Avec la France en désamour et sa langue en désuétude. Une « macronisation » de la gouvernance Chahed, est-elle possible ou souhaitable ?

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« Ainsi parlait Youssef Chahed », voilà comment démarre l’article de La Presse en date du 17 février comme s’il s’agissait du Zarathoustra de Nietzsche. Non, Youssef Chahed n’est pas le prophète Zoroastrien qui énoncerait une morale par-delà le Bien et le Mal. Mais sorti du cabinet jupitérien de l’Elysée, il se place dans la queue de la comète Macron et tout pailleté des éclats de l’astre, il nous annonce une « moisson de projets».

Ainsi en reconversion de la dette tunisienne envers la France, des hôpitaux seront réalisés ou aménagés à Sidi Bouzid ainsi qu’un programme de santé numérique développé, le tout pour une enveloppe de quatre vingt millions d’euros. Une ligne de crédits pour les PME et une centrale électrique à Sfax, seront financés respectivement à hauteur de trente et de cent vingt millions d’euros.

L’un des clous de cette rencontre réussie, est la création d’une station T, sur le modèle de la station F initiée par l’homme d’affaires Xavier Niel, propriétaire du fournisseur de Télécom et d’Internet FREE et grand actionnaire du groupe de presse Le Monde. Il s’agit d’un incubateur de startups qui devrait donner à nos jeunes ingénieurs de nouveaux moyens de créativité dans le domaine des TIC.

On peut supposer que certains grands groupes pourront être intéressés à racheter par la suite des projets inventifs comme ce fut le cas récemment pour une ingénieuse startup tunisienne. Il manque à ce coup de pouce donné à l’intelligence de nos jeunes, une « école 42 » toujours à l’initiative de Xavier Niel qui offrit à Paris, l’opportunité de prendre leur envol, à de jeunes talents de l’informatique, jusqu’ici sans diplôme ni ressources.

L’autre grand projet, annoncé comme le précédent par le président Macron lors de sa visite en Tunisie en février 2018, concerne la création d’une université franco-tunisienne pour l’Afrique et la Méditerranée. Après avoir écouté ce lundi matin, sur les ondes de RTCI et Shems FM, l’ambassadeur de France Olivier Poivre d’Arvor et le ministre tunisien de l’enseignement supérieur Slim Khalbous, on n'en sait que des bribes.

Faute d’une infrastructure prête dans un campus bien équipé, l’université démarrera ses enseignements dès la rentrée 2019 dans les locaux de l’université d’El Manar et de Carthage. Des enseignements pluridisciplinaires complémentaires y seront dispensés, dans une perspective de co-diplomation comme cela se fait déjà avec l’université Paris-Dauphine ou des universités canadiennes.

Voilà qui permettra aux étudiants tunisiens ou de toute l’Afrique francophone d’acquérir des diplômes agréés, quand ils se font rejeter leurs demandes de visa ou quand ils n’ont pas les ressources pour suivre un enseignement en France, d’autant plus que les universités françaises ont multiplié par dix les droits d’inscription pour les nouveaux étudiants étrangers.

En fait, il s’agit d’une recommandation du ministère français de l’enseignement supérieur laissant aux universités françaises autonomes, la latitude de l’appliquer. Un certain nombre ne le font pas et quatorze universités ne le feront pas pour les étudiants tunisiens. En outre, les candidats au master et au doctorat seront exonérés de cette augmentation.

Il s’agit d’une mince faveur pour les Tunisiens quand on apprend que le programme « Choose France » va chercher jusqu’en Inde, des étudiants pour les inscrire en France, en leur promettant d’y séjourner deux ans après leur diplôme, privilège refusé aux étudiants maghrébins et africains que cette université franco-tunisienne va maintenir hors les remparts de France : c’est une question de démographie, explique Olivier Poivre d’Arvor. Oui mais de démographie discriminatoire !

Se pose aussi la question de la langue française dans laquelle sera donné cet enseignement. Du reste, une section de formation professionnelle de cette université formera une main d’œuvre qualifiée et maîtrisant la langue française à destination des entreprises françaises en Tunisie ou en Afrique. Car là où le bât blesse, c’est précisément au niveau de la langue française tombée en désuétudes.

Je dis cela par euphémisme car pour l’avoir enseignée et pour avoir dans ma proximité des étudiants tunisiens, je mesure à quel point la compétence linguistique en français est tombée au degré zéro ! Au risque de compromettre l’économie des échanges linguistiques et des circuits culturels en faveur de la France, les jeunes lui préfèrent la langue de Shakespeare, de Dante ou de Goethe, et même jonglent aujourd’hui avec le Turc, le Coréen ou le Japonais.

Pourquoi ? Pour parler vite, parce que cette langue est hélas marquée des stigmates de la colonisation et que les tunisiens sont de plus en plus, dans un profond désamour de la France. Ils soutiennent que la France fut une puissance coloniale et qu’aujourd’hui elle n’est plus une grande puissance mais qu’elle reste dans des postures de domination. Cela se ressent à tout propos, comme si un condensé de paternalisme, voire de racisme ainsi que d’islamophobie s’était cristallisé dans l’accueil fait par les français aux arabes et musulmans en général et aux tunisiens en particulier.

Il est toujours embarrassant, quand on participe comme moi d’une double identité et d’une double culture, de juger l’autre part de soi. Cela demanderait une longue dissertation. Pour ma part, j’aime la vieille France des lumières, j’aime la France pacifiste de Jaurès, la France sociale du Front populaire, la France protestataire des indignés et des insoumis.

