De la pensée à la raison: l’impasse des débats idéologiques

Penser n’est pas raisonner. L’un relève de la respiration intérieure, d’un mouvement intime où les idées se forment et s’entrechoquent; l’autre exige une discipline, une architecture, une méthode pour ne pas laisser ces idées se perdre dans les sables mouvants des impressions et des illusions.

On peut penser avec éclat, avec élégance, avec souffle même, et pourtant mal raisonner. C’est le paradoxe des grands esprits; leur intelligence peut être vaste, mais leur capacité à organiser cette intelligence, à en faire un outil rigoureux, peut parfois s’effriter sous le poids des affects, des certitudes ou des mythologies personnelles.

Ce paradoxe prend une texture presque palpable dans le paysage intellectuel tunisien contemporain, où la pensée abonde mais où la raison peine à trouver un sol stable. Depuis des décennies, certains intellectuels, souvent brillants, souvent sincères, tournent en rond dans les mêmes carrefours conceptuels: islam et modernité, conservatisme et émancipation, authenticité et aliénation, patriotisme et soumission.

Ces thèmes, certes légitimes, sont devenus des refuges commodes, des sentiers battus que l’on emprunte pour ne pas avoir à affronter les problèmes plus rugueux, plus concrets, plus décisifs: l’économie politique, la justice sociale, la technologie, la gouvernance, les transformations culturelles réelles de la société, etc.

Ce n’est pas qu’ils manquent d’intelligence; loin de là. C’est plutôt qu’ils confondent la pensée comme geste philosophique et esthétique, et la raison comme instrument de lucidité. La pensée peut séduire, charmer, impressionner par la profondeur des références ou la beauté du style. Mais raisonner implique de descendre du promontoire conceptuel, de confronter la thèse à son contraire, de démonter les mécanismes du réel plutôt que de les recouvrir d’un voile idéologique. Et c’est ici que les limites apparaissent. Car l’idéologie, dans ces débats sans fin, sert trop souvent de béquille; elle dispense de faire l’effort de la complexité. Il suffit de convoquer l’identité, l’authenticité ou la modernité pour éviter de raisonner sur des sujets exigeants, empiriques et résistants à la rhétorique.

Plus profondément encore, l’idéologique a longtemps occupé, vampirisé même, le débat public tunisien et arabe. Il a imposé une sorte de grille de lecture prête-à-penser qui fonctionne comme un filtre rigide; tout doit passer par lui, et rien ne doit l’interroger. On n’analyse plus la pauvreté, on analyse le modèle civilisationnel. On ne questionne plus les politiques publiques, on oppose l’authentique au "déraciné". On ne discute plus la qualité de l’éducation, on disserte sur la bataille culturelle.

Cette inflation de concepts abstraits, ce recours compulsif aux grandes oppositions idéologiques, a eu un effet anesthésiant; il a créé l’illusion du débat alors qu’il n’y avait qu’une répétition de dogmes et des incantations en circuit fermé. L’idéologie, au lieu d’être un outil de compréhension, s’est transformée en écran de fumée et en chambre d’écho qui tourne à vide.

Le phénomène ne concerne pas que la Tunisie. Dans l’espace arabe, une grande partie de la production intellectuelle flotte dans les mêmes eaux tièdes. On débat inlassablement du rapport au sacré, du rapport à l’Occident, de la tension entre tradition et ouverture, comme si l’histoire s’était arrêtée sur ce triptyque. On croit penser, mais on ressasse. On croit raisonner, mais on recycle. Cela produit de magnifiques envolées, de belles tribunes, parfois même de nobles indignations, mais rarement une pensée opératoire, capable d’outiller la société pour ses défis réels.

La frontière alors entre patriotisme et larbinisme fournit un exemple plus révélateur. Au lieu d’examiner froidement les politiques publiques, les stratégies économiques, les alliances diplomatiques ou les modèles institutionnels, certains se contentent de distribuer des brevets de loyauté ou des étiquettes d’aliénation. Le patriotisme devient une posture revendiquée à la virgule près, tandis que le larbinisme, opportuniste ou gratuit et fantasmé, devient une accusation pavlovienne. Tout se joue dans les symboles, presque rien dans l’analyse. Or raisonner, véritablement raisonner, c’est précisément échapper à cette logique des camps, refuser que les émotions remplacent les arguments et exiger que les mots s’inclinent devant les faits.

Ainsi, penser sans raisonner devient une forme d’esthétisme politique; in parle fort, on parle juste parfois, mais on ne parle pas utile. La société cependant a besoin d’analystes qui éclairent, pas d’orateurs qui brillent. Elle a besoin de diagnostics, pas de duel d’identités. Elle a besoin d’intellectuels qui osent descendre dans le laboratoire du réel; le réel qui résiste, qui contredit, qui oblige à revoir ses certitudes, et non de chroniqueurs perpétuels des mêmes débats civilisationnels.

En fin de compte, ce n’est pas la pensée qui nous manque mais l’art de raisonner. Non pas raisonner au sens froid, technocratique, mais raisonner au sens noble; articuler les idées, vérifier les hypothèses, mettre à l’épreuve ses propres convictions. La grandeur intellectuelle ne réside pas dans la hauteur du discours, mais dans la rigueur de la démarche. Et entre penser et raisonner, il y a la même différence qu’entre contempler un paysage et en tracer la carte; dans un cas, on admire, dans l’autre, on comprend et on avance.

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