Réponse à Olivier Roy : les non-dits de « l’islamisation de la radicalité »

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Les contributions académiques se multiplient, et c’est une bonne chose, pour tenter de cerner au plus près les causalités – et donc les responsabilités – de la tragédie que la France a une nouvelle fois vécue le 13 novembre.

Olivier Roy propose un éclairage donné pour novateur qui remporte une forte adhésion. Parce qu’il redit brièvement l’inanité de l’approche culturaliste dominante (c’est la faute à l’islamisme, « des Omeyyades à Daech »… comme vient de titrer Marianne).

Mais surtout parce que contre l’impasse de la « radicalisation de l’islam », il propose de penser une alternative, « l’islamisation de la radicalité », à laquelle tous ceux qui cherchent désespérément un antidote aux prises de position bellicistes et liberticides que génère le discours culturaliste dominant s’empressent d’adhérer.

La perception de l’islam politique

Si louables les intentions de l’auteur puissent-elles être, le coût analytique et donc stratégique d’une telle approche me paraît néanmoins élevé.

J’y vois en effet une énième expression de ce mal qui ronge depuis des décennies notre capacité à construire une perception rationnelle de cet islam que l’on dit « politique » mais dont on s’évertue ensuite, sous d’innombrables prétextes, à dépolitiser – comme le fait l’approche culturaliste – les motivations supposées de ses acteurs !

Si la thèse de l’« islamisation de la radicalité » peut séduire, le diagnostic de pathologies, sociale ou mentale, tout comme la vieille et opaque accusation de « nihilisme » (dont les décembristes russes, déjà, étaient la cible), pour expliquer l’origine de la radicalité de « nos » djihadistes posent à mes yeux bien plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.

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Une pancarte disant « Allah maudit Daech » posée place de la République à Paris, le 21 novembre 2015 - JACQUES DEMARTHON/AFP

Car cette thèse de « l’islamisation de la radicalité » ne s’en prend pas principalement à la lecture culturaliste. Elle condamne surtout, avec dédain, en la qualifiant de « vieille antienne » « tiers-mondiste », une approche dont – sans en reprendre la désignation péjorative – nous sommes nombreux à considérer que, bien au contraire, elle constitue l’alpha et l’oméga de toute approche scientifique du phénomène djihadiste.

Le discrédit du « tiers-mondisme » consiste ici ni plus ni moins qu’à refuser de corréler – si peu que ce soit – les conduites radicales émergentes en France ou ailleurs avec… selon les termes mêmes de Roy, « la souffrance post-coloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe ».

Contre-performances de la République

Compte tenu du profil de ceux qui les actionnent, les bombes qui ont explosé chez nous n’auraient, dans cette hypothèse, que très peu de choses à voir avec les contre-performances de la République en matière d’intégration, son passé colonial ou les errements de ses politiques dans le monde musulman.

Cette posture s’inscrit chez Roy dans une vraie continuité qui, depuis plus de vingt ans déjà, le conduit à exclure du champ des dynamiques politiques une partie significative des expressions de la poussée islamiste.

Sans aucun souci de polémiquer, il me paraît donc nécessaire de dire les limites d’une approche qui n’est pas si nouvelle que cela. Elle partage en réalité avec sa concurrente culturaliste un biais particulièrement mortifère : celui qui nous exonère d’à peu près toute responsabilité. « Bombardez tant que vous voulez », risque-t-on, si l’on y prend garde, de lire ainsi entre les lignes : « Leurs bombes n’ont aucun rapport avec les nôtres. »

De jeunes « rebuts » de la société française, musulmans par héritage dans leur grande majorité, saisissent seulement ce prétexte – comme ils pourraient saisir n’importe quel autre – pour sortir de la grisaille de leur échec social.

Ils n’ont pas connu la colonisation ?

Dans la thèse de l’islamisation de la radicalité, outre la noblesse des intentions, nombre d’arguments peuvent fugitivement séduire. Mais le fait que « nos » djihadistes ne soient qu’« un nombre infime » à se rebeller permet-il de préjuger avec certitude de l’absence d’un identique malaise ressenti par tous ceux qui, quand bien même ils condamneraient leurs méthodes, n’en font pas autant ?

Ils n’ont pas connu la colonisation ? Mais oserait-on appliquer ce raisonnement aux états d’âmes et aux luttes des descendants de juifs ou d’Arméniens qui n’ont pas vécu le martyr de leurs ancêtres ?

La fracture générationnelle les séparant de leurs parents est la preuve qu’ils sont coupés des sociétés musulmanes. Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer avec une telle certitude que cette fracture générationnelle est la règle absolue ?

Prend-on le temps de considérer que les échantillons de trajectoires de départ en Syrie tels que rassemblés, notamment par le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam qu’anime Dounia Bouzar, ne prennent en compte que les familles qui ont spontanément sollicité un soutien ? Et que des autres, on ne sait rien !

