohérente sur le réel, de déréaliser aussi radicalement que possible en fragmentant, morcelant tout ce qui s’apparenterait à une vision ou une représentation cohérente, présentant un caractère unitaire.
On gouverne, on domine désormais à la discontinuité radicale, produite notamment par l’inflation des « entrées » et des signaux, des messages hétérogènes et sans suite. On remplit les cerveaux désormais comme on remplit les énormes cargos, avec des conteneurs disparates, bourrés de marchandises hétéroclites, des conteneurs de toutes les couleurs, appartenant à toutes les compagnies de la Terre (du Nord global, pour l’essentiel).
L’innovation rencontre ici les tactiques visant à la destruction des prises sur le réel. Il y eut la télévision, puis internet (le digital) et puis, maintenant l’Intelligence artificielle. Les bombardements d’images, la saturation des cerveaux par les messages discontinus, le règne du disparate et de l’hétérogène, la multiplication des artifices, des doubles, des fictions plus vraies que vraies, des faux indétectables, etc. Ce que ces innovations ont en commun, c’est de rendre toujours plus difficiles les opérations intellectuelles consistant à assigner sa place au réel, à le discerner, à séparer, dans une optique réaliste, le vrai du faux, le réel de ce qui l’imite ou le falsifie. Cette opération au long cours triomphe quand il n’y a plus que des discours, impossibles à hiérarchiser, des images se succédant en flux, des fictions (histoires) interchangeables ou de qualité (si l’on peut dire) égale, une infinité de points de vue de même qualité aussi. Le réel se trouve réduit à la condition de la quantité infinie d’histoires qu’on raconte ou d’images s’y rapportant. Il n’a plus d’autre consistance que celle de cette prolifération de fictions, c’est-à-dire d’histoires que racontent une infinité de narrateurs ou plutôt de signaux qu’émettent une infinité de sujets (ou d’appareils, de machines), c’est le stade terminal en ce sens du subjectivisme kantien – le triomphe intégral de la subjectivité perceptive. Le temps des subjectivités éclatées, dispersées, à chacun son monde d’impressions, d’images, de messages reçus et émis.
Il faut réfléchir sur la relation qui s’établit entre le pli kantien, l’inépuisable tradition néo-kantienne et notre actualité surplombée par le motif de la destruction/pulvérisation de la réalité. La perspective kantienne tend toujours à repousser à l’arrière-plan l’énoncé princeps : le monde (cosmos) existe. Ou plutôt à lui substituer quelque chose comme : certes, le monde existe, mais dans un état indéterminé-indéterminable selon les facultés humaines, et c’est en premier lieu cela qui importe – la finitude humaine, les limites de nos capacités perspectives, notre échec perpétuel à nous assurer des prises perceptives et cognitives sur le réel (« la chose en soi ») ; bref tout ce qui repousse le monde non pas tant dans sa matérialité que dans son effectivité, à l’arrière-plan.
C’est une option philosophique dont le propre est d’établir au premier plan et, surtout, au centre, le facteur humain et non pas le cosmos. Il faudrait donc s’arracher à cette ornière pour se rapprocher de philosophies dont la prémisse des prémisses est que ce qui est premier, c’est le cosmos dans son existence effective et l’homme un facteur parmi tant d’autres, un « habitant » ou un élément de celui-ci, un passant, un passager, un vivant décentré parmi d’autres, et les vivants parmi toutes sortes d’autres éléments composant cet ensemble – la Planète, elle-même partie d’un tout infini en perpétuel devenir. Ces autres philosophies ou cosmologies existent, mais dans l’espace de notre modernité, nous les avons toujours écartées ou traitées comme des curiosités au profit de notre kantisme heimatlich, intrinsèque et foncier. Ce n’est pas seulement pour repenser notre rapport à l’environnement ou la nature (deux termes qui portent la marque de l’anthropocentrisme) que nous devons nous déplacer vers ces espaces-autres philosophiques, comme y encourage par exemple Philippe Descola, mais aussi pour affronter la crise présente du réel qui prend surtout la forme d’une guerre conduite contre le réel par la Caste, aujourd’hui, ici et maintenant.
