Chemins de l’herméneutique : Epilogue…

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Cette chronique s’achève… Nous avons suivi des chemins qui, nous l’espérons, en ont ouvert d’autres et qui, peut-être, seront autant de promesses d’explorations nouvelles à qui se sent le courage et l’envie de poursuivre… Que pouvons-nous dire en guise de conclusion ? Nous avons abordé le thème du Coran à l’occasion des derniers articles, car il est évident que le thème de l’herméneutique ne peut, au final, manquer chez nous de nous conduire sur le terrain d’une redécouverte du texte qui est au cœur de la tradition à laquelle la plupart d’entre nous appartient…

Nous avons hasardé ou proposé quelques idées qui nous paraissent capables d’ouvrir des perspectives en cette matière, en rappelant qu’il ne s’agit pas tant d’essayer de remplacer telle lecture par telle autre que de prospecter une approche qui rime avec passion : car il y a bien quelque chose comme une passion herméneutique.

Certes, il y a des interdits à lever, quelques verrous à faire sauter afin de se libérer d’une attitude de soumission intellectuelle qui est de bon ton pour tous les partisans des interprétations consacrées et figées, mais qui est de mauvais aloi pour quiconque se reconnaît le droit et le devoir de reconquérir une tradition, non seulement contre ses défenseurs trop attitrés, mais aussi contre ses détracteurs.

En tout état de cause, le Coran offre l’occasion de relancer une expérience de recherche du sens dont l’horizon dépasse la seule intelligence du texte pour déboucher sur d’autres objets possibles. Il mobilise en effet des compétences essentielles : la connaissance de la langue, la compréhension du contexte, la capacité de s’y transporter ou de s’y transplanter, mais aussi et surtout l’audace tout autant que la prudence dans la mise en œuvre d’une « herméneutique du soupçon » qui déjoue l’intrusion de l’élément théologico-idéologique et, enfin, l’intelligence du propos et le pouvoir de se laisser atteindre par sa force et de se mettre en peine d’y répondre.

Hypothèse critique

Aussi hardie que puisse être l’idée qui invoque, comme nous l’avons fait la semaine dernière, la possibilité d’une «réquisition» du texte pour les besoins de la politique impériale dans laquelle l’islam bascule —plus qu’il ne la produit— assez tôt dans son histoire, et donc à partir d’un projet politique auquel il prête désormais son nom et son emblème mais qui ne relève plus à proprement parler de son initiative originelle, il demeure que nous pouvons toujours considérer cette voie comme une expérience à mener : une simple expérience dans le cadre d’une initiation dont le but est d’explorer de façon concrète ce que c’est, sur le plan intellectuel, que de mettre en œuvre une démarche herméneutique et ce qu’elle offre comme opportunités de dialogue…

L’hypothèse d’un détournement du message reste une hypothèse. Elle prend soin toutefois de s’appuyer sur certains éléments significatifs. Dont un en particulier, qui renvoie à la difficulté dans laquelle on se retrouve si on affirme :

– d’une part, que le message essentiel de l’islam réside dans un appel à la justice, et que cet appel à la justice inclut de façon essentielle la révolte contre l’ordre de la confiscation de l’Alliance, en l’occurrence par l’empire byzantin et ses théologiens.

– d’autre part, qu’il est licite, du point de vue de l’islam, que les peuples conquis soient dépouillés, sinon de leur langue, du moins de la possibilité pour eux de dire leur vocation et leur dévotion au Dieu universel dans leur langue maternelle…

Ou, ce qui revient au même : de la possibilité de laisser leur langue vibrer au contact de la présence du Dieu, de la même manière que les tribus arabes l’ont fait au temps du Prophète avec le «Qur’an» : mot, rappelons-le, en lequel on entend une forme de célébration sonore de la langue elle-même au moment où la parole de Dieu s’y invite.

Comment, autrement dit, l’islam peut-il s’insurger contre un ordre, et se montrer d’ailleurs si pertinent et percutant dans son insurrection, pour ensuite se laisser entraîner dans un désaveu de sa propre revendication en pratiquant à l’égard des peuples tiers cela précisément contre quoi il s’était dressé : l’acculturation, la domination linguistique, l’occultation des ressources des langues maternelles des autres peuples et de leur capacité à accueillir en leur sein la présence du divin ?

