Quinze ans après: la révolution confisquée par les gardiens de l’ordre

Une lecture polémique, inspirée de Bourdieu, pour comprendre comment la promesse de 2011 s’est diluée dans les routines bureaucratiques et les reconversions de capitaux.

L’illusion commémorative

Quinze ans plus tard, nous sommes en train d’applaudir l’« anniversaire » comme on applaudit un spectacle où la fin est connue. Or, parler d’« anniversaire » désactive la bataille du sens: on remplace la conflictualité par la cérémonie, la critique par le folklore. Dans le langage de Bourdieu, c’est une magie sociale: on convertit un moment de subversion en capital symbolique pour ceux qui tiennent aujourd’hui le micro, la caméra et le tampon. Les mêmes qui n’ont cessé, depuis 2011, de transformer la promesse collective en routine administrative.

Qui parle au nom du peuple ?

La question n’est pas « que reste-t-il de la révolution », mais qui a le droit de dire ce qu’elle veut dire. Les courtiers de la respectabilité — corporations, experts, notables syndicaux, éditorialistes — ont fait ce qu’ils savent faire: traduire la colère en procédures qu’ils contrôlent. Ils prétendent porter le souffle de la rue, mais exigent que la rue se taise dès qu’elle réclame des comptes. Leur talent? La reconversion de capitaux : prendre l’énergie de l’événement et la monétiser en positions, en sièges, en rentes.

La revanche des habitus

On nous accuse d’impatience, comme si la dignité pouvait attendre dans une file d’attente. Bourdieu l’aurait dit frontalement: les habitus formés à l’école de l’obéissance ont repris la main parce que la hystérèse joue contre les dominés: le monde a changé trop vite pour des institutions qui n’ont pas changé du tout.

Les périphéries trahies

On sait d’où est partie l’étincelle, mais on feint d’oublier où elle devait brûler: les régions intérieures, les travailleurs invisibles, les diplômés condamnés au chômage, les petits indépendants étranglés par la paperasse et l’insécurité sociale.

La morale de la transition

On appelle cela transition démocratique. On devrait dire disciplinarisation. Sous le vernis des bonnes pratiques, l’obsession de la stabilité a servi de prétexte pour domestiquer les attentes: réduire la révolution à un calendrier électoral, puis réduire l’élection à un rite qui blanchit le statu quo.

Médias : le marché de l’indignation express

Le numérique a donné l’illusion d’une parole libérée. En réalité, nous avons créé un marché d’audience où la colère se vend en formats courts et s’oublie au rythme des tendances.

L’État profond de surface

On nous répète que l’État est le problème et la solution. Faux dilemme. L’État tunisien n’a pas disparu: il s’est refait une beauté. La puissance des tampons — règlements, circulaires, délais — a survécu à toutes les alternances.

Contre-révolution par reconversion

La contre-révolution n’est pas une date: c’est une technique. Elle opère par reconversions: anciens insiders devenus entrepreneurs d’influence, nouveaux élus devenus gardiens des rentes.

Ce qu’il faut faire — et dire

La révolution ne demande pas des commémorations; elle exige des dispositifs : transparence radicale des marchés publics, protection robuste des lanceurs d’alerte, budgets territorialisés lisibles, services de base traités comme droits et non comme faveurs.

Une phrase pour l’heure

Tant que le pouvoir des tampons l’emportera sur le pouvoir des mots, nous fêterons des dates et perdrons des vies.

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