Bis... Le silence des mathématiques, la myopie d’une nation.

Il est des silences qui reposent, et d’autres qui trahissent une démission. Le recul de l’intérêt aux mathématiques en Tunisie n’est pas un simple accident scolaire. C’est un symptôme profond d’un désarrimage entre une société et ses instruments de lucidité.

Lorsqu’une nation relègue les mathématiques à la marge, elle ne tourne pas le dos à une matière abstraite, mais à un mode de présence au monde ; un monde rigoureux, structuré, anticipateur.

Ce renoncement, feutré mais massif, signale une myopie collective. Les mathématiques ne sont en fait pas l’affaire d’une élite. Comme ''bien public’’, elles sont un langage de souveraineté, une grammaire de l’universel. Elles ne disent pas seulement ''le vrai'', mais elles configurent l’espace du pensable, elles tissent une architecture de sens entre l’esprit et le monde. Leur effacement, au cœur du système scolaire, n’appauvrit pas seulement la pensée, mais la possibilité même de penser avec rigueur.

De Descartes à Kant, nombre de grands penseurs ont vu dans la concordance entre les lois de l’esprit et celles de la nature une harmonie fondatrice. C’est que le réel serait intelligible parce que l’intellect est fait pour l’intelligibilité. Par ailleurs, les empiristes, puis les logiciens du Cercle de Vienne, ont inversé cette lecture pour dire que l’ordre du monde serait en grande partie une construction de la raison, façonnée par nos langages logiques. Mais tous s’accordent sur un point culminant, a savoir que les mathématiques sont l’interface entre le regard et le réel. Les reléguer, c’est distendre ce lien fragile entre ce que nous pensons et ce que nous comprenons.

En Tunisie, il est de notoriété publique que la part des bacheliers en section mathématique est devenue infime. Ce repli n’est pas uniquement le fruit d’un désintérêt générationnel, mais aussi - et entre autres- le résultat d’un système d’orientation fondé sur l’échec, qui trie en éliminant, et non en révélant les possibles.

Loin de promouvoir les intelligences, on les classe en silence, dans un geste d’abandon pédagogique. Il ne s’agit pas ici d’opposer les mathématiques aux sciences humaines, car penser les formes n’a de sens qu’en pensant les finalités.

À cet effet, Bourdieu nous a appris que les dominations symboliques se nichent dans les hiérarchies disciplinaires. Mais trois fictions doivent être combattues :

(1) Croire que cette désaffection est anodine, c’est ignorer la fonction stratégique de l’État, - quel qu’il soit- qui concentre la force de la société,

(2) croire que l’économie peut se penser sans langage formel, c’est dissoudre l’analyse dans l’émotion et s'évader du contexte historicisé du vécu,

(3) croire enfin que l’enseignement ne peut survivre, voire exister, sans rétroaction, c’est confondre la définition fonctionnelle et celle systémique de l'existant.

Wittgenstein (figure emblématique du Cercle de Vienne) écrivait que les limites de notre langage sont les limites de notre monde. Une société qui perd le langage mathématique s’expose à l’aphasie conceptuelle. Elle ne sait plus modéliser, comparer, projeter.

Enfin, réhabiliter les mathématiques, ce n’est pas ériger un temple abstrait. C’est redonner à la pensée sa force de levier, sa puissance d’action. C’est rouvrir les marges du possible, là où se dessinent encore les avenirs viables.

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