De la colonisation et du génocide

Ou pourquoi nous (Algériens) divergeons avec les historiens français y compris ceux de gauche.

Cher Mr Mohamed Koursi, en réponse à votre « post » sur les crimes de la colonisation qui doivent être perçus dans leur continuité et leur globalité systémique, il est nécessaire selon moi d’affiner cette analyse et pour ce faire revenir à ceux qui ont le mieux posé la question de l’articulation de la colonisation de peuplement au génocide. Je veux parler de Raphael Lemkine et de Dirk Moses.

Qu’apportent –ils de nouveaux et pourquoi leur pensée n’est ni commentée, ni vulgarisée ni étudiée en France. Pour rappel, leurs œuvres principales pourtant archi connues dans le monde anglo-saxon et latino-américain, ne sont même pas traduites en France.

Leur apport essentiel c’est 1. D’établir un lien systémique entre colonisation de peuplement et génocide, 2, de décrire le génocide comme développé dans ce texte que je tire de mon travail sur la question :

Penser le génocide colonial

La perception franco-centrée de la colonisation consiste à réduire sa critique aux seuls massacres et tueries collectives, à la torture, aux disparitions, aux meurtres ciblés. De Meynier à Giles Manceron en passant par Olivier le Cour Grandmaison c’est la même focale à partir de laquelle on regarde le passé comme clos et fermé sur lui-même.

Les violences ont effectivement ce caractère d’être des actes finis. Quoiqu’induisant des traumatismes durables, leur accomplissement relève d’une temporalité, de responsabilités individuelles ou collectives appartenant au passé. En outre, l’Autre, le colonisé est toujours perçu comme une victime subissant un acte doué de rationalité et de finalité. Dans cette perspective, la focale de la violence raconte toujours l’histoire du point de vue de l’agissant c’est à dire le colonialiste. Disparaissent dans cette histoire la résistance comme violence et également comme projet de libération.

1. Quelles implications ces observations ont-elles dans l’élaboration du plaidoyer algérien sur les crimes de la colonisation ?

Il faut sortir du cadre juridique posé par la convention de 1948 sur le génocide, pour revenir à la définition donnée par Lemkine dans ses œuvres non publiées et sur lesquelles est largement revenu l’historien Dirk Moses pour montrer la place prépondérante de la destruction des cultures propres à un groupe comme constitutive du génocide. Il y a génocide :

1. en tuant les membres d’un groupe, c’est-à-dire le génocide physique (dérivé de la notion de barbarie…

2. en sapant son mode de vie, c’est-à-dire le génocide culturel (dérivé de vandalisme).

C’est en combinant les deux notions barbarie ( la destruction physique des groupes) et vandalisme ( la destruction culturelle) que Lemkine en est arrivé à former le syllogisme Génocide qui prend ainsi un sens bien plus général que la destruction physique d’un groupe.

Dans un passage de Axis Rule in Occupied Europe,, Lemkine écrit :

« Le génocide comporte deux phases : l’une, la destruction du modèle national du groupe opprimé ; l’autre l’imposition du modèle national de l’oppresseur. Cette imposition peut, à son tour, être faite sur la population opprimée qui est autorisée à reste, ou sur le territoire seul, après l’évacuation de la population et la colonisation de la région par les propres ressortissants de l’oppresseur »

Cette conception de Lemkine intègre les processus de réalisation de la colonisation, comme technique de destruction du groupe et donc forcément génocidaire puisqu’elle fait disparaitre ce qui est tout aussi nécessaire à la vie d’un groupe, les « besoins dérivés » :

« Les besoins dits dérivés sont tout aussi nécessaires à leur existence que les besoins physiologiques fondamentaux… Ces besoins trouvent leur expression dans les institutions sociales ou, pour utiliser un terme anthropologique, dans l’éthos culturel. Si la culture d’un groupe est violemment ébranlée, le groupe lui-même se désintègre et ses membres doivent soit se fondre dans d’autres cultures, ce qui est un processus douloureux et couteux, soit succomber à la désorganisation personnelle et peut-être, à la destruction physique... [Ainsi] la destruction des symboles culturels est un génocide…[Elle] menace l’existence du groupe social qui existe en vertu de sa culture commune.

Ces remarques sont décisives, elles montrent combien l’élément culturel représentait dans la conception du génocide de Lemkine un facteur tout aussi important que la destruction physique d’un groupe. Pour Lemkine la culture nationale est un élément essentiel de la culture mondiale, leur destruction s’apparente à la destruction d’un individu, d’un groupe et ne saurait donc en être séparé de la compréhension du génocide. Voilà qui ouvre des perspectives féconde pour penser la colonisation de l’Algérie sous cette focale globale faite de barbarie et de vandalisme.

Dans la réflexion globale sur le génocide et pour ne pas rester prisonnier de la norme juridique posée par la Convention de 1948, il faut la aussi enrichir la réflexion conceptuelle sur le génocide, pour introduire deux variantes qui peuvent être extrêmement fécondes pour saisir la spécificité du génocide des colonisations de peuplement. Certes on ne trouve nulle part dans les textes coloniaux des stipulations de l’État colonial appelant à éradiquer totalement le peuple autochtone. Les contextes, l’évolution des mentalités, le discours légitimant la colonisation, empêchaient alors l’État colonial à proclamer ouvertement un projet aussi radical et contraire aux déclarations péremptoire sur l’humanisme des colonisateurs. Cependant ce qui a existé c’est un projet de société par la colonisation de peuplement, dont la réalisation est nécessairement est génocidaire.

Voilà pourquoi on parle de « société génocidaire » par opposition l’ « État génocidaire » car il est possible de voir dans l’État certains appareils bureaucratiques chargés officiellement de protéger les autochtones , cependant c’est dans l’ensemble de la société « où une race entière est néanmoins soumise aux pressions implacables de destruction inhérentes à la nature même de la société ». La société de colonisation de peuplement est donc par nature génocidaire indépendamment de l’action générale de l’État.

En outre dans sa définition du génocide Lemkine évoque un « plan coordonné d'actions différentes visant à la destruction des fondations essentielles de la vie des groupes nationaux, dans le but d'anéantir ces groupes eux-mêmes. L'accumulation et la répétition de ces actions, produisent des dynamiques sociales diffuses mais convergentes, même sans un plan centralisé et explicite de l'État, à des « pratiques génocidaires ». En conséquence de quoi, l’analyse du génocide ne doit pas se contenter à l’action de l’État, ses intentions, mais s’étendre aux pratiques sociales relevant des dynamiques de la société de colonisation de peuplement. »

Ces réflexions sont extraites d’un travail en cours sur le plaidoyer algérien sur la colonisation.

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