De notre point de vue, un tel retournement ne peut avoir lieu sans une perte du projet initial au profit du projet impérial–byzantin. Lequel projet, nous le savons bien, survit aux défaites militaires, exactement de la même manière que le projet d’Alexandre a survécu auparavant à la défaite de la Grèce contre Rome en reprenant vie sous les habits de l’impérialisme romain.

L’héritage comme point de vue

Toute la force du premier islam était de faire résonner un cri de révolte contre l’injustice avec un pouvoir de transmuter un génie poétique en une « Révélation » qui rassemble l’ensemble des tribus. Le projet politique qui a pris forme à Médine et qui s’est d’emblée donné un horizon large était, malgré cette dimension, foncièrement différent du projet impérial.

Mais ce n’est pas lui qui a prévalu ! C’est tout le drame du triomphe militaire des Arabes et de sa fulgurance que de les avoir projetés dans une expérience qui allait finalement les déposséder de l’initiative de leur entreprise, pour se laisser envahir insensiblement par l’ancienne mais discrète compétence des administrateurs d’empire… parmi lesquels les théologiens, qui demeuraient là, tapis dans l’ombre !

Telle est l’hypothèse, avec l’appui des difficultés qu’elle est en mesure de faire valoir contre quiconque voudrait la repousser d’un revers de main. Elle rend tout à fait incontournable le recours au soupçon, mais oblige en même temps à aller à la recherche de ce qui est le plus lumineux dans le projet initial et sans lequel on ne comprendrait pas que ce peuple arabe oublié ait fait tout d’un coup irruption dans l’Histoire, et de la façon dont il l’a fait.

Au-delà de cette hypothèse, qui est loin d’épuiser le débat et dont l’ambition est surtout de le susciter, il s’agit de renouer avec une tradition dont nous avons rappelé les origines grecques au début de cette chronique. Rien n’a changé, en un sens, depuis l’engagement des hommes dans l’interprétation des messages provenant des divinités : nous sommes toujours tenus d’aller vers ce qui fait sens, et qui ouvre l’espace du divin dans nos existences, contre ce qui menace d’obscurcir le sens et qui nous livre aux puissances monstrueuses des Titans, auxquelles nous sommes prêts parfois à prêter assistance dans notre façon de nous conduire avec le monde.

Mais nous devons le faire chacun à partir d’un héritage propre, qu’il nous appartient d’assumer. Ce qui —Gadamer reste en cela incontournable—, signifie le comprendre en comprenant celui des autres. C’est la rencontre de l’autre, porteur de sa tradition et ancré dans son histoire, qui mobilise et sollicite en moi ce à quoi j’appartiens aussi essentiellement qu’il m’appartient ! C’est ainsi, par la rencontre avec autrui, que je connais mon héritage propre et me l’approprie.

Kheireddine : une herméneutique de l’action

D’où le retour obligé vers le Coran, vers l’expérience de reconstruction de son sens. Mais d’où aussi le retour vers tout ce qui est grand et qui nous revient de droit dans notre passé proche et lointain, qui nous incombe et sans lequel nous ne sommes finalement que des mutilés et des aliénés…

La modernité peut rimer avec barbarie. Et par bien des aspects, elle le fait déjà. Et le fait d’ailleurs d’autant mieux que cela nous échappe par le jeu des accoutumances. Mais elle peut aussi rimer avec civilisation. Pour que cela se réalise, il paraît assez nécessaire que nous renouions avec notre vocation herméneutique. C’est grâce à elle que nous nous rendons capables de nous approprier un héritage, par-delà la coutume qui consiste à la fois à l’amputer de telle ou telle de ses parties tout en subissant ensuite le reliquat comme une charge au contenu figé…

S’approprier un héritage, cela n’advient jamais si on n’est pas capable de le réinventer. On se fait de la tradition une idée bien fausse si on croit que la porter signifie se dépouiller du droit et de l’audace de la réinterpréter, d’y percevoir de nouveaux échos et des perspectives peu soupçonnées.

Réinventer un héritage, ce n’est pas céder à des caprices d’intellectuel solitaire : c’est d’emblée entrer en dialogue au sujet de son essence, en compagnie de ceux avec qui on le partage. C’est créer un lien d’intelligence qui parcourt la communauté des contemporains tout en cherchant à impliquer les anciens, nos devanciers des siècles passés qui, eux-aussi, ont été engagés dans une action de réinvention de l’héritage.

