C’est très précisément parce que la situation sur le terrain apparaît aujourd’hui plus que jamais obscure et désespérée, en Palestine, que nous pouvons et peut-être même devons, du tréfonds de ce désastre obscur, cultiver les ressources de l’utopie ; c’est-à-dire imaginer, rêver si l’on veut, un avenir pour ce pays et ce peuple, les Palestiniens, qui serait enfin émancipé de la tyrannie qu’exercent sur lui les conditions présentes – la colonisation, l’occupation, le génocide en cours à Gaza.
C’est très précisément parce que ce qui, face à ces conditions, veut se faire passer pour le réalisme est sans issue que nous devons rêver à voix haute. Selon toute probabilité, le seuil franchi à Gaza et en Cisjordanie dans la mise en œuvre de la « Solution finale » du problème palestinien en version Netanyahou et consorts va trouver sa contrepartie durable dans des déplacements significatifs dans la diplomatie internationale : les dirigeants des principales puissances européennes, incluant l’Allemagne, n’ont pas une folle envie de se retrouver un jour avec, sur le dos, une inculpation pour complicité de génocide, prononcée par une juridiction internationale.
On peut donc imaginer que le pseudo-réalisme qui anime ces gens-là va conduire sur la voie d’une reconnaissance, au moins formelle, de la souveraineté palestinienne. Ce qui se dessine, dans le prolongement de ce pas de côté, c’est une relance par la diplomatie internationale de la pseudo-solution des deux États juxtaposés – Israël, tel qu’en lui-même, c’est-à-dire État racial suprémaciste et conquérant, plus décidé que jamais à exercer sa domination sur toute la région, à y poursuivre les annexions et à y pratiquer la politique de la terre brûlée et du fait accompli, d’une part ; et de l’autre, un État palestinien, forcément réduit à la portion congrue, à tous égards, une souveraineté sur le papier, tolérée par le maître du jeu à cette condition expresse, entièrement placée sous la tutelle des puissances ayant présidé à la fabrication de cette cotte mal taillée – une « solution » infailliblement voué à l’échec donc, en tant qu’elle résulterait, précisément du « réalisme » et des calculs d’intérêt à courte vue des puissances occidentales et de leurs alliés (les Émirats, etc.) se considérant non seulement comme les arbitres naturels du conflit israélo-palestinien mais surtout comme les maîtres et tuteurs tout aussi naturels des Palestiniens, peuple mineur et par définition non éligible, comme on dit maintenant, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Exit, donc, la fausse solution des deux États – jamais au grand jamais une puissance israélienne dont la matrice demeurerait inchangée n’accepterait l’existence à ses frontières d’une souveraineté palestinienne qui serait autre chose qu’un Bantoustan, une Palestine d’opérette dépourvue de toute indépendance et puissance propre. La raison pour laquelle l’opinion éclairée, celle qui s’intéresse vraiment à la question et ne se laisse pas intimider par les tirs de barrage de la propagande sioniste et assimilée, penche aujourd’hui toujours davantage en faveur de la perspective d’un seul État regroupant ceux-celles qui vivent sur la terre de Palestine – une terre qui se trouve être aussi celle sur laquelle a prospéré l’État d’Israël comme État juif, au détriment des Palestiniens.
C’est du fait même de cette superposition explosive que la plupart des partisans de cette perspective (le mot « solution » pue, à tous égards, la raison pour laquelle je lui préfère le terme plus indéfini de perspective) la désignent sous le nom de code État binational.
Mais, à mon sens, et c’est sur quoi j’aimerais centrer mon intervention, cette dénomination, rarement interrogée, pose davantage de questions qu’elle n’en résout. Pour plusieurs raisons que j’aimerais déplier aussi clairement et synthétiquement que possible.
