Le pays des ombres et des courageux

Il est des contextes où le pays semble avancer comme à pas feutrés vers une vérité que chacun pressent mais que peu osent nommer; une rupture silencieuse entre une autorité qui se veut providentielle et une société qui, sous le poids des déceptions accumulées, se replie sur elle-même.

Cette rupture se lit dans les regards fatigués, dans l’érosion du débat public et dans la lassitude civique qui a remplacé l’élan de 2019. Ce qui fut un immense acte de confiance envers Kaïs Saied s’est mué en une forme de désaffection, presque pudique, mais lourde de sens. Ce glissement n’est pas un simple caprice de l’opinion; il traduit, de manière cumulative, la dégradation progressive d’un contrat de légitimité qui n’a pas su se renouveler. La déconvenue du peuple, rarement formulée autrement qu’à demi-mots, en dit plus long que bien des discours.

Car la légitimité n’est pas un état figé, mais un processus continu; elle se cultive, se régénère et se nourrit d’écoute, de résultats tangibles et d’un respect non feint des contre-pouvoirs. Lorsqu’elle s’effrite, c’est tout le socle du projet politique qui vacille. L’État peut bien multiplier, à grands renforts de déclarations martiales, les récits d’exceptionnalité, rien ne comble la distance devenue béante entre le discours officiel et la réalité vécue.

Cette réalité politique, quant à elle, ne se laisse pas dompter par la rhétorique: chômage massif, inflation corrosive, sentiment d’humiliation administrative, impression d’injustice, etc... Et lorsque la parole publique se transforme en instrument d’intimidation plutôt qu’en espace de construction, la société se retire, observe, puis cesse d’y croire. Il serait judicieux d’y voir non une digression politique mais le symptôme profond d’un choix cornélien imposé au citoyen; se résigner ou résister.

C’est dans cette brèche que se glisse une autre dynamique, moins visible mais plus authentique: celle d’une résistance civile diffuse, polymorphe et créative. Elle n’a ni chef unique ni bannière hégémonique, mais elle respire dans les syndicats qui reprennent leur rôle historique de contre-pouvoir, dans les associations qui réactivent leur vigilance et dans les collectifs qui investissent le numérique comme nouvelle agora.

Cette opposition recomposée se place souvent en porte-à-faux par rapport au récit officiel, précisément parce qu’elle demeure antinomique à toute forme de verticalité absolue. En s’organisant par-delà les contingences partisanes, elle révèle une maturité nouvelle: celle d’une population qui comprend enfin que la démocratie exige une abnégation constante et une vigilance à bon escient.

Dans le même temps, les injustices criantes, les procès expéditifs, les arrestations arbitraires, les intimidations judiciaires, viennent rappeler que l’État de droit, en temps de crise, devient souvent l’angle mort du pouvoir. Les affaires qui ont visé Ayachi Hammami, Ahmed Souab, Ahmed Néjib Chebbi, Chaima Aïssa, Rached Ghannouchi et d’autres, ne relèvent pas d’une simple digression judiciaire. Elles étayent, hélas, l’idée d’une justice utilisée comme levier politique, où la critique devient offense et où le droit se plie à des logiques circonstancielles.

Cette dynamique, à rebours du bon sens institutionnel, produit à long terme un effet corrosif sur la confiance collective et installe l’habitude dangereuse d’une exception répétée en toute démesure.

À cela s’ajoute le rôle nauséabond de la machine propagandiste pro-pouvoir. Une toile d’influence tissée par une pseudo-élite opportuniste, dont la vocation n’est ni de comprendre ni de convaincre, mais de saturer l’espace numérique par l’attaque, la diffamation, la calomnie et l’intimidation. Sur les réseaux sociaux, devenus champ de bataille, ces relais serviles agissent comme une police politique informelle; ils fabriquent des récits mensongers, déshumanisent les voix dissidentes, manipulent l’opinion par le soupçon et l’injure. Leur objectif n’est pas de défendre une vision, mais d’abolir la possibilité même du débat; un procédé qui, là encore, s’inscrit à rebours du bon sens démocratique et fragilise davantage un espace public déjà étouffé.

Et puis il y a l’économie, ce champ de bataille sur lequel le pouvoir aime à proclamer une "guerre de libération". Les slogans promettent croissance, stabilité, baisse de l’inflation, reconquête de la souveraineté économique. Pourtant, derrière la rhétorique martiale, les contraintes structurelles demeurent implacables: finances publiques exsangues, investissement en chute, productivité stagnante, fuite des talents, dépendance extérieure accrue.

L’ambition peut être noble, mais sans réformes structurelles et sans climat de confiance, elle demeure en contradiction flagrante avec la réalité économique. Une stratégie mal calibrée, qui tourne à l’opposé des résultats attendus.

Il ne s’agit pas ici de nier les défis que la Tunisie affronte, ni de minimiser la complexité des solutions à mettre en œuvre. Mais gouverner, c’est accepter la réalité, non la travestir. C’est fabriquer du possible, non de l’incantation. Le décalage entre la parole et le vécu n’est plus une simple dissonance; il devient un gouffre. Et dans ce gouffre se perdent les illusions d’un renouveau politique qui avait suscité tant d’espoir.

La Tunisie ne manque ni d’intelligence collective, ni d’énergie citoyenne, ni de forces vives. Ce qui lui manque, c’est une parole politique capable d’embrasser la complexité sans se réfugier dans la verticalité. Une gouvernance qui considère la critique comme une richesse et non comme une menace. Une vision qui replace l’humain, ses douleurs, ses aspirations, ses peurs et ses colères, au centre du projet national. Car c’est là que tout se joue: dans cette capacité à entendre ce que le pays murmure lorsqu’il ne parle plus. Dans ce silence inquiet qui, parfois, en dit plus long que les slogans les plus tonitruants.

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