Chemins de l’herméneutique : Une approche romantique de la révélation coranique

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Tout propos reçoit son sens de son contexte. Ce qui vaut pour les échanges que nous avons entre contemporains partageant un même univers culturel vaut, à plus forte raison, pour les discours qui nous parviennent du passé lointain. Et nous oblige donc à nous rendre compréhensibles, avant les textes que nous nous proposons d’interpréter, les époques auxquels ils appartiennent.

S’agissant de l’exégèse du Coran, nous savons que beaucoup de passages obscurs ont reçu des éclaircissements grâce à ce que les théologiens ont appelé « asbab ettanzil » : les motifs de la révélation.

La considération de ces motifs nous engage dans une certaine connaissance, d’abord de certains épisodes qui ont eu lieu, mais aussi des circonstances plus générales dans lesquels ces épisodes sont survenus et, enfin, des mœurs existantes dans la péninsule arabique au 7e siècle, qui permettent de conférer un sens plus précis à tel ou tel propos.

Mais cette mise en contexte, qui est l’œuvre des théologiens, peut se voir opposer les données fournies par les connaissances historiques telles qu’elles nous sont transmises par des historiens dont le souci n’est pas d’éclairer le texte coranique, mais seulement d’assurer la conformité de leurs récits à des documents observés et analysés, ainsi que de la cohérence globale de leur propre discours en matière de restitution du passé.

Il est un fait d’ailleurs que la théologie musulmane vit aujourd’hui une crise qui est précisément liée au fait que les éclairages qu’elle a mobilisés pour les besoins de l’exégèse sont de plus en plus contestés par une démarche historique dont le seul critère dans la reconstitution du passé est la validité des « documents ». C’est-à-dire le fait qu’ils résistent à la critique par la raison.

En outre, la représentation qui nous est suggérée de la vie des populations, dans leurs relations avec leur héritage religieux mais aussi avec leur environnement géopolitique, laisse penser que l’histoire « islamocentriste » des anciens théologiens comporterait tellement d’aménagements et d’arrangements des faits que l’on ne peut plus reculer devant l’hypothèse d’une conception en vertu de laquelle l’exigence de la foi prime sur la vérité historique.

Cette impression est continuellement aggravée au fur et à mesure que l’histoire, comme discipline profane, progresse en élargissant l’aire de ses examens et en affinant aussi l’analyse de ses résultats, dans le cadre d’un débat intellectuel et universitaire qui la met à l’abri de toute pression en provenance des milieux théologiens.

Une telle crise peut sans doute provoquer chez certains un mouvement de défiance à l’égard de la représentation théologienne de l’histoire. Et la violence du rejet qu’elle exprimerait chez eux pourrait être à la mesure de celle qu’ils attribueraient aux théologiens eux-mêmes, dans leur geste présumé de manipulation de la vérité, voire, irait-on à dire, de viol des consciences par la tromperie sur la teneur des faits… Et cela particulièrement si la représentation sacrée entre en conflit manifeste avec celle de l’histoire profane à propos de tel ou tel récit.

L’auteur du tri…

Nous voudrions pourtant attirer l’attention sur le fait que cette réaction dure n’est pas la seule possible. La question de la réalité des faits historiques peut faire l’objet de ce que les philosophes appellent une suspension du jugement, sans qu’il en résulte une dévastation des conditions de transmission de l’héritage religieux.

Il est certain qu’une certaine naïveté historique est devenue difficile à maintenir en matière d’esprit religieux. Les représentations des exégètes ne peuvent plus prétendre se soustraire elles-mêmes à une reprise. Il y a même un chantier à ouvrir – et il est ouvert – qui est celui de l’interprétation des interprétations…

De ce que nous avons appris les deux semaines dernières sur le personnage de Schleiermacher, il ressort que l’herméneutique, dans son acception moderne, nous engage, non seulement à connaître la langue du texte, mais aussi à nous transporter dans l’époque de son auteur.

Or l’histoire critique nous invite ici à faire preuve de prudence. Ce qui ne veut pas dire qu’elle nous oblige au renoncement. D’ailleurs, c’est au renoncement lui-même que nous voudrions inviter à renoncer. Y compris quand il s’agit d’un autre aspect de la pensée de Schleiermacher, qui concerne la rencontre de l’auteur, et l’expérience de vie que constitue cette rencontre.

Il est certain que, comme nous l’avons fait remarquer, l’insistance particulière de la théologie musulmane sur la transcendance de Dieu pose un obstacle apparemment infranchissable devant la perspective d’une « rencontre ». Si le christianisme s’appuie sur la possibilité pour Dieu de se faire homme, l’islam insiste au contraire sur l’obligation de s’abstenir de se tourner vers Dieu comme on se tourne vers un homme.

