Là-haut, j’entends Chokri qui chante et qui hausse la voix : « dites-moi ce que vous savez au juste, monsieur le Président ! »

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Six ans déjà et l’exigence d’une vérité sans appel, définitive, sur une terrible meurtrissure de notre histoire, est toujours au point mort. Pourtant, aux prix d’une courageuse investigation et d’un minutieux travail de fourmi, un collectif d’avocats a, ces dernières semaines, levé un coin de la bâche pesant sur l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013. Il a mis au jour au ministère de l’Intérieur une chambre noire contenant des documents compromettants.

De là, ce collectif a jeté le soupçon sur un présumé appareil sécuritaire au sein du mouvement Ennahdha, puis il a émis l’hypothèse que cet appareil aurait partie liée avec les assassins de Chokri Belaïd et de Haj Mohamed Brahmi. D’ailleurs le procès concernant l’exécution de ce dernier confirme certaines dénonciations du collectif.

Sans doute, ce mercredi 6 février 2019, ce groupe d’avocats complètera-t-il ces données. Zyed Lakhdar, Secrétaire général de Watad, parti de Chokri Belaïd, déclare ce jour que 80% des révélations sont avérées. Mais un pourcentage établi ainsi, à vue de nez, c’est toujours un peu problématique.

L’opinion publique, c’est-à-dire chacun de nous, attend des faits et des preuves parce que chacun de nous est concerné et sait qu’à défaut, notre histoire commune ne peut avancer. Mais la vérité ne peut se satisfaire ni de confusions ni de raccourcis de la pensée au regard de la rigueur judiciaire.

Justement la justice, par le fait d’hommes de pouvoir, semble avoir opposé au cheminement de l’enquête un mur de silence et d’immobilité. Concomitamment à la rupture du Tawafoq passé entre les deux vieux autocrates, les chefs de Nidaa et d’Ennahdha, quelques pierres de ce mur semblent s’être descellées, une brèche s’est ouverte où un nouveau magistrat s’est engouffré et des pièces à conviction tombent à point dans les dossiers des enquêteurs. Mais le temps de la justice est long, trop lourd à supporter pour l’impatience de l’opinion.

On ne sait rien non plus de l’avancée du questionnement entrepris par le Conseil national de sécurité que le chef de l’État a convoqué et qu’il préside, mais qui est du ressort juridique du chef du gouvernement, lui-même pris au double piège de son alliance exécutive avec Ennahdha et de sa guerre ouverte avec le président de la République.

Ce dernier, à son investiture à la magistrature suprême, avait promis à Besma Khalfaoui, épouse de Chokri Belaïd, qu’il mettrait tout en œuvre pour que toute la vérité soit faite sur cette terrible tragédie. Mais par la suite plus un mot, pas une seule avancée. Enfin, sans doute a-t-il fallu la fin du Concordat - peut-être devrais-je écrire du deal - pour que le président intervienne dans les limites de ses prérogatives. Alors il parle, et même il parle trop : dans une récente ouverture de son cœur à un journal arabe paru à Londres, il établirait par la syntaxe de son discours un lien entre l’existence supposée du fameux appareil sécuritaire et les assassinats politiques.

Voilà du moins ce que soulignent certains commentateurs qui ont lu à la loupe cette interview du chef de l’État, car cette phrase lourde de conséquences ne vient pas d’un citoyen lambda ni d’un avocat ni d’un homme politique ni d’un journaliste qui n’en mesureraient pas l’implication, mais du chef de l’État.

Je suis désolée de n’avoir parfois à proposer que des références littéraires françaises pour donner du corps à ma réflexion. Mais Victor Hugo est un écrivain universel comme est universel le sens profond de son poème « La conscience », qui évoque à propos de l’un des mythes sumériens/bibliques fondateurs de l’humanité, la culpabilité qui poursuit le premier meurtrier de l’histoire, partout où il tente de la fuir, jusque dans sa propre sépulture, comme l’œil qui le suit dans les ténèbres :

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».

Cette métaphore psychanalytique du surmoi, ou plus prosaïquement de la mauvaise conscience, rend compte de la culpabilité, ou de la responsabilité directe ou indirecte, ou de la complicité ne fut-elle qu’infime et silencieuse, dont le tourment torture à vie toute personne qui aurait approché de près ou de loin sans s’y être opposé, Le Crime.

Alors, là-haut j’entends toujours « Chokri qui chante et qui hausse la voix » et qui vous demande : « que savez-vous au juste, monsieur le Président ? »

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