Dialogues éphémères : Le temps des grands effondrements

Nous vivons aujourd’hui un certain retour du religieux et, dans le même temps, la fin des systèmes de croyances… Une fin dont on ne mesure pas toujours les retombées, y compris et en particulier du point de vue de l’équilibre mental des gens. Nietzsche nous a laissé sur le sujet quelques propos à méditer. Voilà à peu près ce sur quoi a tourné cette quatrième rencontre qui, comme les précédentes, réunit le philosophe, le poète et le médecin.

Ph : Nous voilà à nouveau réunis. Je me réjouis de cette fidélité, qui est féconde. Nous sommes désormais dans le vif de l’automne : je le vois à notre façon de nous habiller, qui a changé. Et j’espère que nous traverserons les autres saisons de la même manière.

Md : Ces rencontres dureront, je crois, parce qu’elles ne sont pas de simples échanges sur des questions diverses. Il y est aussi question de nous. Le fil qui nous guide, et dont un bout remonte en amont à notre ancienne amitié, nous pousse de l’autre côté sur des chemins où nous nous révélons à nous-mêmes. Comme dans tout jeu de libre parole où il est question de l’essentiel.

Po : Est-ce que cette découverte de soi survient d’après toi lorsque, comme nous l’avons fait, nous nous demandons pourquoi la tragédie a été absente de la tradition littéraire arabe ?

Md : La question, nous ne l’abordons pas en savants. S’y exprime une revendication, qui est de renouer avec l’expérience du tragique, en tant qu’expérience fondamentalement humaine. Nous ne pouvons pas connaître l’autre en dehors du monde de ses angoisses. Or c’est en allant vers l’autre, à la rencontre de ce qu’il est, que nous nous connaissons nous-mêmes. Par ailleurs, en portant pareille revendication, nous nous déclarons nous-mêmes comme des êtres qui avons pleinement part à cette sourde terreur du gouffre, quand se trouve supprimé tout ce qui fait diversion à la vérité de notre destinée.

Po : Ce qui ressort de nos discussions passées, c’est aussi que c’est à travers l’expérience du tragique que prend naissance, dans l’âme de l’homme, quelque chose comme une espérance : un regard venant d’en haut, une voix qui répond.

Ph : Oui, c’est même sur cette espérance —fille du tragique— que sont construites ensuite ce qu’on pourrait appeler, sans aucun sens péjoratif, des « fictions religieuses ». Lesquelles fictions peuvent cependant devenir des idéologies, avec leurs dogmes. Et c’est sans doute à cela qu’il faut imputer l’origine des croyances religieuses qui, elles, ont évacué l’expérience tragique de l’homme en statuant de façon autoritaire sur la question de sa destinée après la mort. Nous sommes très concernés par ce phénomène, bien sûr.

Md : Tout à fait. La question que je posais d’ailleurs à ce sujet est de savoir au prix de quelles crises psychologiques l’homme de notre culture allait pouvoir renouer avec la dimension tragique de son existence, dès lors que sa pensée s’est laissé marquer profondément par le système des croyances. Mais il y a une objection à laquelle il faut faire droit, je suppose. Car on a vu l’apparition chez nous de formes d’athéisme —qu’elles soient virulentes et militantes dans leur version marxiste ou qu’elles soient prudentes et plus discrètes dans leur version rationaliste ou positiviste—, sans que se manifestent les signes de ces crises… Ce qui pourrait laisser penser que le passage d’une conception de l’existence à l’autre peut s’accomplir sans encombre.

Ph : Le texte de Nietzsche où il parle pour la première fois de la « mort de Dieu » comporte des éléments de réponse à cette absence de crise. Le texte se trouve dans le Gai Savoir, au paragraphe 125, qui est intitulé « L’insensé ». Pourquoi « L’insensé » ? Parce que c’est le personnage par la bouche de qui Nietzsche annonce la nouvelle. Or, du point de vue de ce personnage, ce sont les gens qui ne croient pas en Dieu qui ont « assassiné » Dieu. Voyons voir si je retrouve le texte sur Internet… Voilà. C’est l’insensé qui parle : « Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon ? Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché la terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ?» L’insensé dévoile le sens véritable de l’acte du meurtre de Dieu, qui échappe à la conscience des gens qui l’entourent.

Mais, voyant que les gens autour de lui ne comprennent pas ce qu’il leur dit : «Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné… Et pourtant c’est eux qui l’ont accompli !»

On notera qu’il y a une consonance chrétienne à ce texte. Je trouve qu’il évoque assez l’épisode de la crucifixion du Christ. Les évangiles parlent de ténèbres sur toute la terre et du soleil qui s’obscurcit, au moment de la mort de Jésus sur la croix. On oublie parfois que Nietzsche est le fils d’un pasteur. Mais ce qu’il faut retenir ici, c’est l’idée que ceux-là même qui ont accompli l’acte continuent, et pour longtemps, de vivre comme si cet acte n’avait jamais été accompli : la nouvelle ne leur en parvient pas. Et si on leur en parle, ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit.

