Presse publique ou presse gouvernementale ?

Parmi les fonctions qu’il est possible de reconnaître à la presse de service public, il y a celle qui consiste à accompagner la vie littéraire et intellectuelle. Ce qui signifie : saluer ce qui doit l’être dans ce qui se publie et critiquer également ce qui voudrait s’attribuer un mérite qui ne lui revient pas. C’est la condition pour qu’une production réellement de qualité s’impose dans le paysage culturel du pays et que, à son tour, cette production agisse sur le goût du public et sur ses capacités à distinguer le bon du médiocre.

Le service public est en effet ce qui garantit au critique les conditions de l’indépendance dans l’accomplissement de son travail, tout en le rappelant à son devoir de ne pas se contenter de faire valoir ses appréciations subjectives, mais de toujours viser ce qui est de nature à enrichir le patrimoine linguistique et intellectuel commun.

En France, à l’époque de Molière, la personne du roi pesait de tout son poids pour faire sortir du lot les œuvres dont la qualité exceptionnelle les rendait aptes à servir de modèle à la société : il assistait en personne aux pièces s’il s’agissait de théâtre. Avec l’arrivée du roman, et l’éclipse du roi suite à la Révolution, la situation a changé. Mais demeuraient malgré tout certaines figures qui assumaient, en quelque sorte, l’ancienne fonction royale.

Elles avaient pour cela une autorité que leur conféraient leur honnêteté et leur connaissance approfondie de la chose littéraire. Et c’est la presse publique qui se chargeait alors de veiller à ce qu’un écho soit donné au jugement impartial de ces personnes éminentes. Ce qui, bien sûr, n’excluait pas des dérapages, quand le « roi » de la fonction royale se muait en tyran. Mais, dans l’ensemble, le pays se trouvait doté d’une véritable instance capable de faire le tri dans le flot de tout ce qui se publiait, et de ne pas laisser la médiocrité prendre le dessus par des moyens détournés.

Chez nous, quelque chose d’analogue a existé. Au lendemain de l’indépendance, et avec la généralisation de la scolarité, il s’agissait de faire en sorte que le peuple s’approprie les ressources de la langue, ou plutôt de deux langues, puisque s’ajoutait à la langue arabe le « butin de guerre » de la langue française, pour reprendre le terme utilisé par l’écrivain algérien Kateb Yacine. Et, bien sûr, la presse publique - qui était en même temps gouvernementale du fait du rétrécissement du paysage politique à un « parti unique » - a joué son rôle.

Le souci de laisser s’affirmer une littérature digne de ce nom, de ne pas la laisser se noyer dans la médiocrité de ce qui est vulgaire ou trop commun, était au rendez-vous. Malheureusement, cette presse publique est devenue de plus en plus gouvernementale et de moins en moins publique. Sa vocation à accompagner la création littéraire en particulier, et la création en général, est devenue secondaire au fil des ans.

Les ressources imparties se sont amenuisées. Les conditions de l’honnêteté, si elles n’ont pas complètement disparu, sont devenues aléatoires. Les allégeances se sont immiscées. Résultat de cette défection : des cercles d’amis se sont formés parmi les auteurs, qui prétendaient dire ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Mais, juges et parties, leur intérêt était bien davantage de défendre leurs membres que la vraie qualité de ce qui se publie…

Tout cela, ajouté depuis quelques années maintenant à l’offensive de l’Internet, plonge la création littéraire et intellectuelle dans une crise aiguë, et laisse un vide béant dans la mission de formation du goût général par le travail de l’homme de lettres… Un vide d’où s’exhale, en réalité, les acres puanteurs d’un mauvais goût dominant.

Vaines, dans ce contexte, sont les solutions individuelles. On ne sortira pas de l’ornière en cherchant à se tirer d’affaire en solo. On ne sortira pas de l’ornière sans une réflexion renouvelée sur le rôle que peut et que doit encore jouer la littérature à notre époque, ainsi que sur le soutien que doit y apporter une presse publique, quelle que soit la forme qu’elle prendra dans l’avenir… mais qui n’est certainement pas celle qu’elle présente aujourd’hui.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات