Que faire du projet salafiste ? Il semble que la question reprenne une certaine actualité, au vu peut-être des signes d'un changement politique prochain sous nos latitudes qui mettrait le pays en position de relancer sur de nouvelles bases le projet démocratique.
Cette question est tout sauf marginale. La guerre que les Tunisiens se sont livrés à eux-mêmes et qui les a conduits à se désister de la marche glorieuse vers une démocratie citoyenne est une guerre qui, finalement, tourne entièrement autour de la juste réponse à apporter à la question que nous posons. Il y a d'un côté ceux qui prônent la liquidation pure et simple du projet et, de l'autre, ceux qui considèrent que la modernité à laquelle on aspire ne saurait se satisfaire de pareille approche violente, qu'elle exige au contraire une attitude plus conciliante et plus compréhensive, mais sans s'avancer davantage et sans préciser de quelle façon la compréhension se retient de glisser dans la compromission.
Pendant toutes ces années passées, nous avons assisté en effet à une opposition acharnée entre les tenants de l'une et l'autre approche, au point que la question du projet salafiste, dans sa spécificité, a été occultée. Or il mérite qu'on s'y arrête avec plus d'attention. En particulier pour y relever deux niveaux distincts d'intelligibilité.
Le premier niveau est celui de la revendication affichée de faire triompher l'islam sur la puissance occidentale et sa modernité mécréante, conformément à une volonté divine qui se serait exprimée dans les textes et qui aurait été respectée et traduite dans les actes durant la première période de l'islam. S'ajoute à cette revendication l'affirmation que la réalisation du projet est entièrement affaire d'obéissance à la loi divine, et nullement de délibération ou de concertation entre les humains que nous sommes... Et que la Raison que nous pouvons invoquer comme attribut de notre nature pour prétendre nous donner à nous-mêmes nos propres règles en matière d'organisation de la vie politique et en matière d'échanges ne serait que l'expression d'une vanité diabolique qui nous rend indocile à la loi de Dieu.
Le second niveau est psychologique. Il s'appuie justement sur le refus de la raison pour instaurer un état de rupture avec tout interlocuteur étranger. Le moindre échange se présente comme le risque d'une trahison de soi et de sa fidélité au projet.
Ce qui est à retenir ici, c'est le bannissement d'autrui : de sa famille, de son entourage et de tout représentant d'une quelconque autorité morale... Pris à ce second niveau, le projet salafiste n'est rien d'autre que la perpétuation ou l'approfondissement de cet état de rupture. Et la rhétorique religieuse du premier niveau ne fait en réalité qu'apporter un soutien idéologique à ce raidissement dans le refus.
Les psychologues connaissent ce genre d'attitudes qui, sous d'autres cieux, peut se donner à elle-même un autre habillage. Ils savent que cette politique de rupture est l'expression d'un sentiment de rejet par autrui. On rejette l'autre pour abolir mentalement le rejet dont on pense, plus ou moins consciemment, être l'objet de sa part... Ils savent enfin que cette violence n'a pas d'autre remède qu'une fermeté face à sa surenchère, mais aussi et surtout beaucoup de patience et une persévérance dans l'affirmation de l'amour…
Il revient à chacun de réinventer ce remède en fonction du cas particulier et, dans tous les cas, de ne pas se laisser tenter par les solutions de l'exaspération et de la réaction... De ne pas basculer dans la politique de rupture qu'on prétend combattre.
L'homme qui s'enferme dans le refus du dialogue représente toujours une forme d'épreuve pour notre sociabilité. Mais cette épreuve est précisément ce qui nous donne la possibilité de redonner sens et consistance à cette chose qu'on appelle la "sagesse". À défaut de s'y soumettre, on ouvre la porte à une sorte de désordre, de contagion de la rupture de tous par tous et on fait finalement le jeu du salafiste : de sa maladie.
La sagesse du psychologue est donc l'ingrédient indispensable à toute réponse au projet salafiste, en tant qu'il ne comporte pas un, mais deux niveaux d'intelligibilité. Maintenant, est-ce que cet ingrédient est suffisant ? Non. Car le premier niveau attend, lui aussi, d'être pris en considération. Or cela ne peut se faire sans une réflexion sur le véritable projet de l'islam. Donc sans que l'idée de ce projet ne soit délivrée de toute une rhétorique revancharde et belliqueuse, théologiquement prétentieuse.
Nous avons besoin d'une pensée théologique renouvelée : pas seulement mise au goût du jour, ou en conformité avec les valeurs dominantes, mais capable de redécouvrir et de laisser éclater à nouveau les ambitions spirituelles de l'islam pour le monde.
Il est indéniable que nous accusons dans ce domaine un retard important. Cela vient sans doute de la difficulté de la chose : nager à contre-courant d'une pensée traditionnelle tout en allant à la source du projet pour en libérer le sens. Mais cela vient aussi du fait que notre intellectuel - par qui ce travail serait réalisé - se croit souvent bien inspiré de s'installer dans la posture, ou du gardien des traditions et de leurs prétendues richesses oubliées, ou de celui qui ne conçoit son engagement dans la modernité qu'en tournant le dos au passé et en le dénigrant.