L’écritoire philosophique / L’éthique et nous (III)

Photo

On se demandera, dans ce troisième et dernier article consacré au sujet indiqué dans le titre, comment il peut se faire qu’une pensée de l’éthique émerge au sein de la tradition musulmane. Le premier constat en effet est que la loi religieuse, ancrée dans le Coran et le Hadith, asphyxie toute possibilité d’éthique et que, par conséquent, cette dernière ne peut s’affirmer que contre la tradition, jamais en elle et pour elle. On comprend, à partir de là, pourquoi l’engagement éthique, tel qu’il se manifeste à partir de la pensée philosophique occidentale, provoque souvent chez le penseur de culture musulmane qui y est sensible un mouvement de retrait, voire de désaveu, à l’égard de sa propre tradition, perçue presqu’immédiatement comme le lieu d’une impasse ou d’une indigence. Sinon d’une obéissance servile à une loi que Kant appelle «extérieure», et qui est motivée par la croyance en un au-delà de châtiment et de récompense… L’antipode de l’engagement éthique !
Faut-il se fier à ce premier mouvement ? Ou ne faut-il pas plutôt soupçonner en lui une forme de précipitation dans le jugement ? On sent bien qu’il existe une certaine résistance de cette loi religieuse par rapport à l’accusation en question et que, par ailleurs, il y a une façon d’assumer cette loi, chez certains fidèles, qui ne ressortit manifestement pas du conflit avec l’éthique, mais qui semble être une autre façon de la faire exister…

Nous savons par ailleurs que le rationalisme des Lumières, qui a systématisé le soupçon à l’égard des religions révélées, n’a pas empêché, au Xxe siècle, un retour philosophique vers le judaïsme et le christianisme qui se plaçait justement sous le signe de l’éthique… Plus encore : de la priorité de l’éthique ! Nous avons évoqué, dans l’article précédent, les deux figures emblématiques de ce retour que sont Levinas et Ricœur. La question, par conséquent, est la suivante : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir, dans le cas de l’islam aussi, une reprise philosophique de la tradition qui permette de faire émerger, ou de laisser apparaître, sinon une éthique, du moins quelque chose qui en tiendrait lieu ?

Si on fait valoir que l’islam diffère des deux autres religions révélées qui le précèdent, et que cette différence peut constituer justement un obstacle au retour en question dans la mesure où la loi religieuse, la charia, est scellée d’une façon très particulière dans le texte, de toute la force de ce qui est considéré par le musulman comme une dictée, une profération divine directe, alors on devra se demander également si le lien entre profération divine et figement du texte n’est pas une invention rhétorique, ou l’argument invoqué par les «ulémas» pour se transformer en gardiens d’un texte fermé… Car l’idée d’une profération divine pourrait aussi bien inviter le lecteur du texte à viser un horizon allégorique et ouvert au sens de chaque parole inscrite, surtout si celle-ci se présente sous la forme d’une mesure législatrice particulière…

On comprend la réaction théologique face à une entreprise comme celle des mutazilites, qui tendait à faire basculer le texte dans la logique d’un discours entièrement réductible aux exigences de la raison humaine. Il s’agissait alors, justement, de rappeler que ces paroles comportaient une dimension qui les rendait rebelles à cette réduction. Mais une fois ce rappel effectué, il ne s’agit plus de rester arc-bouté sur la même position : il s’agit de se souvenir que cette même dimension qui a été invoquée contre les rationalistes commande d’abord d’engager une lecture «extatique», une lecture qui transcende les contextes particuliers de l’existence terrestre.

L’action d’un retour philosophique vers le texte, qui en traverse le sens littéral en quête, non pas d’une éthique, mais d’une justice, est un moment marquant de l’histoire de la philosophie arabe. Le thème de la justice, on le sait, est un thème central de la pensée platonicienne, et plus particulièrement de sa conception de la «cité idéale». C’est ce thème qui est repris par Farabi et appliqué à la cité idéale islamique… Mais, dans son sens grec et platonicien, la justice (diké) renvoie moins à une caractérisation des relations interpersonnelles qu’à l’idée de l’ordre, du bon ordre. La justice s’oppose chez les anciens Grecs à la violence de l’hybris, laquelle est transgression de l’ordre cosmique voulu par les dieux…

L’écart est donc aggravé par rapport au thème de l’éthique. Pourtant l’expérience demeure intéressante, quand Farabi utilise la notion de «jâhiliyya». Car c’est cette notion qui fait la jonction entre Philosophie et Révélation : toutes les deux cherchent à dépasser cet état d’ignorance que désigne le mot «jâhiliyya». Le travail de la dialectique engagé par le philosophe, ou le gouvernant-philosophe, mène au même résultat que la fulgurance de la révélation telle que vécue par le prophète… Farabi ajouterait volontiers qu’elle offre en plus une garantie contre le retour malencontreux de la jâhiliyya. Quoi qu’il en soit, le mouvement ascensionnel de la dialectique mène à la même vérité que celle qui descend sur le prophète. Elles sont en un sens interchangeables.

Cette expérience est intéressante parce que qui dit dialectique dit dialogue. Donc rencontre avec un être autre que soi. L’ascension vers la vérité (de la justice) est donc au prix de cette épreuve de l’autre et de sa différence… Malheureusement, une telle expérience ne satisfait pas tout à fait le fidèle monothéiste, pour qui manque la transcendance de l’Autre. De sorte que lorsque Ghazali parle plus tard d’une vérité dont il est frappé au cœur, il est assez évident que cette vérité n’est pas et ne peut pas être convertie en une vérité qu’un processus dialectique pourrait restituer. La donne est bouleversée.

L’autre homme n’a pas disparu mais son existence ne prend sens et consistance qu’à l’intérieur de cette rencontre première avec l’Autre, avec Dieu. De quelle façon ? En tant que «co-dépositaire» d’une alliance, ou d’un contrat… La question éthique surgit ici, parce que le sens du contrat qui nous lie et le sens du respect de ce contrat ne se laissent pas comprendre en dehors de cette sphère de l’éthique. Et ce indépendamment même du contenu du contrat. Du reste, le contenu de ce contrat ne prend sens qu’à partir de l’acte d’engagement qui célèbre et répète le moment inaugural du contrat…

S’il devait cependant y avoir une spécificité musulmane dans cette forme d’éthique liée à un contrat non écrit, implicite et qui porte, non sur telle ou telle action au sein de l’existence mais sur la totalité de cette existence, alors il faudrait la rattacher à l’émergence d’une communauté linguistique, en ce sens que la coappartenance à l’espace spirituel du contrat est aussi la coappartenance à une langue dans l’élément de laquelle le contrat prend sens et par quoi elle se trouve elle-même déterminée au plus profond de son essence.

Cette spécificité marque un second visage de l’éthique en islam : elle suppose un «nous» et un «eux» où la frontière entre les deux est linguistique. Le «eux» qui se trouve au-delà de la frontière de la langue n’est pas celui qu’il s’agit de convertir, ou à qui il s’agit de faire la guerre: ce sens est un effondrement du sens ! Le «eux» désigne l’altérité du «co-dépositaire» du contrat dont l’approche la plus juste ne peut se réaliser que dans le choc de sa différence, à partir du «nous» d’une communauté linguistique, dont la langue laisse résonner en elle l’écho du contrat premier… Nous y reviendrons !

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات