En 2025, lorsque la filière Mathématiques ne représente plus que 5,4 % des candidats au baccalauréat, se dessine non seulement la fin d’une passion pour l’abstraction, mais aussi l’amorce d’une crise intellectuelle dont l’ombre menace l’avenir scientifique de la Tunisie.
(1) Les racines d’une désaffection mathématique:*
En 2018, la filière Mathématiques rassemblait encore quelque 7 % des candidats au baccalauréat tunisien. En 2025, cette proportion n’est plus que de 5,4 %. Ce déclin croissant ne doit rien au hasard. Il traduit une mutation profonde des aspirations lycéennes, tantôt nourrie par la quête d’un sens existentiel, tantôt asséchée par le manque de perspectives tangibles.
A l’instar des vents de rébellion qui, en mai 1968 ou lors de la “déchirure sociale” des années 1980 en France, avaient détourné une partie de la jeunesse vers les lettres et la philosophie, nos élèves se tournent aujourd’hui vers les humanités, ou ce qui est convenu d'appeler Sciences molles. Ils y cherchent en fait un espace pour questionner l’individu, la société, le temps présent ; tout ce que l’abstraction mathématique, perçue comme aride et coupée du quotidien, ne leur offre plus.
Aux raisons idéologiques s’ajoute la crainte d’un horizon professionnel incertain. En effet, longtemps le bachelier Mathématiques incarnait un passeport vers une école d’ingénieurs, puis vers un métier stable et souvent prestigieux. À présent, la fonction publique se contracte, la concurrence internationale pour les filières d’excellence s’intensifie, et les passerelles vers des secteurs innovants manquent de clarté.
Choisir Mathématiques revient à accepter un parcours ardu : classes préparatoires, concours, études d'ingénieur, sans la moindre garantie d’un retour sur investissement rapide. A l’inverse, les filières Économie et Gestion ou Sciences expérimentales apparaissent plus “sécurisées” et plus adaptées aux attentes familiales, pragmatiques et économiquement orientées.
Enfin, l’absence de mise à jour des programmes, inchangés depuis plusieurs décennies, laisse les élèves face à un enseignement hérité d’une autre époque, quand le champ des données massives, de la cryptographie ou de l’intelligence artificielle n’existait pas. À cela s’ajoute la tentation toujours croissante des cours particuliers de dernière minute, qui remplacent le travail régulier par des séances intensives à deux semaines du bac.
Ainsi, la filière Math devient un exploit à “antidater” plutôt qu’un apprentissage progressif. L’influence délétère des jeux vidéo et des tutoriels en ligne achève de creuser l’écart entre la patience requise pour saisir l’essence d’un problème mathématique et l’esprit d’immédiateté qui imprègne la génération numérique.
(2) Les enjeux d’un appauvrissement intellectuel et technique:
Lorsque la part des “matheux” faiblit, c’est une part de la rigueur, de l’esprit critique et de l’imagination abstraite qui se dissipe. À court terme, la Tunisie voit s’amenuiser son vivier d’ingénieurs doués pour la modélisation, la recherche expérimentale et la résolution de problèmes complexes. Ceux-là même qui alimentaient autrefois les bancs de l’INSAT, de l’ENIT ou de Sup’Com. Or, en abolissant la force de cet “ascenseur social”, le pays s’expose à un déficit de compétences dans des domaines cruciaux tels que les télécommunications, les énergies renouvelables, la cryptographie, le "data science" .
Sur un plan plus subtil, c’est l’équilibre intellectuel de la nation qui se trouve menacé. Autrefois, l’apprentissage intensif des mathématiques formait un terreau de pensée rigoureuse ; aujourd’hui, la montée de l’individualisme subjectif, où chacun construit sa vérité émotionnelle, fragilise la capacité collective à débattre avec clarté, à fonder des décisions sur des démonstrations solides. Ce relativisme savamment installé éloigne la Tunisie de son potentiel d’innovation, car les algorithmes, modèles économiques et technologies de pointe se bâtissent sur la maîtrise des structures abstraites.
En définitive, sacrifier la filière Mathématiques, c’est accepter la perte d’un trésor intellectuel et stratégique" celui qui permettait, depuis des générations, de forger ingénieurs, chercheurs et enseignants triés sur le volet. À moins d’insuffler une nouvelle vie au programme, en y intégrant la data science, l’algorithmie contemporaine et un suivi pédagogique soutenu, et de redonner aux Mathématiques leur statut d’outil d’émancipation, la Tunisie s’exposera à une raréfaction durable des talents capables de “penser par abstraction”, d’inventer et de bâtir l’avenir.
Le mathématicien qui disparaît du lycée d’aujourd’hui est peut-être l’ingénieur manquant au chantier national de demain.