A vrai dire, au décalage chronologique entre le moment de l’action et celui de la pleine intelligence de ce qu’elle implique correspond, du côté de ceux qui ont accompli l’action, une résistance psychologique à la compréhension. Or parmi les conduites de dénégation ou de résistance, il y a l’engagement de l’homme moderne dans des religions de substitution, dans des utopies politico-économiques qui représentent une forme sécularisée et « mondanisée », comme disent les philosophes, de l’ancienne représentation religieuse —ou « eschatologique » — du monde, avec l’horizon de son au-delà.

Je veux dire par là que c’est en croyant avec ferveur au progrès par quoi le paradis descendrait sur terre, en vouant un culte au « développement », en soutenant éperdument l’aventure technologique, que l’on se maintient dans un état de diversion par rapport au vide du monde sans Dieu. Le texte de Nietzsche dit encore : « N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? … » Il faut être un « insensé » pour comprendre ce qui s’est produit : l’insensé voit ce que nous ne voyons pas !

Et c’est pourquoi l’athéisme, chez nous comme ailleurs, peut se présenter dans un premier temps comme un événement historique particulièrement banal. Une simple affaire d’opinions. Mais, dans un second temps, et seulement alors, avec l’effondrement progressif du système des croyances, avec l’effritement aussi du ciment religieux de la société, les crises psychologiques apparaissent… En l’absence d’une culture tragique, l’expérience du gouffre est celle d’une terreur pure qui provoque des conduites de repli et de l’agressivité. On commence à en voir les signes avant-coureurs chez nous, à la faveur du contexte politique. Si on ne prépare pas le terrain dès à présent, on peut craindre, à terme, une multiplication des cas de réactions pathologiques : des névroses et des psychoses.

Md : Cette approche des maladies mentales à partir d’événements métaphysiques est inhabituelle. Mais elle est pertinente parce qu’elle fait signe vers une transformation des conditions générales de l’apparition de la maladie, qu’elle pose le problème de la préparation à l’épidémie et qu’elle pousse à envisager des stratégies thérapeutiques préventives.

Po : Peut-être faudrait-il se faire une idée plus précise de ce que c’est, d’une façon générale, qu’une approche thérapeutique dans ce domaine. Je viens de lire un livre de Nerval qui a suscité chez moi beaucoup d’interrogations : Aurélia. Mais je voudrais revenir à Nietzsche : son texte est très éclairant. Je note aussi que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il a l’air de déplorer la « mort de Dieu », loin de s’en réjouir. Mais il prend acte de l’événement, lui, là où le commun des hommes ne comprend pas ce qui s’est passé. Cela dit, est-ce qu’il n’y a pas une certaine radicalité ? Devons-nous être nietzschéens dans notre lecture du monde moderne ? Nous assistons aujourd’hui à un retour du religieux : est-ce que c’est nécessairement à mettre au compte d’une « résistance psychologique » face au vertige du monde sans Dieu, ou est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de nouveau qui se fait jour dans l’expérience religieuse de l’homme ?

Ph : Il ne fait pas de doute, de mon point de vue, que le retour du religieux dont on parle est largement lié au phénomène de la résistance. Maintenant, est-ce qu’il s’y résume, c’est là qu’on ne saurait être aussi affirmatif. Et s’il y a une spiritualité nouvelle qui a échappé à l’œil prophétique de Nietzsche, il faut assurément suivre la chose avec prudence, mais aussi avec beaucoup d’attention et d’intérêt. Beaucoup de courants religieux, en islam comme dans les autres religions, se présentent, c’est vrai, dans des habits neufs mais en traînant avec eux le même bric-à-brac des anciennes croyances et des anciens dogmes.

Or on ne peut prendre prétexte de cela pour décréter que toutes les manifestations religieuses sont, sans exception, dans une logique de mensonge. Il appartient au contraire à l’intellectuel en général de s’interroger sur la signification d’un renouveau religieux aujourd’hui, et sur les conditions de son authenticité. Et, éventuellement, d’accompagner le mouvement de son apparition pour autant qu’il y perçoive les attributs de cette authenticité. Mais, dans tous les cas de figure, une culture tragique est désormais une urgence. Car s’il est un critère essentiel de ce renouveau, c’est celui d’une religion qui ne coupe plus l’homme de la conscience tragique de son existence. Les religions qui endorment l’esprit critique de l’homme ont vécu !

Po : Oui… L’autre urgence est de faire face, comme nous le disions, à la vague des crises psychologiques qui s’annonce en raison de ce que nous avons appelé « l’effondrement des systèmes de croyances ». Or, à ce propos, je me demande si le phénomène des maladies mentales n’est pas considérablement aggravé par le fait que les pathologies sont traitées de façon maladroite. Il y a une longue histoire d’erreurs macabres en matière d’approche des maladies de l’âme : comme si l’homme demeurait largement dans l’embarras sur ce terrain. Les initiatives heureuses et généreuses sont noyées dans une accumulation de pratiques sinistres. D’où ma question, que je posais à l’instant : qu’est-ce, au juste, qu’une approche thérapeutique face au mal psychique ?