Comment, dès lors, la rencontre avec l’auteur du texte coranique peut-elle avoir lieu, puisqu’on suppose par ailleurs que cet auteur est Dieu, à l’exclusion du Prophète, qui n’en est que le « messager ». Il semblerait qu’avec ces considérations, les nouveautés de Schleiermacher soient vouées au rebut dès qu’elles parviennent en contexte musulman.

Mais est-ce si sûr ? Pas tout à fait. Pourquoi ? Parce que le messager a beau s’effacer devant le texte qui lui est révélé, il n’en est pas moins un filtre. C’est par sa profération que se laisse distinguer la parole divine de la parole humaine, voire même la parole divine de la parole faussement divine à laquelle on fait référence en parlant de « versets sataniques » …

En d’autres termes, le messager est en même temps vigile : il s’assure de la provenance divine des paroles qu’il délivre, en tant qu’elles sont révélées. Cet acte de vigilance dans le moment même de la profération, qui fait du Prophète l’auteur, non du texte, mais de sa validation, ouvre la voie à une rencontre humaine dans une démarche herméneutique…

L’histoire comme contexte, l’histoire comme texte

A vrai dire, nous n’avons pas besoin de garanties historiques concernant l’existence du Prophète tel qu’il nous est décrit par les chroniqueurs des premiers siècles de l’islam et tel que sa représentation s’est gravée dans l’esprit des croyants au fil des générations à partir de leurs récits. Même si pèsent sur ces documents toutes sortes de doutes, il nous suffit de savoir que derrière le Coran il existe un homme, dont la voix a servi de premier lieu de résonance du texte, et dont la sagesse a permis de trier les paroles de manière à consacrer les unes comme divines et réserver les autres comme simplement humaines. Rien n’interdit donc, ici, que s’opère cet élan vers la connaissance intime de l’auteur, dont nous parle Schleiermacher.

Et, alors que nous serions sous le coup de la suspension du jugement concernant les exégèses théologiques liées au contexte, alors que nous ne cesserions pas d’avancer prudemment en nous mettant en garde contre toute naïveté coupable au regard d’un esprit authentiquement critique, nous pourrions quand même avoir en vue la singularité d’un acteur, dont l’intelligence de son intelligence nous livrerait sur le message délivré la marque d’une cohérence et le timbre d’une authenticité … Et, à partir de cette singularité, nous serions également dotés d’un point de vue critique pour décider de ce qui est essentiel et de ce qui l’est moins, de ce qui sonne fort et de ce qui résonne plus faiblement, de ce qui frappe par son harmonie avec l’ensemble et de ce qui échappe difficilement au soupçon de l’ajout, malgré les assurances des théologiens…

Puisque telle est en effet la voie que nous a ouverte l’herméneutique romantique de Schleiermacher : celle, pour l’interprète, aussi bien d’une rencontre vivante avec l’auteur – qui le lui découvre comme un aspect de son moi – et, dans un deuxième temps, celle d’une critique à partir de l’intérieur, à partir de la connaissance acquise de l’intention germinale de l’auteur.

Du point de vue de Schleiermacher, la connaissance de l’époque ne sert en effet qu’à se frayer un chemin vers la vérité de l’auteur pour, à partir de la découverte de son psychisme, revenir vers le texte dans un mouvement critique. Et cela contrairement à la démarche de l’historicisme critique héritée de Spinoza, qui engage sa critique de l’extérieur et qui tend d’ailleurs à noyer le sujet dans le jeu causal de l’histoire.

En résumé, le fait que le messager se doive nécessairement d’accomplir le travail de tri entre parole divine et parole humaine – comme un compositeur qui, de son oreille intérieure, sépare le son qui peut rejoindre l’œuvre symphonique de celui qu’il convient de laisser passer -, cela ouvre des perspectives en matière de compréhension, en matière de cette herméneutique « divinatoire » dont nous parle Schleiermacher, et cela malgré l’obstacle de la transcendance de Dieu et de son caractère particulièrement insurmontable en islam.

Pareille démarche est possible malgré, ou plutôt à cause des deux formes de critique que nous proposent d’une part l’historicisme critique et, d’autre part, celle à laquelle nous invite l’herméneutique de Schleiermacher. Ces deux formes représentent deux voies bien distinctes.

Le développement de l’herméneutique au 19e siècle va cependant donner lieu à une troisième voie, qui est celle de Wilhelm Dilthey, et que nous allons examiner maintenant et pendant les semaines à venir.

Si Schleiermacher est le fondateur de l’herméneutique moderne, Dilthey est celui qui lui donne son ampleur sur la place éditoriale et intellectuelle, et qui l’inscrit en même temps dans le cadre des grandes controverses autour des conceptions de l’histoire qui ont marqué le 19e siècle, entre Hegel et les tenants du positivisme historique. Avec Dilthey, l’histoire devient elle-même et pour elle-même la matière de l’herméneutique. Elle n’est plus seulement contexte, elle est texte !

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