Nous pensons en particulier à des figures comme Kheireddine, chez qui la réinterprétation a pris une tournure plus pratique que théorique : une interprétation qui va hardiment chercher ce qui est au cœur du message islamique pour le reconduire, non à travers des discours, mais à travers des actions menées sur le terrain politique et social.

En considérant le voile idéologique qui a été tissé par l’ancienne théologie et dont le but est globalement de faire du musulman un intellectuel passif, installé craintivement dans la croyance et accroché maladivement à son sauf-conduit censé le préserver de l’enfer et lui assurer le paradis, l’initiative de Kheireddine et de toute une génération de réformateurs tunisiens apparus au 19e siècle a été de renverser l’ordre et de faire prévaloir l’audace et la générosité au service du peuple et de sa dignité, sans crainte même de faire jouer dans ce but la comparaison avec ce qui se faisait en cette matière chez nos «mécréants» de voisins du Nord.

Est-ce que cette façon de faire, peu orthodoxe, n’était pas non plus aventureuse du point de vue de l’herméneutique et de ses méthodes ? Est-ce qu’elle ne risquait pas de tomber sous le coup du reproche que faisait Fazlur Rahman aux exégètes musulmans, à savoir celui d’accommoder le message en fonction des contraintes de l’heure en termes de contexte politique ? Peut-être.

Mais nous nous demandons aussi si l’herméneutique n’est pas essentiellement vouée à l’action. C’est ce que suggère le titre d’un ouvrage fondamental de Paul Ricœur : « Du texte à l’action » ! Toutefois, nos réformateurs semblent suggérer quelque chose de plus : l’action comme révélatrice du vrai sens du texte ! L’action comme ce qui est susceptible de sauver le texte contre ce qui en occulte le sens, non seulement face à l’usure du temps, mais aussi face à la perversion idéologique qui est peut-être aussi ancienne que lui, insinuée en lui.

Le souci du chant

L’action des réformateurs du 19e siècle tunisien nous interpelle et nous engage parce que, sans s’enliser dans des débats théologiques, elle va revivifier ce qui est le plus sain dans le message. Mieux que cela : elle se porte au secours d’une certaine résonance originelle qui, bien que longtemps recouverte et étouffée par la scansion répétitive du discours idéologique, n’a jamais succombé et a continué même à nourrir de sa sève la piété des gens simples.

Que l’on réécoute l’ouverture de bien des sourates mecquoises : de quels accents s’accompagne la convocation des protagonistes du théâtre du monde — le soleil et son matin, le temps destinal, le figuier et l’olivier, le coursier intrépide… ! Il y a là une ivresse dont la poésie est au cœur du message et dont l’écoute produit ce même appel à entrer en acteurs sur la grande scène de l’Histoire, loin des craintes serviles et des petites convoitises.

Alors, simple manière de s’adapter à l’air du temps que cette lecture engagée par le biais de l’action, ou par le regard de l’action ? La réponse à cette question dépend beaucoup de nous. Le réveil herméneutique qui nous porte à réinventer un héritage, nous invite aussi à aller sauver de l’insignifiance ce que nos aînés ont entrepris pour le réinventer à leur manière : le combat pour le sens, dès qu’il se déclare et s’affirme, se découvre des antécédences ! Et avec elles des affinités et des complicités… Qu’on sort de leur sommeil et pousse vers une carrière nouvelle.

Il y a, à côté d’une histoire visible des exégèses qui relèvent – Rahman a raison de le dénoncer -, de l’adaptation et de la manipulation, une autre histoire, moins visible, qui s’attache, par l’instinct plus parfois que par la méthode, à faire rejaillir le sens comme on célèbre dans leur vérité certains événements dont la dimension humaine coïncide avec une dimension cosmique.

Il ne faut pas craindre de redonner vie au fil qui nous relie aux générations passées, afin que de relai en relai renaissent les flammes de ceux qui ont incarné cette histoire… Alors le texte lui-même devient à son tour une lumière qui éclaire loin et qui se moque de toute querelle confessionnelle, cherchant des liens vivants avec ceux qui —Chrétiens, Juifs ou païens— ont le souci de laisser résonner parmi les hommes la voix de Dieu. Afin, qui sait, que le monde s’abîme tout entier en son chant.

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