Pour commencer, la perspective d’une Palestine post-sioniste ne saurait se réduire à la question de l’État. En premier lieu, ce qui importe en premier lieu, c’est les gens, c’est-à-dire la forme de la communauté vivant sur ce sol – quel type de coexistence, fondée sur quels principes, sous quel régime est placée la vie commune – la politeia des Grecs et que l’on traduit parfois par constitution, cela désigne avant tout la forme de la vie commune. Sous quel signe cette vie commune de ceux qui forment un ensemble humain dans un espace donné est-elle placée ? Or, une fois que l’on aura mis en avant l’État, de quelque manière qu’on qualifie celui-ci (État palestinien, État binational, etc..) on sera loin d’avoir épuisé la question. L’État, cela désigne en principe avant tout une puissance, une souveraineté, une machine administrative et militaire, pas la forme d’organisation de la communauté humaine qui est censée coïncider avec lui, notamment quand on recourt à la notion d’État-nation – une notion tout particulièrement contentieuse, nébuleuse, quand on parle, dans ce contexte, d’Israël, État juif, comme d’un État-nation.
Une vision purement ou même en tout premier lieu étatique d’un avenir post-sioniste pour la Palestine est irrémédiablement contaminée par le poison de l’étatisme, comme si l’État était la solution à tous les problèmes – or, s’il est une chose dont, depuis 75 ans la Palestine est malade, c’est bien du fétichisme de la puissance étatique, de la machine étatique comme instrument de la domination, de l’exclusivisme ethnique, de la brutalité armée… Le fétichisme étatique a, sous ces latitudes, atteint un tel paroxysme que la question de l’État efface toutes les autres, même les plus massives, telles que : mais au fait, cet État binational que nous appelons de nos vœux, de quel espèce serait-il – une République, une démocratie parlementaire fondée sur le pluripartisme, et doté de quel genre de constitution, contrairement à Israël qui n’en a pas, à l’américaine, à la française, ou bien alors, vues les conditions particulières dans lesquelles émergerait un tel État et les difficultés exceptionnelles, auxquelles il aurait assurément à faire face, à ses débuts, un État fort, accordant de larges prérogatives à l’exécutif… ?
Le fétiche étatique repousse à l’arrière-plan toutes ces questions qui sont pourtant de première importance. Mais surtout, quand on met en avant le mot d’ordre d’État binational comme solution de tous les problèmes, on met de côté la question primordiale : quelle serait l’unité de compte autour de laquelle s’organiserait la vie commune (la vie politique, dans son sens courant), dans cette nouvelle entité étatique émancipée de la matrice sioniste ? La communauté ethnico-religieuse ou bien le citoyen ? La communauté a ici un sens bien distinct : d’un côté les Arabes palestiniens, incluant éventuellement ceux qui seraient revenus de leur long exil, les descendants des « réfugiés » et exilés, de l’autre les Juifs ex-Israéliens. Le fondement de la règle commune serait donc l’arrangement de la coexistence entre ces deux communautés supposées homogènes. En ce sens, cet État binational ressemblerait, dans ses principes, au Liban actuel dont tout le monde sait qu’il est, précisément, un État failli, en tant que fondé rigoureusement sur le régime des arrangements conflictuels, des relations empoisonnées, plutôt, entre communautés.
L’autre perspective, c’est un État dont le fondement est la communauté citoyenne. Mais dans ce cas, cela suppose une profonde et radicale décommunautarisation de la vie politique et donc l’appellation même d’État binational devient douteuse. D’ailleurs, comme vous ne l’ignorez pas, il n’y a pas que des Juifs et des Arabes au sens rigoureusement communautaire que recouvrent ces appellations, dans l’espace palestinien aujourd’hui, il y a toutes sortes de gens et qui s’identifient et se reconnaissent eux-mêmes sous d’autres espèces, sous d’autres titres et dénominations. Tout comme, jadis ou naguère, les membres du ou des différents partis communistes, en Israël-Palestine, se définissaient eux-mêmes comme en premier lieu des communistes et non pas des Juifs, des Arabes ou autre chose…
Il me semble que, si l’on s’inscrit dans cette perspective, le mot puissant, le mot clé, c’est égalité. Non pas équilibre et bons agencements dans les rapports entre blocs communautaires, mais rigoureuse égalité civile entre les gens, tous les gens qui peuplent le territoire de cette entité post-sioniste destinée à émerger. Pour que cette règle s’établisse et affirme son autorité régulatrice dans l’organisation de la vie politique, publique, de cette entité souveraine, il faudrait donc que les gens qui la composent commencent par oublier ce qu’ils sont supposés être par destin communautaire – des Juifs post-israéliens, des Arabes (musulmans pour la plupart), des Druzes, et d’autres encore. Il faudrait qu’ils s’orientent et se prononcent avant tout selon leurs opinions et leurs engagements, positions et convictions déliés de leur « origine » et en le faisant toujours dans l’horizon de l’égalité – mon opinion ou ma position vaut ce que vaut toute autre, quelle que soit la provenance de celui ou celle qui l’exprime.
