Empire des exceptions – Gaza, Schmitt et les figures contemporaines du fascisme global [1]
Est souverain celui qui décide de l’état d’exception.
Carl Schmitt
Dante : de l’Enfer aux zones grises
Si Dante écrivait aujourd’hui sa Divine Comédie, il ne conduirait sans doute pas son pèlerin à travers les cercles de l’Enfer, mais dans les zones grises de la géopolitique mondiale : territoires assiégés, frontières militarisées, enclaves sous blocus.
Le voyageur ne descendrait plus pour sauver une âme mais pour comprendre comment et pourquoi certaines vies sont jugées indignes d’être vécues. Dans ce monde inversé, ce n’est plus Virgile qui le guiderait, mais Carl Schmitt, juriste de l’ombre, devenu l’interprète du réel. Car il ne s’agit plus de poésie salvatrice, mais de désignation souveraine : dire qui doit mourir, et pourquoi cela est acceptable.
Schmitt : l’architecte invisible de notre modernité
Carl Schmitt (1888–1985), juriste allemand et soutien du nazisme, demeure aujourd’hui une – pour ne pas dire la – figure spectrale de la pensée politique contemporaine. Théoricien de l’état d’exception et de la souveraineté comme pouvoir de suspension du droit, il a posé les fondements d’une gouvernance hors droit devenue paradigme global.
Sa thèse centrale est brutale : le politique commence là où l’on désigne un ennemi [2]. Il ne s’agit plus de contracter, de négocier, mais de trancher. L’essence du politique devient la séparation — du « nous » contre « eux ». Le droit n’est qu’un outil que l’on applique ou suspend à volonté. Or, ce modèle, essence du IIIe Reich, n’a pas disparu avec le monde contemporain, actuel : il a muté, s’est technicisé, dé-idéologisé – ou idéologisé dans une réactualisation inflationniste de vieilles idéologies –, s’est infiltré dans les formes managériales du pouvoir.
Gaza, ou la topologie de la punition
Gaza n’est pas une anomalie. C’est un dispositif schmittien pleinement accompli. Une enclave sous contrôle total, où l’État d’Israël décide qui entre, qui sort, qui vit, qui meurt. Le droit humanitaire y est suspendu au nom de la sécurité ; les lois, redéfinies par la guerre permanente.
Ce territoire évoque à la fois le camp d’Agamben [3] — lieu où le droit est suspendu et où l’homme nu devient simple corps à gérer — et le château de Silling de Sade [4], espace sadique d’administration bureaucratique de la douleur et de la variation à l’infini de la souffrance. Les bombes y portent des noms charmants, les enfants y sont comptés silencieusement, et le monde, spectateur, devient complice par son silence. Gaza est devenu un espace cynégétique – une garenne [5].
Gaza est Schmitt mis en acte. Non pas en métaphore, mais dans le réel brut de la guerre moderne.
Trumpisme, ou le fascisme-spectacle
Aux États-Unis, la politique migratoire de Donald Trump a constitué une mise en scène de la souveraineté dans sa forme la plus crue. Le migrant y devient ennemi ontologique : figure du chaos, de la menace existentielle, prétexte à l’affirmation d’un pouvoir viriliste et racial, dans la plus pure logique gobineauéenne [6].
La séparation des enfants, les camps, les murs : il ne s’agit pas de résoudre un problème, mais de le théâtraliser – le show-biz en permanence, une logique de zoo humain. C’est un pouvoir qui jouit de sa propre cruauté, qui fait de la douleur une forme de communication politique.
On assiste là à un fascisme 2.0, pas uniquement idéologique, mais aussi et surtout affectif, transformé en contenu viral [7]. Ce n’est plus Mussolini ou Hitler, mais une célébrité algorithmique ; en plus de la glorification et le culte d’un peuple mythologisé – MAGA –, c’est aussi celui du clic, du tweet et du post.
Sud global, ou état d’exception permanent
Mais Gaza et les États-Unis ne sont que deux extrémités d’un spectre plus vaste : celui du traitement postcolonial, néolibéral et sécuritaire des pays du Sud global. L’Occident entretient avec ces régions un rapport schmittien : il y administre des exceptions sans réciprocité à travers des exceptions économiques (dette, FMI, ajustements structurels), des exceptions sanitaires (vaccins différés, quarantaines sélectives), ou encore des exceptions migratoires (Frontex, ICE, hot spots, centres de rétention).