Si ce n’est, bien sûr, que la posture de condamnation absolue du fils radicalisé est la seule à être politiquement dicible. Je n’ai pas eu besoin pour ma part de chercher plus loin qu’Aix-en-Provence le cas d’un père ayant suivi son fils en Syrie où il venait de mourir et s’y faire lui aussi gravement blesser !

La dépolitisation de l’autre

Les premiers jalons de ce dénigrement de la variable réactive (mais également identitaire) des acteurs de l’islam politique ne datent pas des premiers attentats parisiens. Elle est inscrite dans une longue trajectoire analytique de l’auteur de « l’islamisation de la radicalité » à qui elle a, à mon sens, coûté plusieurs contre-performances prédictives évidentes.

Dès 1992 (dans « L’échec de l’islam politique », éd. Seuil), l’auteur de « l’islamisation de la radicalité » avait cru pouvoir diagnostiquer en effet un irrésistible dépassement des islamistes littéralistes (comprenons « de la catégorie de Daech »).

S’ouvrait dès lors l’ère nouvelle du « post-islamisme ». De concert avec Gilles Kepel (qui avait lui aussi prédit peu de temps après Roy l’inexorable déclin des islamistes), il avait ensuite (en février 2011) annoncé (et argumenté : « Quand tout est religieux… plus rien n’est religieux ») le discrédit électoral, définitif cette fois, de cette génération « post-islamiste » toute entière, trop vite considérée comme étrangère à la protestation printanière « Pourquoi [les électeurs] voteraient-ils pour des gens qui n’étaient pas là pendant la révolution ? » dont il estimait de surcroît qu’ils n’étaient « pas du tout dans la contestation » !

Les scrutins égyptien et tunisien vinrent, on le sait, faire voler en éclats cette annonce imprudente – mais bien vite oubliée – d’une deuxième déroute du vieil épouvantail islamiste.

Le conflit israélo-arabe ?

Aujourd’hui, où le bât analytique blesse-t-il ? Ce n’est pas seulement la dernière vague des recrues françaises mais bien, quelle que soit leur nationalité, tous les acteurs de la « génération Al Qaeda » qui, pour Roy, ne sont pas « l’expression de la colère des musulmans face aux agressions occidentales ».

Dans l’exaspération du monde musulman à notre égard, le conflit israélo-arabe n’aurait lui-même rien à voir ! Quelle analyse autorise-t-elle ces bien curieuses certitudes ?

L’émergence du dernier avatar irakien de l’islamisme ne serait intervenue pour Roy, qui manie ici de bien discutables catégories (la marginalité de l’Irak) qu’aux seules « marges du monde musulman ». Les radicaux ne viennent pas du « cœur de la population musulmane », écrit-il, mais bien « d’une frange marginale ». Dans « En quête de l’Orient perdu » (Seuil, 2014), il dit :

« Alors que la droite comme la gauche ont voulu construire le conflit israélo-palestinien comme le cœur même de la mobilisation musulmane, les cibles, les champs de bataille, les objectifs, les zones de recrutement du radicalisme montrent que cela n’avait rien à voir. »

Dans les rangs de Daech, après avoir annoncé par deux fois leur disparition, Roy ne pouvait donc logiquement plus accepter de voir des islamistes, ni même des acteurs politiques. Il botta donc en touche en déclarant n’y voir que des « fous » à qui il ne donna… « pas un an ».

Aujourd’hui, j’ai pour ma part beaucoup de difficulté à ranger les frères Kouachi, fort construits dans l’expression de leurs motivations, dans la catégorie de simples paumés dépolitisés – et de reconnaître chez Coulibally (auteur de l’attaque contre l’Hyper Cacher) quelqu’un qui, entre autres, « ne s’intéresse[nt] pas aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine) ».

Disculper nos politiques étrangères

Si une telle hypothèse permet à Roy de demeurer cohérent avec la ligne de ses fragiles prédictions passées, elle n’apporte en fait qu’une nouvelle pierre (celle de la pathologie sociale, voire mentale) à une construction qui reproduit le même biais que l’approche culturaliste qu’elle prétend dépasser : elle déconnecte d’une façon dangereusement volontariste les théâtres politiques européen et proche-oriental.

La thèse qui disculpe nos politiques étrangères a donc tout pour séduire tant elle est agréable à entendre.

Le débat, bien sûr, dépasse le cadre dérisoire des « querelles de spécialistes ».

Concluons, sur un mode plus consensuel, par une appréciation partagée : comme Olivier Roy, je considère que le pire ennemi de Daech n’est autre que Daech. Et que la meilleure façon de l’affaiblir est de cesser de lui conférer le prestige d’ennemi mondial numéro un.

Mais le débat sur la matrice de la radicalisation – ici ou ailleurs – de l’Autre musulman demeure au cœur de la capacité que nous aurons, ou que nous n’aurons pas, en fonction des ajustements que nous apporterons ou que nous n’apporterons pas en réponse à « la vieille antienne » « tiers-mondiste », à reconstruire notre tissu national pour faire face aux échéances périlleuses qu’il va devoir surmonter.

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