Mais aujourd’hui c’est avec la France ultra libérale que la Tunisie traite. Comment imaginer qu’une politique de co-développement - initiée d’ailleurs depuis quarante ans par Chevènement et son conseiller Sami Nair - puisse être vraiment possible entre des économies d’inégale puissance ? Alors, un partenariat « gagnant-gagnant » comme le prétend Youssef Chahed, c’est du boniment car comme au foot, à la fin c’est la France qui gagne !

Elle gagne parce que la Tunisie comme l’Egypte - à l’une la francophonie en 2020, à l’autre l’OUA - sont les deux états tampons contre l’immigration et le jihadisme et les deux escales, les deux portes d’entrée vers les richesses africaines autour desquelles une grande compétition se joue. Le Maroc regarde trop outre-atlantique et l’Algérie se protège souverainement, mais la Tunisie et l’Egypte sont considérées par Macron comme sa chasse gardée.

La Tunisie et la France sont convenues de mettre en œuvre un programme commun d’échange de renseignement sur le terrorisme et Youssef Chahed se dit convaincu que la France comme l’Europe a, dans la Tunisie, un rempart contre le terrorisme à condition qu’elle y soit aidée. La Tunisie consacre déjà 15% de son budget à son programme de lutte contre le terrorisme. Ira-t-elle jusqu’à accepter sur son sol les problématiques centres de rétention et de tri des migrants, contre une assistance financière, à l’instar de la Turquie qui reçoit de l’Union européenne 6 milliards d’euros pour ce job ! Youssef Chahed et Emmanuel Macron ont eu un quart d’heure de conversation en tête à tête : pour se dire quoi ?

La France est le premier partenaire économique de la Tunisie, 1400 entreprises françaises sont implantées chez nous et nous commerçons avec elles à hauteur de 16 millions d’euros, avec une balance excédentaire. Le président Macron nous promet un million de touristes pour bientôt. Nous ne pouvons pas nous passer de notre relation privilégiée avec la France.

Le chef du gouvernement entretient et favorise ce lien. Au terme de sa moisson de projets, il revient comme « adoubé » par la France, même si son ambassadeur déclare ce lundi matin que jamais la France, depuis 1956, ne s’est ingérée dans les affaires intérieures tunisiennes.

Il doit avoir le goût de la blague car nul n’a oublié les événements de Gafsa, ni les déclarations de Michèle Alliot-Marie pour le salut de Ben Ali ni l’intervention en Côte d’Ivoire en faveur de l’élection du président Outtara contre Laurent Gbagbo, envoyé devant le tribunal pénal international et aujourd’hui libéré ! Ni le Rwanda, ni le Mali, ni le Niger ni même la dernière escouade française au Tchad pour protéger Idriss Déby contre une incursion jihadiste venu de Libye. Et nous alors dans tout ça?

En tout cas, Youssef Chahed revient requinqué de la France qui lui a offert une tribune parlementaire et médiatique et où il a été reçu en son statut de chef de gouvernement, mais presque comme en charge de l’Etat, par le président Macron. Notre chef de gouvernement qui n’a accordé à sa population ces derniers mois que quatre minutes puis sept minutes, s’est montré à l’aise, décoincé et bavard.

Peut-être faut-il lire à l’envers, comme une antiphrase, sa parodie de la réponse de Sarkozy à un journaliste : « J’y pense et pas seulement le matin en me rasant ». Sans doute Youssef Chahed pense à la présidentielle en permanence tout en assurant n’être qu’à son travail. Son partenaire animateur de Tahya Tounes, Slim Azzabi, a tenu une réunion de ce mouvement en même temps à Paris. Et last but not least, Youssef Chahed a cru bon de donner des gages en soutenant qu’il n’a avec Ennahdha qu’une alliance de circonstance, antérieure à son exercice actuel, à telle enseigne que le chef du mouvement islamiste lui renvoie la politesse en le « démettant » pour ainsi dire de ses fonctions de chef de gouvernement, bien avant les élections.

Qu’importe peut-être car à défaut d’un autre leader issu des élites modernistes, Youssef Chahed peut apparaître au regard de la France et de l’Union européenne, comme le candidat idéal présentement, dans la veine du libéralisme progressiste et centriste prôné par Macron. Il a le même âge que ce dernier, il a mis en marche son mouvement à travers le pays, il lui a emprunté des mesures, type une forme de CSG ainsi que la préservation fiscale des grandes fortunes.

Il a su assurer jusqu’ici la sécurité et la stabilité ainsi que de bonnes négociations avec le mouvement syndical. Il sort d’une grande école française (Institut Agronomique de Paris Grignon) et à ce titre en agroéconomiste, il saura négocier l’ALECA autant que son doctorat promettait le bien-être à partir des accords de libre-échange ! Il porte les valeurs occidentales de la bourgeoisie libérale sur une ossature musulmane ouverte, dans la tradition du mouvement des démocrates socialistes d’Ahmed Mestiri et de son oncle Hassib Ben Ammar.

La scène politique tunisienne est d’une complexité à changer d’avis d’un jour à l’autre et bien malin celui qui fera un pronostic aujourd’hui. Mais Youssef Chahed se sent fort de plus de 30% d’intentions de vote et il se met dans le sillage de Macron. Or, celui-ci est aujourd’hui très contesté en France et parfois même détesté.

Remarquez que Chahed ne nous inspire pas une grande sympathie non plus. À 24 heures d’intervalle, Chahed aurait croisé sur la place des invalides les Gilets Jaunes ! La démocratie néolibérale dans laquelle Chahed s’engage est battue en brèche par un souverainisme populiste européen qui a en Tunisie ses adeptes dans le mouvement social et politique.

Alors, se mettre dans les pas de Macron par un tel orage, c’est en subir peut-être le ciel de traîne si bien qu’une macronisation de sa gouvernance n’est ni forcément possible ni souhaitable.

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