Un frère, une fiction, une imposture

On connaît tous le phénomène du « frère du président ». Mais en Tunisie, on a plus fort : le frère du président-prophète, converti à la cause du pouvoir absolu qui s’improvise penseur géopolitique en chef et publie sur Facebook un petit opuscule d’autojustifications titré pompeusement : « 25 جويلية خيار وطني ضد التيار » « 25 juillet, le choix national contre le courant » .

Derrière ce titre de roman national mal traduit, un texte enflé, pontifiant, truffé de jargon critique. L’auteur, Naoufel Saied — frère du président Kaïs Saied — prétend nous livrer une analyse « structurante » du capitalisme mondial. En réalité, c’est une opération de camouflage rhétorique pour justifier l’injustifiable : le démantèlement méthodique de l’État de droit depuis le 25 juillet 2021, remaquillé en geste souverain sublime.

L’astuce est habile : on convoque Nancy Fraser, on sort trois termes de philo politique, on ajoute un soupçon d’anti-impérialisme, et hop ! Le coup d’État devient résistance nationale. Mais petit souci : Fraser défend la démocratie participative et les droits sociaux, pas la police politique et les procès kafkaïens. La détourner pour encenser un régime où l’on jette les opposants en prison, c’est un peu comme citer Rosa Luxemburg pour faire l’éloge du ministère de l’Intérieur.

Dans cette fresque familiale en plusieurs chapitres, le président devient à la fois Rousseau, De Gaulle et Solon, (l'un des sept Sages de la Grèce antique). On nous explique qu’il a sauvé la Tunisie de la guerre civile, rétabli l’autorité de l’État et entamé une régénération morale. Rien que ça. Bien sûr, pour cela, il fallait quelques sacrifices : supprimer la Constitution, cadenasser la presse, neutraliser la justice et gouverner par décrets. Des détails.

Ce qui est admirable dans le texte de Naoufel Saied, c’est sa capacité à effacer toute une décennie d’histoire sans un mot. Oubliés, les mouvements sociaux, les syndicats, les jeunes des régions oubliées, les femmes en lutte, les journalistes, les avocats… Remplacés par un « peuple » abstrait, à qui on prête une voix unique : celle du chef suprême.

Les partis ? Tous pourris. Le pluralisme ? Un gadget bourgeois. L’indépendance des institutions ? Une ruse occidentale. La seule démocratie valable, nous dit entre les lignes l’auteur, c’est celle qui consiste à obéir à l’homme providentiel.

Autre tour de magie : faire passer le droit international pour un complot du Nord global contre la glorieuse souveraineté du Sud. Et dans le même temps… signer des accords migratoires avec l’Union européenne, et mendier des financements à Paris et Rome et ailleurs.

C’est ce qu’on appelle une souveraineté sélective : intransigeante avec les libertés publiques, mais souple avec les créanciers.

Et le final ? Une apothéose : Kaïs Saied est qualifié de « courageux », « lucide », « historique »… Bref, un mélange de Nasser et Mandela. Quant à ceux qui osent critiquer le récit, ce sont bien sûr les agents du chaos, les nostalgiques de la corruption, ou les traîtres à la patrie.

Entre deux lignes, on comprend l’essentiel : soit tu adores Kaïs, soit tu veux livrer le pays au FMI en échange d’un cheeseburger.

Mais il y a un hic. Depuis 2021, la Tunisie va mal. Très mal. Inflation galopante, hôpitaux en ruine, chômage en hausse, exode des médecins, dérive judiciaire, désertification politique, isolement diplomatique… Ce n’est pas de la souveraineté, c’est de la décomposition masquée par des slogans.

Le texte de Naoufel Saied n’est donc pas une analyse. C’est une prière basse à genoux devant le pouvoir, un conte pour enfants crédule.

Face à cette fiction familiale, il faut rappeler quelques vérités simples :

• Le 25 juillet 2021 n’a pas sauvé la République, il l’a confisquée.

• Ce n’est pas un projet d’avenir, c’est la revanche du passé.

• Ce n’est pas de la pensée critique, c’est de la propagande familiale.

Car non, on ne reconstruit pas un pays en muselant ses citoyens.

Non, on ne restaure pas la souveraineté en détruisant la liberté.

Et non, la République n’a jamais été une affaire de famille.

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