La question clé, bien sûr, pour ce qui est des enjeux de la transition d’un état des choses (surdéterminé par l’institution de la violence sioniste structurelle et institutionnalisée) vers un monde palestinien délié de cette tyrannie et placé sous le signe de cette égalité entre tous, sans reste, c’est celle de l’existence inévitable d’un front du refus, de dimension variable, de cette nouvelle règle – quid des Israéliens notamment, qui, irréversiblement imbus de leur mentalité suprémaciste de colons, rejetteront assurément toute notion d’une communauté ou d’un État placés sous un régime d’égalité civile entre ceux-celles qui le composent ? Il faut se référer ici à l’expérience historique de la décolonisation, notamment dans les colonies de peuplement – l’Algérie au premier chef, dans notre propre horizon de référence. Les colons qui ne passent pas le test de la décolonisation (à commencer par leur propre décolonisation, dans leur tête), c’est-à-dire qui ne peuvent pas concevoir que l’indigène puisse être un égal, non pas abstraitement mais sur le terrain, partent. Contrairement à ce qu’ils imaginent, ils n’ont aucun droit éternel ou naturel à demeurer sur la terre qu’ils ont occupée, en colons.
Ce que je suis porté à objecter à ceux-celles qui, ralliés à la perspective (au syntagme magique) de l’État binational et qui, en conséquence, font grand usage des mots qui fleurent bon comme coexistence, cohabitation, tolérance, démocratie, etc. , c’est de ne pas prendre en considération suffisamment que la transition vers une condition palestinienne post-sioniste sera elle-même encore et toujours placée sous un régime d’Histoire qui n’est pas celui de la démocratie, de la communication et la tolérance démocratique, mais bien sous celui de la terreur, la guerre, si vous préférez, celui qui surplombe la destruction de Gaza et la mise en coupe réglée de la Cisjordanie par les colons israéliens aujourd’hui. Sous un tel régime, ceux qui ne se plient pas à la règle de la décolonisation intégrale, ce qui, en clair, veut dire oublier Israël, oublier l’ethnocratie israélienne pour que vive la Palestine composée de tous ses citoyens, dans leur multiplicité et leur diversité, ceux-là seront plus probablement poussés vers la sortie que convaincus par une patiente argumentation d’aller se faire reborn ailleurs…
La diplomatie est assurément appelée à jouer un rôle crucial dans l’apparition d’une configuration post-sioniste en Palestine. Mais d’un autre côté, toute notion d’une « solution » du problème israélo-palestinien relevant en premier lieu de l’action de forces extérieures porte la marque d’une mentalité néocoloniale, comme si les Palestiniens étaient le dernier des peuples à être en mesure de faire valoir leur droit, comme peuple, à disposer d’eux-mêmes. Ce qu’il faut toujours envisager, d’un point de vue dynamique, c’est la fondation d’une communauté « palestinienne » qui n’épouse les contours d’aucune communauté existante – il s’agit bien de faire surgir un peuple nouveau à partir de ceux qui sont là et qui sont déterminés à vivre ensemble selon des règles issues de leur consentement. Et l’apparition de ce peuple, nécessairement, ne pourra se produire et s’imposer qu’en s’opposant résolument à tout ce qui vise à empêcher son émergence, le suprémacisme des uns, le communautarisme identitaire des autres, etc.
Voilà. C’est une approche de teinte, essentiellement utopique, de la question palestinienne, une rêverie autour du motif d’un avenir résolument post-sioniste de la Palestine et dont la ligne de force serait, tout aussi résolument « oublier Israël » - une utopie surgie du fond de l’abîme, mais au sens où l’utopie vise toujours d’une manière ou d’une autre à joindre les deux bouts du possible et de l’impossible, du réalisme et de l’irréalisme. Le pessimisme de la raison qui conduit aujourd’hui nos réflexions sur le présent n’est pas forcément l’ennemi du rêve.