De la poétique de l’espace et des hétérotopies au « rêvoir » toxique

L’idée, ici, serait de faire consonner les bien connus textes de Foucault où il évoque les hétérotopies avec l’essai de Gaston Bachelard intitulé La poétique de l’espace (1974), un rapprochement qui, à ma connaissance, n’a pas été fréquemment opéré jusqu’alors – mais je peux me tromper. Ces textes n’ont pas tout à fait le même statut – celui de Bachelard est un classique, ce qui le dote automatiquement d’une valeur d’ancienneté, une notion que j’emprunte à Aloïs Riegl pour me mettre bien avec ceux qui font dans l’architecture et le patrimoine. Mais, dans certaines parties du livre, ce classique apparaît un peu désuet ce qui pourrait nous entraîner du côté d’une réflexion sur la relation existant entre valeur d’ancienneté et coup de vieux... Mais ce n’est pas le lieu.

Les textes de Foucault, eux, relèvent du paradigme vague de la « boîte à outils » – tout le monde est invité à s’en servir et les différents usagers des sciences humaines ne se le sont pas fait dire deux fois – toutes les disciplines ou presque ont fait leur miel de la notion d’hétérotopie depuis que Foucault l’a mise sur le marché des idées, et ici, donc, ce qui prévaut, ce n’est pas la valeur d’ancienneté mais la valeur d’usage. Du coup, ce motif est devenu au fil du temps un peu galvaudé – l’hétérotopie, comme la pile Wonder, ne s’use que si l’on s’en sert, mais comme on s’en est vraiment beaucoup servi, la voici un peu usée.

Le rapprochement que je veux esquisser aura donc pour fonction de la relancer un peu en passant par Bachelard et, dans le prolongement de cette opération, de déboucher sur la présentation d’un nouveau concept, celui de rêvoir, en relation avec une recherche que j’ai conduite récemment autour de ce que j’appelle le cinéma colonial et qui a donné lieu à la publication d’un livre aux Éditions Eterotopia.

Dans son essai, Bachelard part de l’image poétique, surgie de l’imagination, distincte à tous égards de la pensée, et qu’il associe à la rêverie, elle-même distincte du rêve. L’image poétique est un intensificateur, elle tonifie la vie, dit Bachelard. Ce qui va nous rapprocher subrepticement du Foucault des hétérotopies, à partir de ces prémisses, c’est l’association de ces images à l’espace. « Nous voulons examiner des images bien simples, les images de l’espace heureux. Nos enquêtes mériteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie », écrit Bachelard. Il poursuit en évoquant « l’espace saisi par l’imagination » et, déjà, nous sommes dans un certain domaine de proximité avec les espaces-autres de Foucault, c’est-à-dire les hétérotopies. Et bientôt, la proximité se précise : ces espaces vécus, investis par l’imagination et qui, à ce titre, attirent ou, inversement repoussent, ce seront, par exemple, dit Bachelard, les refuges, les abris occasionnels ou bien dans l’espace domestique, les tiroirs, les coffres, les armoires – et ici, l’on se trouve dans un registre d’images très proche de celui que mobilise Foucault lorsqu’il parle des hétérotopies.

Ce que l’essai de Bachelard et les textes de Foucault sur les hétérotopies ont en commun est une revalorisation de l’imagination et de la rêverie en opposition avec la pensée au sens analytique ou spéculatif du terme. L’imagination se fixe sur des objets qui ouvrent des lignes de fuite hors de la réalité. Ces objets, situés dans l’espace, deviennent des intensificateurs de la réalité et ils consacrent, dans la perspective des deux auteurs, la prééminence de la spatialité sur la temporalité. Ils placent la perception de la réalité sous le signe de la différence ou du devenir-autre, rêvés. S’ils offrent des protections ou constituent des abris, comme la cabane ou le refuge, ceux-ci sont avant tout rêvés.

Mais la rêverie, ici, n’est pas fuite hors de la réalité, plutôt augmentation de celle-ci, dès lors qu’elle est placée sous le signe de la possibilité de s’évader hors du champ de la pure nécessité, des routines, de l’ordinaire et du quotidien. Aussi bien Bachelard que Foucault identifient ici un paradoxe : le grenier, la mansarde, la cabane (etc.) qui abritent les jeux de l’enfance découpent un espace d’intimité et celui-ci est bien une sorte de matrice. Mais ce lieu où l’on se blottit, ce nid, est un tremplin pour l’imagination, c’est-à-dire la production d’images qui entraînent le sujet hors de lui-même et l’aident à se défamiliariser d’avec le réel entendu dans le sens de ce qui impose ses conditions, ses routines, sans alternative. Bachelard cite un écrivain un peu oublié aujourd’hui et qu’il tient en grande estime, Henri Bosco, disant : « Quand l’abri est sûr, la tempête est bonne », une réflexion qu’il ne faut pas seulement entendre à la manière de Lucrèce - le spectateur du naufrage éprouvant la satisfaction voire le plaisir de se sentir en sécurité sur la terre ferme, sur le promontoire d’où le désastre est spectacle - mais aussi dans ce sens : la sûreté de l’abri est ce qui nous permet de nous projeter, en imagination, du côté de la tempête et, qui sait, d’enchaîner sur un récit – il faut bien que l’abri soit sûr, la table solidement posée sur la terre ferme, dans le cabinet de travail, pour que s’écrive Moby Dick et que l’imagination du poète s’empare jusqu’au bout de la folie d’Achab…