Ph : Le problème comporte à mon avis une double difficulté, car on a besoin d’une conception claire de ce qu’est la santé mentale, alors qu’il n’est pas si facile de s’entendre là-dessus et, d’un autre côté, on a besoin de médecins qui sachent aller à la rencontre de leurs malades dans l’univers clos qui est le leur. C’est ce qu’une psychanalyste —Gisela Pankow— appelait la « descente aux enfers ».

La première difficulté est du ressort des philosophes, tandis que la seconde est du ressort des médecins, bien que des collaborations soient souhaitables. Et nous avons vu comment, en France par exemple, des paires comme Gilles Deleuze et Félix Guattari ont pu travailler ensemble sur ces questions pendant longtemps. La philosophie d’aujourd’hui qui se respecte ne peut pas passer à côté de la question de la maladie mentale. Ce n’est pas quitter son territoire que de faire cela, car on ne peut réfléchir sur le « moi » sans réfléchir sur ses fissures.

Md : La psychiatrie continue de s’abriter de nos jours derrière des approches médicamenteuses qui la dispensent de la « descente aux enfers ». En Tunisie, nous essayons, tant bien que mal, de suivre ce qui se dit sur le plan théorique à l’échelle mondiale. Mais, sur le terrain, il y a une grande part d’improvisation. De fatalisme aussi. On fonctionne à l’instinct, tout en restant assez timorés et en essayant seulement de ne pas retomber dans des méthodes qui ont fait l’unanimité contre elles au sein des organisations psychiatriques et psychanalytiques. Ça ne fait pas, bien sûr, une vraie stratégie thérapeutique, ni préventive ni curative.

Po : Voilà un beau chantier qui pourra nous occuper les prochaines semaines, si Dieu le veut… J’ai évoqué il y a un instant ce texte de Nerval que j’ai lu il n’y a pas longtemps et dans lequel j’ai trouvé une idée que je souhaitais vous soumettre. Nerval indique au début de son texte qu’il va essayer de « transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans les mystères de mon esprit ». Et il ajoute immédiatement cette précision : «et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant.

Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies… » L’écrivain a connu une crise psychique, pour laquelle il a été interné et dont il dit à la fin qu’il l’a dépassée. Mais on sait que l’écriture d’Aurélia précède de très peu sa mort, à propos de laquelle on parle de suicide. Il reste une part d’ombre à ce sujet. Bien sûr, ça suggère que cette impression de puissance qu’il a éprouvée dans son état de folie était tout à fait illusoire. Mais je me demande malgré tout s’il n’avait pas raison quelque part. Et si c’est le cas, est-ce qu’il n’y a pas des conséquences à en tirer du point de vue de nos conceptions en matière de thérapies ?

Ph : Certainement. La littérature ancienne apporte à ce dossier un élément de poids, puisque Platon, dans le Phèdre, parle d’une folie qui guérit. Non pas d’elle-même, mais de façon agissante : elle guérit la maladie d’autrui. Tout guérisseur véritable, nous dit Platon, a en lui une part de folie. La folie est donc à la fois le mal et ce qui guérit le mal. C’est une ambivalence lourde ! Et Nietzsche qui, on vient de le voir, donne à son personnage le nom d’insensé joue lui-même sur cette ambivalence en lui attribuant le rôle de celui qui éclaire les hommes sur leur propre réalité.

Ce qui veut bien dire que les psychiatres qui parlent aujourd’hui de « descente aux enfers » n’ont pas complètement innové ! Il y a eu, avant la « descente aux enfers », une « résidence dans les enfers », si je puis dire. Mais dire qu’il y a une folie du guérisseur renvoie en effet à une dimension positive et féconde de la folie, qui rejoint l’affirmation de Nerval, et qui oblige à reconsidérer les approches thérapeutiques…

Que nous dit le fou ? Et si, en même temps qu’il demandait notre aide dans le naufrage qu’il vit, il avait aussi une aide à nous apporter à nous ! Et, donc, que sa délivrance elle-même n’était pas étrangère à la possibilité de notre propre délivrance : que nous le sortions de son impasse et, dans le même temps, que nous sachions recueillir le message salutaire qu’il cherche à nous faire parvenir. Disons que c’est une piste de réflexion.

Md : Oui, une piste. Soyons prudents ! La base de l’approche thérapeutique reste la possibilité donnée au patient de répéter le moment traumatique à partir duquel s’est enclenchée cette sorte de ratage de son existence. Ratage qui joue le rôle de nœud coulant : plus on cherche à s’en dégager, plus fortement on en est prisonnier. Jusqu’à l’asphyxie !

Ph : Restons-en là pour aujourd’hui. La sagesse veut que nous gardions à nos échanges le tempo d’une respiration. Ainsi, ils dureront autant que nous respirerons !

Po : Bien parlé !

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