Il est généralement admis que la Tunisie compte à peine 1 à 2 psychiatres pour 100 000 habitants. Ce chiffre, déjà préoccupant en soi, devient révélateur lorsqu’on observe la facilité avec laquelle des notions relevant de l’hyper-spécialité clinique sont aujourd’hui jetées sur les plateaux télévisés, puis recyclées dans la conversation ordinaire. A supposer qu’un dixième seulement de ces spécialistes ait suivi, compris et pu évaluer sérieusement l’émission de Sami Fehri (d'il y qlq années) consacrée au ''Pervers Narcissique'', cela représenterait une poignée de personnes; quelques dizaines tout au plus, face à un public 12 millions.
Le problème n’est pas que l’on parle de psychologie à la télévision. Il est de parler de pathologies complexes comme on parlerait de météo ou de football. Le ''Pervers Narcissique'' n’est ni un qualificatif moral, ni une catégorie de sens commun ; c’est un objet clinique débattu, controversé, incertain, et manié avec une extrême prudence par ceux-là mêmes qui sont formés pour cela. En l’exposant sans cadre pédagogique, sans avertissement, sans distinction entre conflit relationnel et trouble psychopathologique, l’émission de Sami Fehri n’a pas vulgarisé un savoir, elle a armé le public d’un mot-massue.
Depuis, l’étiquette circule. Elle est alors devenue facile, rapide, presque jouissive à prononcer. Dans un couple, au travail, en famille, le désaccord ne se discute plus; il se diagnostique. L’autre n’a plus tort, il est malade. Et une fois pathologisé, il devient légitime de s’en débarrasser. La rupture, l’exclusion, la disqualification morale prennent alors l’apparence de décisions rationnelles, presque thérapeutiques. Le langage clinique, vidé de sa rigueur, se transforme en instrument de domination symbolique.
Ce mécanisme n’est pas propre à la psychologie. On le retrouve dans d’autres domaines, exposés de la même manière au spectacle médiatique. L’invitation répétée, par Borhen Bsaies, d’un chiite tunisien vivant en Irak illustre la même dérive. Des questions théologiques, historiques et géopolitiques d’une extrême complexité y sont abordées sans aucune médiation savante, comme s’il suffisait d’avoir une opinion pour produire du savoir. Le résultat est prévisible. C'est une confusion doctrinale, polarisation émotionnelle et certitude infondée chez le public d’avoir ''compris''.
Ce qui frappe, c’est le contraste avec d’autres sociétés comparables, où une certaine retenue persiste. On peut avoir un avis, certes, mais on hésite à le formuler comme un diagnostic, un verdict ou une vérité définitive. En Tunisie, au contraire, le spécialiste est convoqué comme figure d’autorité… précisément pour justifier son effacement. Son langage est repris, simplifié, puis utilisé sans lui, contre autrui.
La conséquence est grave. Le conflit social et interpersonnel, pourtant normal et structurant, est de plus en plus médicalisé. On ne cherche plus à comprendre, à négocier ou à supporter la divergence ; on la neutralise en la déclarant pathologique. Ce réflexe appauvrit le lien social, banalise la souffrance psychique réelle et décrédibilise le savoir scientifique qu’il prétend mobiliser.
Il ne s’agit pas de censurer les médias, ni de sacraliser l’expertise. Il s’agit de rappeler une évidence; c'est que tout savoir n’est pas immédiatement partageable sans déformation. Vulgariser sans pédagogie, c’est produire de la violence symbolique. Et lorsque la télévision transforme des concepts savants en armes du quotidien, ce ne sont pas seulement les mots qui se vident de leur sens, mais c’est notre capacité collective à vivre le désaccord qui s’effondre.