Bachelard comme Foucault sont attachés, dans ces textes, à faire émerger les puissances poétiques cachées d’objets ordinaires, des puissances refoulées, écrasées par l’usage. Il faut, écrit Bachelard, « reconnaître l’importance des choses insignifiantes » et Foucault, de son côté, remarque que des objets aussi courants que le lit, le navire... peuvent, dans des circonstances données se métamorphoser en puissants « rêvoirs » – ce néologisme ne fait pas partie de son vocabulaire, je vais revenir tout de suite sur le sens que je lui donne dans ce contexte.

Bachelard fait signe en direction de Foucault lorsqu’il met en évidence la puissance imageante de certains objets, mais il fraie également la voie à Deleuze et Guattari lorsqu’il oppose l’image, associée à la rêverie, à la métaphore qu’il définit comme une fausse image, de la pensée plaquée sur une image. Il fait signe en direction de Deleuze et Guattari lorsqu’il tient à marquer avec insistance l’opposition entre la rêverie imageante et le rêve tel que l’approche la psychanalyse, avec sa batterie de symboles sexuels plus ou moins pesants – la clé, la serrure, etc.

Plus on avance dans la lecture du livre de Bachelard, et plus on tombe sur des objets-images que l’on pourrait définir sans abus comme des hétérotopies, selon l’acception foucaldienne du terme – le nid, la coquille, le recoin, la miniature comme « jardin du minuscule » (Foucault mentionne les jardins dans son inventaire non-exhaustif des hétérotopies), la forêt, le désert…

Ce qui ferait peut-être la différence, c’est que la recherche de Bachelard est tournée vers la consonance de l’intime et de la cosmicité – comment un objet, infime comme il est, peut nous conduire, par le biais de l’imagination, de la rêverie, vers l’immensité (l’infini) du monde... Foucault se laisse aussi dériver au fil d’une rêverie sur les objets entendus comme images (ses textes sur les hétérotopies sont intimement rêveurs, placés sous le signe des libres associations, par contraste avec ceux qui ont fait son renom et qui seraient plutôt d’une rigueur et d’une sobriété tout à fait janséniste), mais l’accent est constamment porté sur l’association entre la puissance imageante de certains objets ou topoi et la différence : les hétérotopies comme espaces-autres. La rêverie indissociable de l’altérité ou bien encore le jeu des oppositions comme pré-condition de la pensée. Les espaces-autres laissent entrevoir d’autres possibles. Bachelard met en avant les puissances de l’imagination, Foucault est habité par l’évidence selon laquelle les choses pourraient être autres, et même radicalement autres que ce qu’elles sont. À chacun son problème ou son dada, ainsi va la philosophie vivante.

Ce qui me semble en tout cas établir un lien solide entre eux, ici, c’est le motif de la rêverie. La rêverie toujours heureuse, dans le cas de Bachelard, associée à l’altérité généralement entendue dans un sens positif, stimulant, dans le corpus hétérotopique de Foucault. Ce que je voudrais brièvement évoquer maintenant, c’est un cas où la rêverie, associée aux images, associée au déplacement, comme dans les hétérotopies foucaldiennes, n’est pas forcément heureuse ou, en tout cas, si elle l’est, c’est sur un mode toxique et repoussant. Je veux parler de la colonie comme rêvoir, un motif sur lequel je me suis penché récemment, donc, en travaillant sur le cinéma colonial.

Ce que montre le cinéma colonial, c’est qu’on manque quelque chose d’essentiel en terme de compréhension synthétique de ce que fut la colonisation européenne et de ce qui s’en est stratifié dans notre histoire et mémoire collective si l’on ne saisit pas à quel point celle-ci fut et dans une certaine mesure persiste à être un inépuisable rêvoir, une machine à rêver (comme on parle d’une machine à laver), au sens de la rêverie bachelardienne, donc une inépuisable réserve d’images et de flâneries imaginaires et, par conséquent le milieu d’une poétique obscène – la colonisation étant par définition obscène et criminelle.