Mais il n’y a pas que le néo-kantisme. D’autres traditions ont convergé vers la fragilisation du réel : l’herméneutique qui interpose l’interprétation et la question de la lecture (déchiffrage) des signes entre nous et les objets du réel, et la narratologie qui fait de toute réalité un enjeu d’agencement de récits et, tend ainsi à la rendre indémêlable de la fiction. Tous ces petits ruisseaux qui parcourent la modernité convergent vers le grand fleuve dans lequel se dissout la réalité. Tout comme le perspectivisme, le constructivisme, le fictionnalisme... Ainsi, nous sommes aujourd’hui intellectuellement, philosophiquement, politiquement désarmés face à ceux dont la destruction de la réalité est la grande cause. Aussi bien, les plus entêtés parmi les « réalistes » sommaires, ceux qui se cramponnaient à leur foi « matérialiste » ont apporté aussi leur contribution à la destruction de la réalité – ils ont été eux aussi des militants de l’anthropocénisation à outrance de la Planète – Lénine, les suractifs de l’ « édification du socialisme » – productivistes, extractivistes, pollueurs, destructeurs à outrance. La surenchère « réaliste » prônée par Lénine trouve, dans l’URSS de Staline, son débouché attendu avec la généralisation des fictions et des fantasmagories attachées à l’ « édification du socialisme ». Ce n’est pas de ce genre de « réalisme » que nous avons besoin.
Selon une tradition occidentale immémoriale (elle remonte à la Grèce antique au moins, à l’âge classique grec) qui déborde largement le champ de la philosophie, la question du sujet humain, de ses capacités, de ses propriétés sensorielles et intellectuelles, des limites et particularités de celles-ci, repousse à l’arrière-plan celle du cosmos. Celui-ci ne peut être saisi que comme monde environnant, Umwelt, dans ses relations, donc, avec le monde humain. Le monde tout court n’est pas nié mais placé en position subalterne ou seconde par rapport au sujet humain, envisagé comme l’objet du sujet, l’objet de l’attention du sujet humain. Le sujet humain est moins perçu comme la partie du tout cosmique que comme l’instance centrale à laquelle tout se rattache, au prix de l’institution persistante d’un dualisme entièrement artificiel aboutissant à établir la monarchie du sujet humain au détriment du monde relégué dans la position de ce qui doit être perçu, nommé, détaillé, exploré, gouverné par ce sujet. Le sujet humain n’est pas tant au cœur du monde parmi une multitude d’objets hétérogènes, il est au milieu du monde, l’axe autour duquel tourne le monde, là où tout s’arrange et devient intelligible, il est le siège, le centre nerveux, la source unique d’intelligibilité, ce qui aboutit à objectiver (rendre objet, objectiver au sens de réifier) tout le reste, vivant ou non, matériel ou non, tangible ou non – tout le reste devenu « le sensible », ce qui n’existe qu’à la condition d’exciter la sensibilité humaine, d’être perçu par les sens de l’humain.
Cet anthropocentrisme tant naïf que forcené trouve sa traduction la plus obstinée dans la tradition philosophique occidentale : le monde (cosmos) n’est intéressant que pour autant qu’il est le souci de l’humain, le défi perpétuel auquel celui-ci fait face sans relâche. Ce qui fait l’objet de programmes philosophiques : comment le conquérir, ce dont il faut déterminer les conditions de sa perception (Hume), de sa connaissance (Kant), de l’évaluation de ses déterminations historiques (Hegel)…
Le grand paradigme de la Science se déploie selon cette ligne de pente : comment le monde peut-il être réduit aux conditions de l’humain, en termes d’intelligibilité, c’est-à-dire déchiffré, astreint à des lois (des régularités, des normes) en vue de sa mise en culture par la technique – d’où la techno-science). Le monde rabattu sur le monde pour nous. Le monde doit être domestiqué, il a cessé d’être une totalité en devenir régi par sa puissance et sa forme propres. Il est ce qui nous revient, ce que nous pensons pouvoir réduire à nos conditions grâce, entre autres, au savoir scientifique – mais dont nous découvrons qu’il nous échappe irréversiblement lorsque l’anthropocène s’impose à nous dans son écrasante réalité.
Nous pensions que le monde était à notre main et ce que nous découvrons est que tout se passe à l’inverse – plus nous pensons le domestiquer, plus il nous échappe, de par l’effet direct de notre action (involontaire) sur lui. L’objet, avec ce backlash, dément toutes nos prétentions à le maîtriser, à le tenir en mains – il nous échappe et, ce faisant, ruine les fondements même de notre anthropocentrisme. Avec l’anthropocène, l’objet divorce d’avec le sujet conquérant et autocentré de la façon la plus véhémente, la plus exposée : le sujet souverain est un apprenti sorcier, le bousilleur qui a ouvert la boîte de Pandore et tout salopé.
Au terme (provisoire) du parcours, ce n’est plus notre « finitude » qui est en question, c’est le réel lui-même. Il est temps que nos états d’âme à propos de la finitude humaine cèdent le pas à la seule question qui importe vraiment aujourd’hui : dans quel état le réel se trouve-t-il ? Le diagnostic n’est pas tout – ce qui est premier, c’est la maladie.