Le corps du « sujet périphérique » devient une variable logistique : à gérer, déplacer, exploiter, jamais à reconnaître [8].
L’esthétique grise du fascisme contemporain
Contrairement aux fascismes historiques, celui du XXIe siècle est désenchanté. Moins de croix gammées ou de discours incendiaires. Il est plutôt gris, technocratique, managérial.
Les drones remplacent les tanks ; les tableaux Excel, les uniformes. La brutalité est déléguée aux algorithmes. L’exception devient une procédure administrative : raisonnable, légitime, « efficace ». C’est le fascisme qui murmure, non celui qui crie.
Pour une politique de la contre-parole
Refuser Schmitt aujourd’hui, ce n’est pas un geste abstrait. C’est refuser le récit sécuritaire comme fondement du politique, refuser l’idée qu’un « nous » doive survivre au prix d’un « eux ».
Cela implique de redonner une valeur pleine à la parole des vies rendues muettes, de reconstituer un droit réellement universel, non ajusté à la géométrie coloniale.
Ce refus est autant juridique que poétique, autant philosophique qu’existentiel. C’est une lutte pour réinsuffler de la dignité là où l’exception tend à l’écraser.
Écrire contre l’exception
Écrire, c’est résister. Nommer l’exception, c’est l’empêcher de devenir norme. C’est jeter des pierres contre les tours abstraites du pouvoir : bureaucraties aveugles, gouvernements algorithmiques, narrations toxiques.
À Gaza, dans les camps, dans les forêts frontalières, l’état d’exception est l’atmosphère même. Mais les mots — même réduits — peuvent encore servir de refuge, de cri, de contre-ritournelle face au chœur dominant.
Et pourtant, il faut continuer à écrire. Non pour rivaliser avec l’horreur, mais pour la nommer, la baliser, en conserver la mémoire active. C’est là, peut-être, le dernier lieu du politique : dans ce que nous choisissons de ne pas taire.
Le réel a rattrapé la fiction
On a longtemps accusé la littérature d’exagération : Sade pour sa cruauté, Dante pour sa théologie punitive, Frankétienne [9] pour ses visions d’apocalypse. Mais aujourd’hui, le réel excède la fiction. Non pas par une hyperbole, mais par la banalisation de l’impensable.
Nous vivons dans un monde où les drones frappent sans voix, où les enfants meurent sans noms, où les frontières sont des charniers bureaucratiques. Carl Schmitt, mort depuis des décennies, parle encore à travers les discours sécuritaires, les politiques d’exception, les lois votées au nom du danger, les camps où la normalité du droit s’efface.
Le réalisme est devenu un régime de terreur. Les images documentaires sont plus terrifiantes que les montages fictionnels. Et les penseurs critiques, de Benjamin à Arendt, de Butler à Mbembe, trouvent une actualité tragique dans chaque pan de cette géographie politique du sacrifice.
Face à cela, il ne s’agit plus de s’émerveiller devant la puissance de la littérature, mais de la convoquer comme force d’élucidation, de dévoilement, d’écart. Il ne s’agit plus de dire que la réalité dépasse la fiction, mais de constater que la fiction ne suffit plus à dire le réel.
Notes
[1] Ce texte, qui s’inscrit dans un plus large projet, est le résultat d’une conversation avec ChatGPT, autrement dit, il a été généré pour l’essentiel par cette IA. Donc le fruit ou la synthèse de divers « prompts ».
[2] Carl Schmitt, La Notion de politique, trad. Julien Freund, Calmann-Lévy, 1972.
[3] Giorgio Agamben, Homo Sacer : Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997.
[4] Sade, Les 120 Journées de Sodome, écrit en 1785.
[5] Cf. Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), Gallimard, 1952.
[6] Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, 1855.
[7] Jason Stanley, How Fascism Works : The Politics of Us and Them, Random House, 2018.
[8] Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rusch, Le Cerf, 2000 ; La Réification : Petit traité de théorie critique, trad. Stéphane Haber, Gallimard, « NRF Essais », 2007.
[9] Frankétienne, Dezafi, Fardin, 1975 ; Ultravocal (1972), Gallimard, 2020.