La colonie est un rêvoir inépuisable parce qu’elle est une gigantesque hétérotopie, d’une infinie diversité, mais où s’identifient aisément, à travers le cinéma qui en fixe l’imaginaire, généralement a posteriori, et cette rêverie d’ailleurs qui colonise les cerveaux blancs se fixe en tout premier lieu spatialement : le film colonial n’est pas en premier lieu idéologique, c’est-à-dire porté à vanter les bienfaits de la colonisation des peuples sauvages, c’est tout d’abord un film d’espaces et de paysages. Ces paysages sont placés sous le signe de l’altérité radicale – savanes, jungles, montagnes d’une inquiétante étrangeté, déserts, etc. Ces paysages eux-mêmes sont peuplés d’espèces exotiques à la fois animales et humaines fascinantes et terribles, à l’égard desquelles le Blanc entretient un rapport parfaitement ambivalent. La colonie est le parfait rêvoir pour le Blanc qui s’y trouve métamorphosé dès qu’il s’y transporte pour revêtir le casque colonial et la tenue de brousse – le tout-autre en termes de spatialité, de mode de vie, de mœurs, de formes d’organisation sociale, de normes morales, etc. C’est un peu comme le Japon selon Lévi-Strauss – on y fait tout à l’envers. Et ces inversions qui vont bien sûr jusqu’au pire puisque le crime de masse (les massacres coloniaux) peut y être vécu et raconté comme œuvre de civilisation, elles tendent à émanciper le rêveur colonial de la réalité grise, disciplinaire, corsetée dans laquelle il a grandi en Europe... c’est le paradigme du Cœur des ténèbres et cela ne peut donc trouver sa pleine expansion qu’au fond de la jungle…

Le cinéma colonial est le conservatoire ornemental, faussement candide, à ce titre, des puissances oniriques et poétiques de la colonisation – de la colonie tout court. En effet, le paradoxe est que ce cinéma de divertissement, destiné au grand public, cinéma d’aventures exotiques et d’amours torrides entre stars blanches, mais dont la toile de fond est irréductiblement un révisionnisme historique et anthropologique radical (raconter l’histoire de la colonisation à l’envers), le paradoxe est donc que ce cinéma colonial a connu son âge d’or, dans la sphère hollywoodienne notamment, durant la séquence de la décolonisation, après la Seconde guerre mondiale. La colonie, comme inépuisable rêvoir blanc, associée aux espaces et aux espèces humaines et animales exotiques et colorées, devient patrimoine onirique pour les temps et les temps, sous des formes ouvertes ou subreptices, dans le temps même du démantèlement des empires coloniaux - un processus qui, comme vous le savez, fut tout sauf un dîner de gala. Et la chose intéressante, c’est que ce fut alors pour l’essentiel (mais pas exclusivement) au prix d’un déplacement et d’une reprise, d’une relance, d’une OPA d’Hollywood sur ce patrimoine abject que cette innommable métamorphose de la colonisation en rêve (plutôt qu’en mémoire coupable ou endeuillée) put se produire, via le cinéma de divertissement, via les industries culturelles... Tout se passant comme si, dès lors que l’on bascule du côté des loisirs et du divertissement, tout devenait possible et permis en termes de travestissement du réel échu, du passé historique, de la colonie comme « monde » – l’inversion (et pas seulement la déformation) de la réalité devenant, dans cette forme du récit, la norme.

C’est ici donc qu’il nous faut rompre avec la poétique heureuse de l’espace à la Bachelard (sans doute le dernier des penseurs heureux dans le champ de la philosophie française) et, aussi bien, avec le ton généralement allègre des textes de Foucault sur les hétérotopies. C’est qu’on voit bien, dès qu’on passe du côté du colonial, que les espaces-autres tendent à devenir infâmes, des porcheries mentales et des banques d’images en Technicolor dans lesquelles les bains de sang se transforment magiquement en faits d’armes héroïques et en œuvre civilisatrice.

Et c’est ce qu’il faut bien opposer ici à l’innocence rêveuse et poétique de Bachelard : tous les rêvoirs de l’homme blanc ne sont pas bons à prendre, notamment quand ils sont associés à des espaces de conquête – ici la formidable expansion européenne au temps de la formation des empires coloniaux. Et le pire, qu’expose en pleine lumière le film colonial, c’est la parfaite imbrication de l’innocence à l’ornemental : somptuosité des paysages et grands espaces exotiques, beauté des corps primitifs, splendeur des couchers de soleil sur le désert, mystère des cris des bêtes sauvages et, au milieu de tout ça, intensité dramatique des aventures où nous entraînent Clark Gable et Deborah Kerr, Gary Cooper et Lauren Bacall (etc.) – toutes les célébrités d’Hollywood y passent ou presque... Faites-en l’expérience : le sémillant Rock Hudson, sanglé dans son rutilant uniforme rouge de l’Armée des Indes, veillant aux avant-postes de la civilisation occidentale, là où celle-ci se sépare de la barbarie islamique (aux confins de l’Inde et de l’Afghanistan, sur les cartes mentales de l’époque), ce Rock Hudson en jette encore, aujourd’hui, aussi infâme que soit le rêvoir colonial dans lequel il nous entraîne…

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