Comme l’ont montré North, Acemoglu, Robinson, ..., les trajectoires de croissance dépendent moins des politiques adoptées que des rapports de pouvoir qui conditionnent leur mise en œuvre. En Tunisie, tant que cet équilibre politico-économique ne sera pas surmonté, les réformes resteront symboliques plutôt que transformatrices.
J'articulerais mon propos autour des axes suivants:
(A) Le piège du développement : une économie à trois blocages
L’économie tunisienne est enfermée dans un système tripartite où chaque dimension nourrit les deux autres.
(I)Le piège de l’informalité
Plus de la moitié de l’activité économique échappe à la régulation, privant l’État de recettes et d’autorité. La fragilité des finances publiques limite les investissements dans l’éducation et les infrastructures, poussant à leur tour les travailleurs et entreprises vers l’informel; un cycle typique de "l’équilibre de bas niveau" décrit par Pritchett.
(II) L’érosion du capital humain.
Le sous-financement du système éducatif et sanitaire a affaibli la qualité du capital humain, décourageant l’investissement privé et l’innovation. Ce déficit de compétences entretient la faible productivité et consolide la domination du secteur informel. Ce qui fut jadis l’atout comparatif de la Tunisie est devenu un frein majeur à la croissance.
(III) La recherche de rente.
Le capitalisme de connivence (Rapport de la Banque mondiale : "La révolution inachevée") n’a pas disparu après 2011; il s’est décentralisé. Les élites politiques et économiques s’arrogent des rentes via les monopoles d’importation, les crédits subventionnés ou les marchés publics. Comme le rappelle Rodrik, l’obstacle central à la réforme n’est pas l’ignorance des solutions, mais leur coût politique.
(B) Le paradoxe tunisien de la réforme
La Tunisie produit des réformes ambitieuses, mais leur mise en œuvre échoue, filtrée par des institutions conçues pour préserver les privilèges. La Stratégie nationale pour l’économie circulaire (SNEC).
(I)Volontairement limitée pour éviter d’affronter les conglomérats proches du pouvoir ; les lois sur la responsabilité élargie des producteurs sont diluées en projets pilotes financés par des bailleurs.
(II) Vidée de substance institutionnelle ; les règles existent mais sont facilement contournées, reflétant un équilibre où les relations priment sur les normes.
(III) risque de ''zombification'' des politiques, célébrées dans les rapports mais inertes dans la pratique. Comme le soulignent Hausmann et Rodrik, ces réformes ''imitent la modernité'' sans transformer la structure productive.
(C) Transformer les cercles vicieux en cercles vertueux
Les approches classiques – axées sur la rédaction de politiques et le renforcement administratif – ne peuvent briser les incitations à la non-mise en œuvre. Une stratégie de réforme efficace doit agir sur les structures de rente, la formalisation ciblée et la redevabilité des bailleurs.
(I) Démanteler les rentes.
Identifier et supprimer publiquement quelques systèmes de rente manifestes (subventions énergétiques, monopoles d’importation, marchés publics) et réorienter les économies vers un Fonds de capital humain dédié à l’éducation, aux compétences numériques et à la santé. Ce transfert signalerait un passage des privilèges élitaires à une croissance inclusive.
(II) Formalisation ciblée et contrat social.
Offrir aux secteurs informels à fort potentiel (recyclage, micro-entrepreneuriat TIC) un régime fiscal simplifié et un accès à la sécurité sociale. Cela élargirait l’assiette fiscale et renforcerait la confiance dans l’État développeur.
(III) Conditionner l’aide internationale aux résultats d’exécution.
Les décaissements des bailleurs devraient dépendre non de l’adoption des lois, mais de leur application effective, notamment contre les intérêts captateurs. Ce glissement, du respect procédural vers des résultats politico-économiques vérifiables, renforcerait la crédibilité des réformes.
En définitive, la crise tunisienne est politique avant d’être technique. L’interdépendance entre travail informel, faiblesse du capital humain et captation de rentes a engendré un équilibre auto-entretenu qui neutralise toute réforme.
Persister dans les solutions technocratiques reviendrait à traiter une infection systémique par un remède cosmétique.
Rompre ce cercle vicieux suppose le courage de démanteler les rentes, un réinvestissement stratégique dans le capital humain, et un nouveau contrat social fondé sur la transparence, la responsabilité et l’égalité des chances.
Ce n’est qu’en passant d’une logique de performance politique à une transformation institutionnelle que la Tunisie pourra hisser une croissance inclusive et durable, longtemps promise !