Chemins de l’herméneutique : Hobbes et Spinoza : l'ère de l'exégèse critique

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Le concile de Trente, qui se tient à la demande de Martin Luther, fondateur de la Réforme, débute en 1545 et s’achève en l’an 1563. Il aura duré 18 ans ! Un temps suffisamment long pour redéfinir un grand nombre de dogmes, face à une contestation protestante tenace et qui bénéficie désormais d’un soutien politique dans nombre de pays européens.

Le résultat, nous l’avons signalé précédemment, est globalement celui d’un raidissement de l’Eglise romaine : l’Inquisition a renouvelé son assise doctrinale ! Le problème est que son rayon d’action est limité et que, comme l’Internet aujourd’hui, l’imprimerie est en train de changer la donne.

La crise religieuse de l’Europe a largement ses racines dans cette volonté de reprendre la main qui se révèle être un fiasco. Des noms qui illustrent ou rappellent cette impuissance de l’Eglise, nous pouvons en retenir deux, qui sont connus et qui ont marqué l’histoire de la philosophie au 17e siècle : Thomas Hobbes (1588-1679) et Baruch Spinoza (1632-1677).

Le premier échappe à la censure parce qu’il se trouve en Angleterre et que ce pays a rompu avec la papauté depuis 1534. De plus, sa critique de l’exégèse biblique traditionnelle s’inscrit dans une volonté délibérée de consolider la légitimité du régime monarchique contre l’autorité religieuse : ce qui, on peut le supposer, lui vaut les indulgences d’une couronne anglaise en mal de soutien intellectuel.

Le second, lui, publie en latin sans nom d’auteur.

Il vit en Hollande, pays où règne une relative liberté d’opinion, mais qui n’est pourtant pas à l’abri de la surveillance et de la punition. La plus grande partie de son œuvre sera d’ailleurs publiée après sa mort, par l’un de ses disciples.

A ces considérations de contexte politique s’en ajoutent d’autres, qui relèvent de la psychologie, en ce sens que les deux auteurs faisaient preuve d’une audace qui avait sa bonne dose d’inconscience. Hobbes était un personnage peu enclin au compromis et qui, dans les cercles intellectuels anglais, se faisait surnommer « l’Ours » !

Quant à Spinoza, issu d’une famille juive originaire du Portugal, il avait fait l’épreuve de l’intolérance à un double titre : d’abord en qualité de juif vis-à-vis des mesures mises en place par l’Eglise catholique et, ensuite, en qualité d’esprit rebelle vis-à-vis de sa propre communauté, dont il sera excommunié en bonne et due forme le 27 juillet 1656. A cette violence du rejet, il répondra en redoublant d’assurance dans l’affirmation de ses propres positions…

L’ombre d’Ibn Rochd

Ce qui rapproche les deux hommes, c’est, d’une part, l’idée que l’interprétation des Ecritures ne peut échapper à l’autorité de la Raison. La Bible, estime Hobbes, ne peut pas être sa propre norme en matière d’exégèse. D’autre part–et c’est sans doute ce qui est nouveau dans leur approche–c’est l’idée que les prodiges dont il est question dans les récits ne peuvent plus être crédibles : ils relèvent d’une «mentalité arriérée» ! Spinoza pousse le développement sur ce point en affirmant qu’il existe deux formes de révélation, l’une, surnaturelle, qui fut celle des prophètes, l’autre, naturelle, qui est celle de la raison.

Or, soutient-il, la première forme de révélation, qui s’adresse à l’imagination, correspond à un stade particulier de l’humanité, celui de son enfance. Autrement dit, dès lors que l’humanité a atteint son âge adulte, il ne convient plus qu’elle fasse machine arrière en cherchant à redonner sens au langage de la révélation surnaturelle, qui correspond, désormais, à un âge dépassé.

Ce qui distingue en revanche Spinoza de Hobbes, c’est d’abord sa connaissance de l’hébreu, qui donne une consistance particulière à son discours quand il s’agit de disserter sur la Bible. C’est aussi sa connaissance de Maïmonide, lui-même disciple d’Ibn Rochd, ou héritier en tout cas du principe averroïste de concordance entre la raison et la foi dans la lecture du Livre révélé.

Les connaisseurs d’Ibn Rochd, et en particulier de son Traité Décisif, savent peut-être que pour le philosophe de Cordoue, il y a une lecture du texte qui se place sous l’autorité de la raison et qui recoupe, pour ainsi dire, la lecture de la foi. Certes, suggère-t-il, la lecture rationnelle bénéficie d’une sorte de précellence, lorsqu’elle se heurte à une différence par rapport à l’interprétation littéraliste que produit la foi. D’où la formule «el aaql qabla ennaql» : la raison de préférence à la lettre !

Mais cela ne remet pas en cause le principe de concordance. Cette position de base est cependant assortie chez notre philosophe de l’idée que la vérité philosophique n’est pas à livrer au commun du peuple, aux esprits non philosophes. Dans le prolongement d’une opinion qu’on trouvait déjà chez El-Farabi, il y a une conception élitiste de la pratique de la philosophie, qui se répercute sur l’exégèse.

Or, Spinoza, qui n’est peut-être pas très adepte de cette forme de compartimentation de l’activité philosophique dans la cité, porte néanmoins la marque de ces anciens débats, de ces anciens conflits territoriaux entre foi et raison… Ce qui confère une profondeur particulière à son discours. Mais on peut penser qu’il convertit la séparation à l’intérieur de la cité entre sujets aptes à la vérité rationnelle et sujets inaptes en une différence chronologique entre deux âges : celui où l’homme en général parle le langage de l’imagination et celui où il parle désormais le langage de la raison.

Son propos n’est pas de soutenir le pouvoir politique contre les prétentions du pouvoir religieux, comme fait Hobbes, mais de créer les conditions d’une coexistence pacifique entre les différentes religions sous l’autorité d’une religion supérieure qui est justement celle de la Raison.

Cela induit naturellement une approche exégétique complètement désacralisée, qui considère les textes bibliques comme des textes humains, et dont la pertinence consiste à retrouver l’intention des différents rédacteurs à travers l’unité apparente du corpus. A la « démythification » du texte répond le besoin de saisir son sens en tant que production humaine.

La « religion des Turcs» …

A vrai dire, ce qui explique le surcroît d’audace et de détermination de la part de Spinoza, dont la carrière fut relativement courte, quand on le compare surtout aux deux figures éminentes du Moyen Âge arabe que sont Ibn Rochd et Maïmonide, c’est sans doute la conviction que l’avantage de l’imprimerie a modifié l’équilibre des forces face à la censure.

Mais c’est surtout la conscience qu’une révolution métaphysique a eu lieu qui confère une solidité intellectuelle à l’affirmation de la prééminence de la Raison face à l’autorité du dogme. Cette révolution, c’est celle accomplie par Descartes. Elle nous conforte dans l’idée que la pensée de l’homme solitaire qui doute est capable de certitude, et que cette certitude est précisément le fondement de tout savoir véridique, le reste n’étant que préjugés. Ce qui, dans le domaine religieux, s’appelle crédulité et superstitions !

Nous avons évoqué les deux figures centrales que sont Hobbes et Spinoza. Elles sont loin d’être les seules dans cette bataille où l’Eglise héritière du Concile de Trente subit des assauts de toutes parts : pas seulement de ces chantres de l’exégèse historico-critique qui se réclament de la Raison, mais aussi des théologiens protestants, pour qui le texte de la Vulgate – version officielle de l’Eglise romaine – correspond à la perpétuation d’une exégèse médiévale fossilisée.

Le culte de la raison est loin d’être leur parti pris : c’est le contraire qui est vrai. Il s’agit pour eux de renouveler une exégèse qui demeure foncièrement inspirée. Toutefois, leur critique ne manque pas de porter son effet en termes d’affaiblissement de la position catholique.

En revanche, se déclare dans les rangs du catholicisme lui-même une contestation interne qui rejoint les exégètes philosophes dans l’idée que les textes sacrés doivent être soumis à une relecture profane dont la raison est le maître d’œuvre. Pour Richard Simon (1638-1712), prêtre exclu de l’Oratoire, on ne peut plus se permettre de laisser subsister dans le texte les incorrections et les interprétations erronées qui s’y trouvent.

En d’autres termes, il est dans l’intérêt de l’Eglise elle-même que les Ecritures dont elle se réclame soient débarrassées de leurs incohérences : ce qu’elle ne peut pas faire autrement qu’en recourant à une approche critique libérée des présupposés théologiques. Lesquels présupposés sont précisément responsables de la dégradation des fondements scripturaires de l’Eglise. Il y a, explique-t-il, une science biblique, qui est autonome et dotée de ses propres normes méthodologiques…

S’il fallait cependant retenir un fait majeur du 17e siècle, c’est sans doute la publication du Traité théologico-politique de Spinoza : il est, pour ainsi dire, la Bible du siècle des Lumières en matière d’exégèse critique et la référence d’une tradition herméneutique qui a ses prolongements jusqu’à nos jours.

Or, on ne saurait conclure sans signaler que, si la cible privilégiée de Spinoza dans ce texte est l’Eglise romaine, l’islam n’est pas épargné : « … on a pris soin d’entourer la religion, vraie ou fausse, d’un grand appareil et d’un culte pompeux, pour lui donner une constante gravité et imprimer à tous un profond respect ; ce qui, pour le dire en passant, a parfaitement réussi chez les Turcs où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer», écrit-il dans la préface du texte.

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